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Comment faire l’Europe sans succomber au jacobinisme de Bruxelles ?
mercredi 2 avril 2008
La thèse qu’il soutient est que les grands objectifs et principes des traités européens ne peuvent être atteints que si la diversification institutionnelle, la diversification administrative, la diversification des procédures et des hiérarchies normatives sont respectées et voulues. Constatant que "l’Union européenne tend à reproduire le modèle jacobin français", il présente un certain nombre de propositions conçues pour assurer et garantir la mise en oeuvre de ce principe de diversité.
Ce texte est la transcription d’une conférence donnée à l’Institut Euro 92 au mois de novembre 1999. Dense et complexe, s’écartant résolument des approches qui réduisent le problème européen à un débat théorique entre formules classiques de droit constitutionnel (fédération, confédération, association...), il nous propose une lecture nouvelle et enrichissante qui rompt avec la langue de bois traditionnelle dont la plupart des hommes politiques ne savent malheureusement plus guère s’échapper.
Henri LEPAGE
Introduction
Nous constatons l’échec de la dernière conférence intergouvernementale consacrée aux orientations à donner à l’organisation institutionnelle de l’Europe. Elle paraît au point mort et comme paralysée. Elle bute sur deux obstacles : le projet d’un élargissement de l’Union aux états candidats et celui concomitant de l’approfondissement des compétences de l’Union.
Sur ces deux points, les Etats fondateurs, les plus influents, n’ont pas les mêmes conceptions. Tels des cristaux liquides, ils ne parviennent pas à s’assembler pour former une image compréhensible. Nous ne choisissons pas la direction à prendre. Ce n’est pas fortuit.
Nous avons en effet eu le tort d’aborder la construction européenne comme un simple problème institutionnel, un problème de droit public isolable de l’existence et de l’action de ces autres institutions que sont en Europe les Etats et les collectivités territoriales infranationales. Ces institutions, dépositaires de souveraineté, ont un rôle politique. Ancrées dans le coeur et l’histoire des nations et très différentes d’un Etat à l’autre, elles sont toutes exposées à l’incidence des traités européens et des politiques européennes.
Sans que nous nous en apercevions, ou y prêtions attention, ces traités et les politiques qui en découlent remettent en cause l’ordre interne des Etats, leurs relations bi ou multilatérales sans nécessité évidente. Il est nécessaire d’y être attentif et de ne pas centrer toute la réflexion sur la recherche de l’organisation des seuls pouvoirs supranationaux issus des traités européens. L’Europe ne peut se construire comme un velum tendu au-dessus de la masse inorganisée de ses habitants et sans prendre appui sur des murs porteurs. Ces murs ce sont les Etats. Ils sont d’inégale portance.
Les chefs d’Etat, au moins ceux des Etats fondateurs des premières "Europes", rêvent encore d’abriter les européens sous un tel velum. Ils feignent de croire que les traités ne suscitent pas de problèmes alors que ceux-ci sont de plus en plus complexes. Chacun perçoit des dysfonctionnements grandissants dans l’organisation et le fonctionnement internes de chacun des Etats membres. Sont négligées, entre autres, les relations particulières que quelques Etats entretiennent avec d’autres Etats sur d’autres continents, avec d’autres organisations inter ou supranationales. Les promoteurs de l’Europe se trouvent confrontés aux problèmes qui en résultent et espèrent que l’intégration des Etats dans une entité supranationale les résoudra d’elle-même. Ces problèmes diffèrent d’un Etat à l’autre et ils pèsent sur les rapports entre les institutions européennes, les Etats et les nations.
Les traités de Maastricht et d’Amsterdam, les traités institutionnels, diffèrent profondément des premiers traités européens, les traités communautaires. Les deux derniers ont vocation à instaurer non plus une communauté d’Etats assurant le fonctionnement régulier d’un marché intégré et concurrentiel, mais un Etat européen inspiré des modèles fédéraux ou confédéraux, les Etats membres unitaires étant soumis au même dispositif institutionnel que les autres. Cela ne va pas de soi. Cet Etat européen non seulement devrait promouvoir le développement économique et social dans le cadre d’une économie de marché mais disposer désormais d’attributions régaliennes jusqu’ici réservées aux Etats-nations. C’est ce à quoi tend le projet de l’approfondissement.
Organiser une communauté d’Etats encore souverains, au moins sur le plan constitutionnel, pour dynamiser un marché commun, lui donner ses normes et règles de fonctionnement ne met pas les Etats membres en porte-à-faux, sauf si quelques-uns, et c’est leur droit, considèrent que consentir à l’existence d’un marché commun libéral équivaut à un changement de régime politique national, que ce changement conduit à la régression les nations adeptes de l’économie administrée. Certains Etats membres et d’autres candidats à l’entrée dans l’Union regardent encore de ce côté.
Il est bien clair que les gouvernements qui partagent cette conviction se mettent en contradiction avec les traités qu’ils sont obligés d’appliquer tels quels tant qu’ils ne sont ni modifiés ni abrogés. En revanche, organiser une autorité européenne, quel qu’en soit le titre, qui prétend assumer des pouvoirs d’ordre constitutionnel et régalien, ceux relatifs à l’organisation et au fonctionnement des pouvoirs publics de chacun des Etats, leurs relations avec d’autres Etats non membres, c’est faire l’impasse sur le fait qu’existent des institutions et des principes constitutionnels qui ne sont pas a priori compatibles avec l’état constitutionnel qu’ instaureraient les derniers traités.
La plupart de ces institutions sont en charge de la production de normes juridiques, de leur application à l’action des personnes singulières et à la conduite des politiques publiques sans que la somme des actes qui en résultent s’écartent des objectifs des traités. Ce n’est pas parce que les cheminements sont différents que pour autant ils ne mènent pas aussi au même but. Il a été fait abstraction de cette réalité et le parti a été pris de poser la toiture, de tendre le velum sans tenir compte des constructions intermédiaires ou supérieures.
Cependant les promoteurs de la construction européenne se disent guidés par le principe de subsidiarité. Ne devrait-il pas au contraire légitimer l’existence et parfaire le rôle des institutions intermédiaires ? Le parti a été pris de résoudre les problèmes qui se posent en Europe selon une approche supranationale, une spéculation sur l’extinction des structures nationales antérieures de caractère tant politique qu’administratif Les échéances de l’élargissement et de l’approfondissement surgissant en même temps, nous sommes arrivés à un carrefour d’incertitudes au terme d’un chemin encombré de contradictions. Il faudra choisir.
Nous découvrons que le projet qu’avait conçu Jean Monet de donner vie à une société politique nouvelle, non pas par des constructions constitutionnelles mais du simple fait du fonctionnement d’une économie intégrée réglée par les principes libéraux inspirés de la seule expérience américaine de la lutte antitrust, n’a pas abouti. De lui-même le marché commun intégré n’a pas généré des institutions politiques nouvelles ni même suscité une société civile qui se serait émancipée des caractères nationaux et éloignée du régime politique qui la régit dans chacun des Etats. Au contraire, elles s’y cramponnent.
Les dernières élections européennes montrent que les peuples européens sont attachés à l’idée européenne mais en même temps hostiles à la perspective de disparaître en tant que nations. Et particulièrement les nations européennes à vocation mondiale, celles qui sont à l’origine des anciens empires dits coloniaux. En raison de l’héritage de l’histoire, ces nations ont une dimension qui déborde du cadre de l’Europe et elles ne veulent pas se laisser enfermées dans un provincialisme européen. La francophonie, par exemple, ne peut plus se concevoir comme une simple académie littéraire, le musée vivant de la langue française à l’usage d’élites intellectuelles indifférentes au sort des nations et des Etats que nous avons contribué à faire naître et prospérer dans notre sillage, dans notre cadre constitutionnel, selon nos principes juridiques et règles d’administration.
Il faut prendre le problème de la construction européenne comme un problème qui concerne l’ensemble des institutions politiques existant en Europe, la répartition des pouvoirs qui les caractérise, les principes qu’elles suivent et dont l’énoncé ne tient pas dans les alternatives entre supranationalité, fédération, confédération, association, tous ingrédients du droit public que nous enseignent d’éminents juristes mais qui ne répondent pas aux problèmes posés à chaque nation.
Ce n’est pas cette perspective que considèrent nos gouvernants. Ils se consacrent à la seule alternative entre l’élargissement et l’approfondissement alors que chacune des deux voies diffère de l’autre et ne sont qu’artificiellement associées. Les options à prendre à propos de l’élargissement et de l’approfondissement sont importantes mais ne sont pas indissolublement liées. C’est l’agenda qui les fait apparaître comme telles. Chacune de ces deux voies, élargissement et approfondissement, peut être explorée séparément. et la solution institutionnelle à donner à leur combinaison résultera des options qui seront choisies pour chacune et pour autant qu’elles seront réellement interdépendantes. Prendre préalablement le parti d’une organisation institutionnelle héritée de modèles inopérants en la circonstance ne peut que contraindre les faits et fausser les solutions, finalement repousser la décision à plus tard, indéfiniment.
Les problèmes posés par l’approfondissement et l’élargissement, présents et importants, ne sont pas de même nature. Nous avons tort de les associer à la recherche d’une solution institutionnelle unitaire et intégrante. C’est vouloir résoudre la quadrature du cercle. L’élargissement, pose un problème essentiellement politique de portée internationale, alors que l’approfondissement met en cause la substance et le rôle de l’Etat dans chaque nation membre, ses rapports avec la société civile, ses ressortissants, le marché. Ce sont des problèmes nationaux.
Aucun Etat ne se ressemble et leurs différences ne sont pas a priori affectées par l’élargissement. Nous pouvons sans difficulté assurer la pérennité de notre Etat-nation sans pour autant fausser la coopération entre des Etats, les uns unitaires, les autres fédéraux ou confédéraux, ni interdire leur association tant pour exercer des missions régaliennes, que promouvoir le développement.
1. - Le véritable enjeu de l’élargissement
En recherchant l’adhésion, l’objectif des pays d’Europe centrale et de l’Est n’est pas seulement de participer au partage de la manne des fonds structurels, mais plus fondamentalement de trouver dans les institutions communes à l’Europe les points d’ancrage nécessaire à l’établissement chez eux d’un véritable état de Droit. Les institutions actuelles ne sont malheureusement pas conçues pour répondre à ce besoin.
En 1946, un grand maître de la science politique et de l’histoire, le professeur Pierre Renouvin, enseignait à l’Institut d’études politiques de Paris celle des relations Internationales. Il y faisait autorité. Alors que nous sortions de la guerre, présentée comme un affrontement entre le communisme et le capitalisme d’un côté, le fascisme et le racisme de l’autre, cet homme vénéré et remarquable commença par ce propos : "Messieurs si vous ne connaissez pas la question d’Orient, si vous ne vous y intéressez pas, vous ne comprendrez pas ce qui va se passer en Europe dans les années qui viennent."
Cette approche de l’histoire récente pouvait paraître à contre-courant des slogans et des préoccupations politiques de l’époque. Ce qui vient de se passer en Yougoslavie et en Europe centrale et orientale illustre la pertinence de cet avertissement liminaire. Pour la première fois en Europe, les grands empires qui dominèrent des nations et des peuples en Europe centrale et orientale ont disparu. L’Empire byzantin effacé par l’Empire ottoman, l’Empire ottoman succédant à l’empire byzantin et succombant aux assauts de l’Empire russe et de l’Empire austro-hongrois, l’Empire Germanique démantelé en 1919, ces trois empires avaient dominé le centre et l’est de l’Europe pendant plusieurs siècles. Le dernier en date, l’empire soviétique a cessé d’exister et de régenter des peuples. Ces empires se sont effondré et pour la première fois dans leur histoire les peuples libérés découvrent qu’ils sont des nations appelées à entrer dans le concert des autres nations européennes. Mais pour y parvenir, il leur faut les mêmes voix et la même partition que les autres, un même patrimoine institutionnel.
Ce patrimoine, leur nuit institutionnelle et la fragilité de leurs traditions juridiques coupées de leur souche gréco-latine, ne leur ont pas permis de s’en doter. Elles n’ont pu s’organiser à temps en Etat-nation soit unitaires soit fédéraux ou confédéraux, Etats qui constituent encore le socle de l’organisation politique de l’Europe au moins tant qu’ils conservent leurs attributions régaliennes et l’exercice exclusif de la souveraineté.
Ces nations éprouvent les plus grandes difficultés, non pas à concevoir leur développement économique et social, un discours politique ajouté à d’autres, mais à le promouvoir, dépendantes qu’elles sont d’injections de capitaux extérieurs qu’elles n’ont pas constitués. Mis trop rapidement à la charge d’une économie de marché improvisée, sans institution ni principes, le développement tarde. Bien davantage la capacité à assumer les missions régaliennes de l’Etat selon les disciplines libérales et individualistes de l’Europe de l’ouest.
Les Etats d’Europe centrale, particulièrement ceux issus du démembrement des empires ottoman et soviétique, n’ont pas hérité la tradition du droit romain, la pratique ancestrale du droit de propriété. Ils ne lient pas l’exercice de la liberté au droit de propriété et n’ont pas de points de repère sur lesquels asseoir leur autorité ni développer leurs moyens pour assurer au minimum l’ordre public, a fortiori la défense pratiquement et dangereusement désorganisée depuis la fin des empires.
Ce qui se passe en Russie et en Yougoslavie, mais aussi en Roumanie, en Bulgarie et ailleurs, conséquence différée du retrait des ottomans et de l’éclatement des empires centraux, montre que les missions régaliennes sont difficiles à assumer lorsque la nation n’a pas d’Etat, et que les Etats nient les nations. Et sans missions régaliennes fermement assurées, le développement économique et social sombre entre les mains de systèmes maffieux ni capitalistes, ni vraiment collectifs, en tous cas voleurs et monopoleurs.
Il se peut que l’aspiration des états candidats à l’entrée dans l’Union européenne soit moins inspirée par le souci de partager le gâteau des Fonds structurels européens ou d’adhérer à la zone Euro que de trouver les points d’appui et de repère leur permettant d’assumer leurs missions régaliennes, ceux qui ont disparu avec les empires. C’est un problème essentiellement politique.
Pour illustrer ces propos, j’évoquerais une conversation avec le maire de Kiev lors d’une mission en Ukraine. Il parlait de la privatisation, de la restitution des biens nationaux aux citoyens de l’Ukraine et expliquait qu’elles étaient impossibles au moins dans le secteur des droits fonciers. Les raisons, pas de notaires, pas de code civil, pas de cadastre. Par conséquent quand il s’agit de rendre une terre ou un bien immobilier à un citoyen, de l’administrer, personne n’y parvient justement et ce sont les anciens cadres du parti communiste qui restent en charge de gérer la ville. Ils sont les seuls à pouvoir distribuer l’eau, l’électricité, réaliser les travaux publics mais dans une vision collectiviste et en aucun cas libérale, ce qui n’exclut pas pour autant des pratiques "marchandes".
C’est tragique. Comment sur de telles bases créer une démocratie, promouvoir la liberté, intégrer à l’Europe de l’ouest des pays que leur très ancienne culture et tradition morale vouent cependant à entrer dans le concert de nations européennes. ? Ils n’y réussissent pas aisément car le défaut de substrat institutionnel et juridique est difficile et long à pallier. N’oublions pas cependant que l’Ukraine préexistait à certains états européens et qu’elle a donné sa première reine au premier des rois capétiens.
Un autre exemple, le maire d’une commune rurale attestait ne pas pouvoir organiser les communes à la façon française parce que dans l’ignorance de qui est ou non propriétaire de la terre. Personne ne s’en était soucié car la planification avait dissocié la production de l’exercice des droits propriété disparus, si tant est qu’ils aient jamais existé autrement que collectivisés soit par les seigneurs soit par l’Etat.
Pour réaliser la croissance des taux des rendements agricoles fixés par le plan quinquennal, il fallait suivre un stratagème : faire croire que le rapport entre la production et la surface cultivée s’améliorait. Les obstacles à la croissance de la production étaient tels que pour satisfaire les autorités planificatrices, les organismes agricoles, pour la même production, déclaraient des surfaces cultivées au total moindres. Moyennant ce procédé les taux des rendements paraissaient remarquables et valoir des félicitations.
Autre résultat : les terres situées dans les interstices des espaces réputés cultivés ont été progressivement abandonnées, n’ont plus été cultivées. Maintenant personne ne sait à qui les donner. En plus personne n’en veut parce que ce ne sont pas évidemment les meilleures terres qui sont ainsi délaissées.
L’aspiration à l’élargissement ne correspond pas principalement au désir de s’introduire à parts égales dans le marché commun tel qu’il est, avec ses institutions, ses mécanismes libéraux de développement, mais plutôt à celui de réaliser un ordre public libéral et sûr, moins arbitraire et libéré des tyrannies partisanes. lls en rêvent et y aspirent mais il leur faut pour cela réaliser une mutation institutionnelle, politique et juridique extrêmement difficile et dont ils ne se rendent sans doute pas assez compte à quel point elle est nécessaire.
Si nous regardons la carte de l’Europe, nous voyons que ce phénomène ; ce divorce entre l’imprégnation romaine et l’imprégnation slave puis ottomane, suit la frontière tracée entre les deux empires par l’Edit de Théodose en 367. Elle a laissé une trace profonde entre les pays de droit écrit, qui ont le sens de la propriété codifié par un droit civil, et ceux soumis à des coutumes qui n’établissaient pas de liens de droit entre la terre et ses multiples exploitants.
Les Etats issus de la magistrature romaine d’origine occidentale ne subissent pas tous les troubles, ni ne connaissent les crises qui secouent et déchirent ceux qui sont toujours restés dans la mouvance d’une entité institutionnelle beaucoup moins intégrante et disciplinante de la liberté : l’Empire byzantin et ses deux successeurs russe et ottoman. L’empire de Byzance n’a pas cherché à organiser des pouvoirs publics très structurés au-delà de Constantinople et de la Capadoce, alors que l’empire romain a organisé des provinces, créé les préfets et les procurateurs, séparé le droit public du droit privé et instauré bien d’autres institutions et règles assurant l’administration des personnes et des biens..
Résoudre le problème de l’élargissement, consiste à prendre la main tendue vers nous par ces pays pour disposer d’une défense qui assure leur personnalité nationale, d’un ordre public fondé sur la liberté, la sécurité et la justice, celle qui protège personnes et biens, d’une monnaie qui ne mente pas, d’une fiscalité qui soit équitable et contrôlable. Bref il s’agit d’abord de répondre à l’aspiration à l’exercice efficace des grandes missions régaliennes de l’Etat. Et c’est sans doute un préalable à l’entrée de ces nations dans un développement de type libéral. Vouloir inverser la démarche, c’est exposer ces Etats au déséquilibre. En revanche l’Union européenne devrait leur offrir les points d’appui institutionnels nécessaires à l’accomplissement des missions régaliennes inspirées des mêmes principes fondamentaux que ceux des Etats membres, dont celui de subsidiarité. Il deviendrait le principe de la constitution civile des européens.
La question devient de savoir si les institutions mises en place par les traités successifs conduit à ce résultat. Ils ont organisé une mécanique compliquée : un parlement élu au suffrage universel par des personnes qui n’ont pas la vraie qualité de citoyens de l’Europe, un Parlement qui ne représente pas les Etats ; une Commission Européenne dont on ne sait pas si elle est un secrétariat général d’un gouvernement européen ou une véritable instance politique, un conseil européen générant des conseils de ministres spécialisés, des comités des régions, des autorités périphériques dont des juridictions qui interviennent dans les rapports entre les Etats et l’Union européenne. Cet agglomérat d’institutions compliquées, si peu transparentes et que personne n’identifie bien ne paraît pas pouvoir coupler efficacement et harmonieusement la promotion du développement et l’exercice intégré de certaines missions régaliennes.
Comment les Etats candidats pourraient-ils y trouver les points d’ancrage nécessaires à leur existence depuis la dislocation des empires totalitaires ? Comment l’Union européenne pourrait-elle aider les pays candidats les plus déstructurès à reconstituer et exercer les missions régaliennes selon les principes de l’Etat de droit ? La réussite de leur intégration dans une économie européenne de marché, en fait mondialisée, paraît incertaine si l’élargissement ne conduit pas d’abord à l’établissement de l’Etat de Droit, d’un Etat qui puisse réguler le marché vraiment libre. C’est sans doute le véritable enjeu de l’approfondissement
2. - Le problème de l’approfondissement
L’approfondissement pose des problèmes extrêmement complexes qui jusqu’à présent n’ont jamais été clairement énoncés en raison de visons différentes concernant la déclinaison des lois dans la société. Leur conception du fédéralisme met les allemands en position d’exercer une influence plus déterminante sur l’évolution naissante du droit européen. La centralisation politique et administrative française prive au contraire la France des voix qui lui seraient nécessaires à Bruxelles pour obtenir la reconnaissance des diversités et des particularismes. Elle nous rend peu crédible dans notre opposition au jacobinisme bruxellois.
La notion d’approfondissement correspond à l’idée que l’intégration européenne progressant, la production des normes légales, l’organisation de leur application aux entreprises, à la vie des citoyens devraient être assurées d’abord plutôt par une personne publique que par la société civile, et si personne publique il y a ce serait l’Union européenne qui interviendrait plutôt que les dépositaires de la souveraineté : les Etats, les collectivités locales et les sociétés civiles nationales qui sont les véritables collèges politiques.
C’est la vision jacobine qui prévaut à Bruxelles. Invoquant le principe de subsidiarité et l’interprétant à sa manière, c’est-à-dire présumant l’efficacité supérieure des instances centrales européennes, Bruxelles attire à l’Union la substance de la production législative en Europe. Elle le fait en laissant en jachère non seulement les terres arables mais aussi la répartition des pouvoirs et des compétences entre l’Union et les Etats-nations alors que les constitutions nationales règlent par ailleurs les rapports de la puissance publique nationale et locale avec les citoyens.
L’approfondissement vise à changer ces rapports, voire les effacer, particulièrement ceux qui existent actuellement en France et dans les pays latins. Ils adhèrent à la même conception de la déclinaison des lois dans la société. Sur ce point, les traités européens sont vraiment à l’opposé de la conception et de la pratique françaises de la loi, de sa substance et de son application. Ils conduisent à organiser l’Union européenne selon le modèle fédéral constitutif de certains Etats membres ou candidats telle la République fédérale d’Allemagne. Et les Etats de ce type bien que nationalistes, adhèrent à des pratiques législatives partagées entre plusieurs niveaux internes de décision dont certains correspondent à des divisions ethniques, cas du Royaume Uni et du Royaume des Espagnes. Ils ne craignent pas autant l’adhésion de l’édifice originel à celui conçu sur le même modèle, l’Etat européen supranational organisé sur le mode fédéral.
Le problème de l’approfondissement est extrêmement difficile à résoudre. Non seulement le processus qui y conduit ne peut pas être le même s’il s’agit d’un Etat unitaire ou plutôt composite, mais selon les Constitutions nationales. Ce que chacun désigne sous le concept de la loi ne se diffuse pas dans le corps social de la même manière. En France la déclinaison des lois est univoque et aucune autorité qui n’appartiendrait pas à l’appareil d’Etat ne peut recevoir la moindre attribution exécutive de la loi. Il n’en va pas de même dans les pays où l’élaboration des lois est partagée sinon commune à divers niveaux et où d’autre part son application se divise entre les administrations d’Etat, des collectivités territoriales, voire les personnes morales de droit privé.
Autre différence, si aucune constitution des pays latins d’Europe n’énonce de principes fondamentaux comportant des normes juridiques supérieures opposables au législateur, analogues à celles qui figurent dans la constitution de la république fédérale allemande, les traités européens introduisent des principes fondamentaux opposables aux Etats et aux particuliers. S’agissant de la France, certains ne font pas partie du bloc national de constitutionnalité tel que le Conseil constitutionnel l’élabore par ses décisions.
L’approfondissement oblige les états unitaires centralisés à reconsidérer le rapport de chacun de leur citoyen à leurs lois précisément dans le dessein d’établir progressivement un corps de principes fondamentaux opposables autant à l’Union européenne qu’aux autres Etats membres. Le malheur veut que la République française ne parvienne à ce résultat qu’au prix d’un effeuillage épisodique et circonstanciel de sa Constitution plus que par l’intervention du pouvoir constituant national. Il n’appartient qu’aux citoyens et est par nature indélégable à un quelconque pouvoir supranational.
En attendant, nous assistons impuissants à une duplication du droit à l’initiative des autorités européennes et des états nationaux qui obscurcit la connaissance du droit applicable. Nous vivons dans la complexité et l’insécurité juridiques. S’en sortent plus aisément les Etats dont les constitutions n’énoncent pas de principes fondamentaux du droit opposés à ceux des traités européens. Quand ils sont de structure fédérale, ils peuvent plus aisément se mouler dans des interprétations des principes fondamentaux du droit des traités et des juridicitons européennes. Ils peuvent conformer leurs pratiques administratives à l’exigence de les appliquer même si des tribunaux constitutionnels se veulent les gardiens vigilants du pacte fédéral, c’est-à-dire des droits et libertés des Etats fédérés..
Ces différences fondamentales sont illustrées par les exemples français et allemands. Ce sont les deux cas types qui montrent à quel point l’immixtion du droit européen peut perturber différemment les ordres juridiques internes et soulever des problèmes constitutionnels qui ne sont ni de même nature ni susceptibles de recevoir des solution symétriques.
La constitution française ne comporte aucun principe fondamental du droit opposable à la volonté nationale majoritaire. Le pouvoir constituant n’a fixé que les règles d’organisation des pouvoirs publics et de succession des alternances. C’est une constitution qui organise des procédures de production de la loi, des procédures d’administration mais qui mise à part la référence à la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen et au préambule de la Constitution de 1946, n’énonce aucun principe fondamental comparable à ceux que les alliés, dont la France, ont imposé à l’Allemagne en 1949 à l’occasion de la création de la république fédérale.
En revanche, la république fédérale a constitutionnalisé une vingtaine de principes. Dans l’ordre économique, dans l’ordre civil et dans l’ordre institutionnel, ils posent des normes supérieures absolument intangibles que même les traités européens ne doivent pas remettre en cause. Le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe les garde et arbitre les conflits entre la hiérarchie normative établie par Bruxelles et la hiérarchie normative telle qu’elle résulte de la constitution et de la pratique fédérales.
Les Allemands résistent mieux que nous au centralisme bruxellois parce que leur fédéralisme leur assure une position de repli d’où protéger leur droit fondamental. Les länder sont liés les uns aux autres par le pacte constitutionnel et ne sont pas directement responsables des relations de pouvoir avec les autorités bruxelloises. Ils ont une capacité à réguler le fonctionnement de la société civile et de l’économie en vertu de leurs principes et à l’abri de l’incidence des traités européens. Ils y réussissent d’ailleurs de moins en moins car la fédération allemande a tendance à faire pression sur les Länder pour qu’ils se moulent dans les compromis passés par le Bund avec l’Union européenne.
Mais le Bund agit ainsi parce qu’il dispose d’arguments constitutionnels opposables à Bruxelles. C’est en quelque sorte l’Allemagne qui négocie avec Bruxelles le contenu et le sens de l’évolution des principes fondamentaux des traités de Rome, de Maastricht et d’Amsterdam beaucoup plus que la France. Elle n’a rien d’autre à négocier que le principe même de sa souveraineté nationale et les empiétements européens auxquels elle consent au prix de modifications parcellaires et successives de sa Constitution sans suivre une stratégie législative préétablie vis-à-vis de l’Europe.
La France effeuille sa constitution comme l’amoureux inquiet sa marguerite, à chaque fois qu’un projet de loi ou qu’une directive européenne remet en cause l’ordre constitutionnel interne. Les collectivités territoriales de la République n’étant pas intrinsèquement liées à l’organisation constitutionnelle de l’Etat et ne partageant pas avec lui une part quelconque de la souveraineté législative, l’Etat national est seul face aux empiétements européens et les pouvoirs locaux ne connaissent l’Europe que pour bénéficier d’aides et d’assistance, pas la reconnaissance de leur souveraineté et de leurs particularismes.
On voit, par cette analyse, que le principe de subsidiarité peut intervenir dans les relations de pouvoirs entre le Bund, les Länder et l’Union européenne, alors qu’étant inopérant dans l’organisation interne de la puissance publique française il ne peut servir qu’à contenir l’offensive contre la souveraineté nationale. Mais de quels arguments dispose la République pour apporter aux autres la démonstration qu’elle est plus efficace que l’Union européenne pour réaliser les objectifs des traités ? Comment peut-elle plaider le principe que la reconnaissance des diversités et des particularismes est la voie à préserver plutôt que se rendre complice de la préférence pour l’uniformisation jacobine du droit et des structures administratives ?
Nous entrons en conflit avec nous mêmes : libéraux à Bruxelles pour rester jacobins à Paris. A cet exercice d’équilibre, à ce jeu du grand écart, l’Etat perd sa crédibilité et la nation sa confiance en elle-même.
Nous n’avons pas fait comme l’Allemagne, nous n’avons pas résisté sur une vision d’ensemble de l’équilibre institutionnel européen déduit du nôtre. De compromis en compromis dont la portée n’est perceptible que par la comparaison des lois et des textes européens et nationaux, nous avons purement et simplement adapté la Constitution en supprimant au coup par coup la substance de la souveraineté nationale qui perd ainsi sa capacité constructive dans le système européen.
Depuis 5 ans, les réunions du Congrès se succèdent pour faire disparaître le droit français et éteindre progressivement la possibilité de s’assurer que la substitution du droit communautaire au droit national est meilleure pour nous et en même temps la plus favorable à la réalisation des objectifs essentiels des Traités autres qu’institutionnels.
Cette analyse montre que la décision de donner à l’Union européenne un pouvoir normatif supérieur à celui des Etats dans la quasi totalité des domaines de la vie économique et sociale et de la vie civile peut petit à petit bouleverser l’ordre interne et faire en sorte que la société politique nationale n’évolue plus en fonction des aspirations et des décisions des citoyens. Ceux-ci le perçoivent et le subissent d’où leur indifférence grandissante à l’égard du suffrage européen. Si ils n’ y participent pas ou si peu, c’est que sans doute ils ont le sentiment d’une très grande impuissance et d’une complicité profonde de l’administration française avec l’administration bruxelloise qu’aucun pouvoir politique ne maîtrise. Elle a laissé naître et prospérer 80.000 textes depuis 1957 sans que les Français aient eu à en débattre ne serait-ce que pour en assumer les conséquences. Voilà comment se présentent les choses.
3. - Les parades et les solutions.
Renforcer la décentralisation vers les collectivités locales de manièreà accroître leurs responsabilités dans l’applications des lois concernant la vie locale. Multiplier les autorités administratives indépendantes à la périphérie de l’Etat. Plaider pour des institutions à géométrie variable selon les pays, les zones et la natures des problèmes à résoudre. Rapprocher l’organisation judiciaire de celle de l’Allemagne ou des pays anglo-saxons.
Nous n’en sommes pas satisfaits et cherchons des parades qui éviteraient la dissolution de la nation française dans un conglomérat d’Etats devenus anonymes. Ne disposant pas d’une force constitutionnelle suffisante, comparable à celle qu’apportent les Länder à l’Allemagne par leur coopération institutionnelle avec le Bund, l’Allemagne invoque à son avantage le principe de subsidiarité, mieux elle l’a inscrit dans sa Constitution depuis que se développe l’intégration européenne. Notre parade est différente. Nous agissons dans trois directions.
La première est apportée par la décentralisation vers les collectivités locales, un moyen sinon de préserver des autonomies et des principes auxquels nous sommes attachés du moins d’accroître les responsabilités locales pour l’application des lois concernant la vie locale. Le renforcement d’institutions locales élues qui, pour l’instant, ne sont pas assujetties aux autorités européennes apporte une première parade. Mais elle ne vaut que pour des entités locales fortes et nos régions ne le sont pas assez pour rivaliser avec les Länder et filtrer le flux européen de normes et de prescriptions excédentaires.
La deuxième parade réside dans la multiplication des autorités administratives indépendantes à la périphérie de l’Etat. Ce sont des organismes qui disposent d’un pouvoir de police administrative de l’Etat. Les plus importantes sont le conseil de la concurrence qui exerce une véritable magistrature sur l’économie et le marché, la commission des opérations de bourse, la commission informatique et liberté, la commission de l’audiovisuel. En cherchant bien on en trouverait d’autres moins visibles. Ces organismes ne sont contrôlés ni par le gouvernement ni par le parlement ni par l’Union européenne.
La troisième parade est attendue d’un démembrement du secteur public économique et industriel, de l’élimination de monopoles qui, ne pouvant plus être porteurs de l’identité et de la souveraineté nationales sans en même temps les affaiblir, sont contraints à puiser dans leur liberté d’initiative et d’innovations le moyen de se rédéployer dans l’intérêt des parties prenantes à la production et au partage de ses fruits.
Ce faisant nous suivons les directives européennes dans une stratégie qui se veut conquérante et non plus de soumission vis-à-vis de Bruxelles. Les transformations apportées à la SNCF, à France-Telecom, à EDF aux structures bancaires font partie de ce rédéploiement, mais l’effort de capitalisation qu’impose le développement et la libération des monopoles publics pour les rendre compétitifs et aptes à la concurrence sur le marché européen viennent bien tard. Le territoire de référence n’est déjà plus celui de l’Europe comme le territoire national n’était déjà plus le bon quand le parti fut pris de construire l’Europe.
Les autres Etats qui nous disputent la rentabilité et la compétitivité ont des entreprises qui ne sont pas aussi soumises ni aussi profondément intégrées à l’appareil d’Etat et par lui dépendante du financement public. Nous tentons in extremis un effort d’adaptation dont on ne sait pas s’ il va réussir. Pour la première fois la SNCF a passé un accord direct avec les chemins de fer italiens pour participer à l’équipement de certains trafics et de certaines relations de voyageurs entre le nord de l’Italie et le sud de la France. C’est un événement mais il rayonne comme une lumière crépusculaire. Que de temps perdu à défendre des intérêts qui ne sont plus ceux de la nation mais de féodalités corporatistes !
La métastase est lente, elle est difficile et ne s’inscrit pas dans un plan d’ensemble. Elle entretient la tentation de se servir de l’argument du service public, du concept de l’intérêt général pour tenter d’échapper à l’emprise d’une mondialisation de l’économie et d’une intensification de la concurrence en Europe. Mais les batailles d’arrière-garde sont toujours perdues. Elles font perdre beaucoup de temps, beaucoup d’argent et surtout elles maintiennent dans l’esprit des agents du service public du secteur industriel et commercial, l’idée que le service public n’est pas fait pour la performance mais pour les protéger.
Il y a là véritablement une déviance de la notion de service public qui est très grave parce que la performance est indispensable. Tout d’un coup et comme par miracle, la préoccupation de la performance, de la compétitivité apparaît chez les cadres et les salariés une fois qu’ils sont privatisés. L’exigence de compétitivité n’est plus ressentie comme d’intérêt national mais comme le moyen de conserver, voire améliorer, ce que le privilège statutaire était réputé assurer.
Autrement dit pour conserver les emplois et bénéficier de l’avancement, il faut adhérer à l’impératif de la compétitivité en contrepartie de la perte apparente de la protection de l’Etat.
Telles sont les grandes lignes de l’évolution de la société française en tant qu’effet indirect des politiques publiques européennes. Elles ne sont pas vraiment débattues au parlement européen. et ne sont qu’épisodiquement abordées par le conseil européen et en conseil des ministres. Les choses se passent d’une façon diffuse et obéissent à un aménagement spontané et empiriques des structures publiques et institutionnelles en Europe. La trame véritable des pouvoirs d’administrer et d’agir échappe aux Etats centraux. S’harmonise-t-elle pour autant en Europe dans sa partie occidentale et séduit-elle les nouveaux Etats de l’Europe centrale et de l’est , les enfants du siècle achevé ?
L’évolution est longue, lente, indépendante des choix à faire à propos de l’élargissement ou de l’approfondissement. Ce problème n’intéresse-t-il plus que la classe politique ? Est-ce que déjà les agents économiques et sociaux qui se battent sur le terrain ne portent pas leurs regards ailleurs ?
Quelle conclusion en tirer ?
La conclusion serait qu’il faut mettre en débat le rapport à instaurer entre la société civile, les pouvoirs publics nationaux et les pouvoirs européens, ne pas faire dépendre l’évolution des deux premières entités de choix institutionnels préalables et peut-être théoriques de pouvoirs européens. Car la tentation est très grande pour un pouvoir central fort, malgré le principe de subsidiarité, de vouloir s’approprier le fonctionnement social avec l’argent public et ainsi de construire une Europe qui aurait les défauts et les travers du jacobinisme. Jacobinisme tolérable dans un pays moyen sur un territoire restreint et tenté par l’autarcie, l’enfant naturel du jacobinisme. Etendu au continent européen augmenté du territoire russe, il détruirait l’Europe.
Aucun pouvoir européen ne peut prétendre unifier le droit, l’administration, la fiscalité, les codes pénaux et les institutions judiciaires sur un espace aussi grand, témoin de tant de différences et de demandes aussi composites et diverses d’intervention publique.
Aucune fédération ni confédération d’Etats ne s’est créée à partir d’une nation ancienne et entre nations du même âge, mise à part la Confédération helvétique. Elles ont réussi quand les confédérations ou les fédérations ont donné naissance à des Etats nouveaux destinés à administrer des peuples jeunes comme aux Etats-Unis où dans l’ancienne Communauté française.
Tel est le paysage. Il plaide pour des institutions à géométrie variable selon les pays, les zones et la nature des problèmes à résoudre. En aucun pays d’Europe elles n’ont à résoudre de la même manière et en tous lieux les mêmes problèmes ce que nie le jacobinisme législatif européen.
En témoigne l’actuelle tentative de changer le statut politique et la substance de la justice en France en vue d’y promouvoir l’Etat de Droit. La Constitution n’institue pas un pouvoir judiciaire indépendant mais une autorité judiciaire secondant le gouvernement pour appliquer les lois mais selon les voies juridictionnelles qui lui sont propres. Il n’y a pas un titre de la Constitution qui cite le pouvoir judiciaire et en traite. Quelques articles sont consacrés à la Justice. Elle a pour attribution distincte de celles de l’ensemble de l’appareil de l’Etat : celle de protéger et garantir les libertés individuelles.
C’est une grande différence par rapport au pouvoir judiciaire en Allemagne et dans les pays anglo-saxons, à l’ordre judiciaire que veulent créer les traités européens par l’intermédiaire des juridictions européennes substituées aux juridictions nationales. La pression européenne pousse à transformer l’autorité judiciaire en un pouvoir judiciaire à vocation autonome. Ce sont des tentatives qui peuvent annoncer une évolution des relations entre la Justice et la nation, la structure même de l’Etat en se rapprochant incidemment de l’organisation d’un pouvoir judiciaire proche de celle de l’Allemagne ou des pays anglo-saxons et qui deviendrait européenne. Mais encore faut-il en débattre car la conjonction d’un pouvoir judiciaire avec un certain laxisme dans l’écriture des lois conduit les juges à dire la loi à côté de la loi sous prétexte de n’en retenir que l’esprit !
Le problème ne se résume pas à un débat théorique entre fédération, confédération, association, formules classiques du droit constitutionnel., il réside dans l’ordre hiérarchique à construire entre les normes législatives et les outils institutionnels de leur application. Ils sont profondément différents d’un pays à l’autre. La question se pose de savoir s’il faut les uniformiser, mais alors dans quel sens, la liberté ou le renforcement de la contrainte collective ? La thèse peut être soutenue que les grands objectifs et principes des traités européens ne peuvent être atteints que si la diversification institutionnelle, la diversification administrative, la diversification des procédures et des hiérarchies normatives sont respectées et voulues. A défaut l’obsession de la symétrie de l’uniformité et de la relation univoque et hiérarchisée vont priver les nations européennes des immenses avantages qu’elles peuvent escompter de leur libre coopération et de leur rapprochement spontané à d’autres fins que le seul développement économique et social au sens keynésien du terme.
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3. - Le débat
Henri Lepage
Le grand thème que nous avons développé il y a quelques années était qu’il fallait une constitution européenne. Une conférence s’est réunie en 1995. Je suis allé en Allemagne avec tous nos amis libéraux. On a sorti un grand projet de Constitution européenne fondé sur l’idée qu’il faudrait un préambule qui définisse les grands principes libéraux du droit. Il est clair que ceux qui avaient été les principaux inspirateurs de cette initiative ont aujourd’hui eux aussi une vision beaucoup plus balancée et nuancée.
L’initiateur anglais de ce projet de constitution européenne était Frank Vibert. Je l’ai revu il y a quelques mois à Berlin. Il nous a présenté un exposé décrivant l’évolution des institutions européennes, ce qui se passe à Bruxelles. Son diagnostic, avec des termes différents, est assez proches du vôtre. Autrement dit, les initiateurs d’hier semblent douter aujourd’hui de la nécessité d’une Constitution à grand préambule, une grande charte européenne. Comme vous ils semblent marqués par les obstacles qui s’opposent à la traduction des principes et politiques européennes dans les institutions existantes de chaque nation.
Ces obstacles deviennent de plus en plus difficiles à surmonter. Par ailleurs, si l’on adoptait une charte européenne, il ne faudrait pas oublier que ce serait aussi l’occasion pour nos adversaires de glisser dans cette charte l’ensemble de leur propre idéologie. Ils utiliseraient nos propres concepts et nos propres instruments pour y introduire leurs propres conception du monde. Quelle est votre position sur ce problème ?
François LEFEBVRE
L’effet de l’inscription des grands principes du droit dans le droit constitutionnel n’est pas négligeable. C’est au nom de tels principes que la société allemande résiste à un certain nombre de pression pour se soumettre à d’autres principes qu’elle n’aurait pas mis en exergue de la Constitution fédérale.
L’exemple du pouvoir judiciaire est caractéristique du désordre européen. Selon la qualité des Cours, le lieu d’élection du procès, les principes que doit suivre le juge ne sont pas tous les mêmes ni de même rang hiérarchique. Dans l’état actuel des choses des ressortissants nationaux peuvent avoir accès en appel aux juridictions européennes et d’autres pas. En France nous séparons la juridiction ordinaire de la juridiction administrative, d’autres pays ne le font pas. Des Etats pénalisent des actes d’administration publique et d’autres pas ou exceptionnellement.
On ne peut pas continuer ainsi. Il faut arriver à clarifier les rapports entre les instances judiciaires, les autorités européennes et les nations. On ne peut pas laisser naviguer les choses de façon aussi empirique. Il en résulte une très grande inégalité de droit, de jugement et d’appel auxquels s’ajoutent les aléas et les incertitudes de la jurisprudence. On peut jouer ainsi de plusieurs jurisprudences concurrentes. La Cour de cassation n’est pas à l’aise et les cours d’appel non plus. Il y a diverses juridictions de renvoi un peu partout. On ne sait pas si on peut introduire une procédure devant un tribunal étranger bien que siégeant en Europe. Bref, règne une très grande confusion.
Il y aurait lieu d’envisager un protocole constitutionnel et multinational sur l’organisation du pouvoir judiciaire en Europe. C’est une procédure que n’envisagent pas les traités d’Amsterdam et de Maastricht. Des solutions de même nature pourraient intervenir en matière de défense, de protection sociale et dans bien d’autres domaines de l’action publique.
Au lieu de vouloir changer la structure des états, de contourner les institutions existantes, il vaudrait mieux reconnaître et prendre le parti des différences et organiser le cheminement de la norme dans le fonctionnement des sociétés de chaque nation en respectant son ordre institutionnel interne.
Les principes fondamentaux du droit, les grandes décisions européennes, particulièrement les décisions et les directives ne devraient pas avoir pour effet second de contraindre les nations à modifier leurs institutions politiques et sociales. Pour chacune d’elles, il faut disposer d’une vision claire de la façon dont les choses doivent se passer. L’exemple de la directive de juin 1994 sur la sécurité sociale en Europe est flagrante et démontre que la transposabilité d’un texte européen dans le droit public national ne va pas d’elle-même quand elle a pour conséquence première d’obliger à changer les institutions nationales et la hiérarchie des normes en vigueur.
La France n’a rien changé dans l’organisation et le fonctionnement de la sécurité sociale malgré la décision du 18 juin 1994. Elle est restée inappliquée en France et ceux qui contestent la décision européenne peuvent prendre appui sur des principes posés par le Préambule constitutionnel de 1946 annexé à la Constitution de 1958 et jusqu’à ce jour intouché et intouchable.
L’exemple d’EDF est encore plus éloquent. La réforme serait inspirée des principes libéraux et antimonopolistiques des traités. La situation qu’elle a créée consiste à transférer le monopole de la production à la distribution. Il se substitue au monopole de la production. La raison profonde réside sans doute dans le fait que le réseau de distribution étant interconnecté sur tout le territoire, le démembrement de celui-ci entre sociétés concurrentes n’aurait pas de sens. L’interconnexion n’est pas seulement une réalité technique incontournable mais aussi le produit d’une institution monopolisqtie intégrante. Elle n’a pas que des avantages. La question demeure de savoir si à l’avenir d’autres producteurs et distributeurs d’électricité pourront intervenir sur le territoire français dans le cadre d’un régime concurrentiel européen lui-même arc-bouté sur des principes fondateurs déduits d’une théorie politique, en la circonstance libérale ou non.
Les principes européens entrent en conflit avec la théorie constitutionnelle du service public qui impose au législateur national de l’organiser en monopole. La réforme opère une transformation profonde des conditions de la production et de la distribution de l’électricité en France et on ne sait plus si demeure une obligation de service public et si elle doit encore être assurée dans un cadre monopolistique. Est-ce qu’il y en a encore une ? Peut-être n’est-il pas nécessaire de soumettre à une obligation de service public la distribution de l’électricité et peut-elle ne pas s’appuyer sur une obligation de production en amont ?,
Il faudrait en débattre avant d’en décider obliquement. Le problème n’est pas particulier à la France, d’autres pays se servent de la notion d’obligation de service public, mais moins systématiquement que la France.