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Le rôle des chocs externes et des institutions dans le chômage en Europe
mercredi 2 avril 2008
BULLETIN DU FMI : De l’avis général, le chômage en Europe a augmenté sans interruption. Est-ce vrai ?
M.BLANCHARD : Ce n’est pas tout à fait vrai. Jusqu’en 1970, le chômage était très faible en Europe. Les écono-mistes américains cherchaient à comprendre pourquoi le taux de chômage y était de 2 %, alors qu’il restait à 5 % aux États-Unis. On parlait du « miracle européen ». Ensuite, le chômage a com-mencé à augmenter en Europe à la fin des an-nées 60 : lentement dans un premier temps, puis très rapidement, avec les deux chocs pétroliers. Il était très élevé à la fin des années 70 et il a con-tinué de monter pendant la majeure partie des années 80. Dans les années 90, il s’est plus ou moins stabilisé, légèrement à la hausse.
Ces trois dernières années, par contre, la plu-part des pays européens ont enregistré une baisse du chômage, parfois assez spectaculaire. En Espagne, il est tombé de 22 à 15 % ; en France, de 12,5 à moins de 10 %. Le chemin est encore long, mais les progrès sont évidents. En outre, aux Pays-Bas et en Irlande, le chômage est tombé sous les 4 %, autant dire qu’il est nul.
Mais le chômage européen reste un sujet à la mode. Qu’est-ce qui le différencie du chômage américain, par exemple ?
Au milieu des années 70, on a expli-qué le chômage assez naturellement dans un premier temps par les chocs pétroliers. Les prix du pétrole ont fini par baisser, mais le chômage est demeuré très élevé en Europe, alors qu’il a baissé aux États-Unis. Les chocs pétroliers sont donc devenus une explication moins convaincante.
Nombre de politiciens et d’économistes ont alors désigné d’autres coupables : les institutions. Les marchés du travail sont organisés différemment en Europe et aux États-Unis : les prestations sociales, la protection de l’emploi et le coin fiscal entre les revenus nets et le coût de la main-d’oeuvre pour les entreprises sont plus élevés. Il est devenu très tentant de dire que ces différences institutionnelles expliquent pourquoi l’Europe ne se porte pas très bien. Le vieil argument selon lequel un État-providence généreux encourage la paresse est ré-apparu pour devenir le thème sous-jacent de plusieurs études au début des années 90.
Il est vrai que les institutions européennes sont différentes, mais elles l’étaient aussi dans les années 60 et 70, et le chômage était faible. Si l’on rejette la faute sur l’État-providence, comment expliquer pourquoi il a donné de bons résultats pendant si longtemps et pourquoi il a brusquement provoqué une hausse du chômage ?
Il semble que les États-Unis aient mieux digéré les chocs des années 70 et 80.
Le niveau élevé du chômage en Europe s’explique par trois éléments : les chocs, les modifications apportées aux institutions et les interactions entre les chocs et les institutions.
Rétrospectivement, les chocs pétroliers ont en partie fait diversion. Ils ont provoqué les récessions du milieu et de la fin des années 70, mais le plus important s’est produit en coulisse, à savoir un ralentissement du taux de croissance de la productivité totale des facteurs, en fait un ralentissement des progrès technologiques.
De la fin de la deuxième guerre mondiale au début des années 70, la croissance européenne a été spectaculaire, tirée dans un premier temps par la reconstruc-tion, puis, du moins en partie, par un processus de rat-trapage des États-Unis. Les salaires réels augmentaient de 5 à 6 % par an sans exercer de pressions sur les coûts. Mais, dans les années 70, le taux de croissance de la productivité totale des facteurs a ralenti. À la fin de la décennie, les salaires ne pouvaient augmenter que de 2 à 2 1 /2 % pour être en phase avec l’évolution de la productivité des facteurs.
Les attentes ont dû être ajustées du fait de ce chan-gement notable du climat économique. Pendant un certain temps, cependant, les travailleurs ont continué de négocier avec les entreprises sur la base de la croissance plus vigoureuse observée précédemment. Chocs pétroliers, variations des prix relatifs, problèmes de mesure, deux récessions : il était difficile de savoir exactement ce qui se passait pendant cette période. Mais, par la suite, il est clairement apparu que la crois-sance de la productivité des facteurs avait bel et bien ralenti et que les salaires avaient véritablement explosé. Ce choc, qui n’était pas manifeste à l’époque, semble aujourd’hui très, très important.
Mais il y eut d’autres chocs aussi. Prenez les taux d’intérêt réels. Dans les années 70, l’inflation est montée en flèche et les banques centrales ont relevé les taux nominaux, mais généralement dans de moindres proportions, si bien que les taux réels ont chuté, devenant souvent négatifs. Dans les années 80 et 90, les banques centrales ont durci les conditions monétaires, puis la réunification allemande a orien-té les taux réels à la hausse à la fin des années 90. Hausse des taux d’intérêt, baisse de l’inflation : les taux d’intérêt réels étaient très élevés.
Ces variations des taux intérêt ont eu un effet sur le chômage. La baisse du coût du crédit a compensé en partie la hausse du coût de la main-d’oeuvre dans les années 70, d’où une accumulation de capital plus forte et un chômage moins élevé que s’il en avait été autrement. À l’inverse, dans les années 80 et 90, la hausse du loyer de l’argent a pesé sur le chômage. En fait, une partie de la hausse du chômage qui se serait produite dans les années 70 a été reportée aux années 80 et au début des années 90.
Les changements apportés aux institutions consti-tuent le deuxième élément. La question ici est de savoir dans quelle mesure la hausse du chômage tient à une extension de l’État-providence. Grâce à des travaux ef-fectués entre autres par l’OCDE, nous disposons maintenant de bonnes mesures de la générosité des allocations de chômage et du niveau de la protection de l’emploi dans différents pays et dans le temps.
Les allocations de chômage sont devenues un peu plus généreuses dans les années 60 et 70. Depuis, le taux moyen de remplacement (allocations de chômage/ revenus nets) n’a guère varié, mais les distorsions les plus extrêmes ont été réduites et les taux de remplacement les plus généreux ont baissé.
La protection de l’emploi a été renforcée dans les années 70 et au début des années 80 ; sous la pression des syndicats, les pouvoirs publics ont souvent cherché à empêcher les entreprises de licencier à grande échelle. Mais, ici aussi, ce fut progressif ; la protection de l’emploi était déjà élevée. Si les progrès sont lents, la protec-tion de l’emploi est moins rigoureuse aujourd’hui qu’au milieu des années 80, ce qui ne correspond pas vraiment à l’évolution du chômage.
Bref, l’État-providence n’est pas soudainement apparu en 1975 et tout le monde n’a pas arrêté de travailler parce que le chômage était devenu une option attrayante. Il y a bien sûr des cas où les institutions ont vraiment eu des effets pervers. À la fin des années 80, la France a introduit un revenu minimum garanti, peu importe que l’on travaille ou non. Comme ce revenu représentait plus ou moins la moitié du salaire minimum, l’incitation à la recherche d’un emploi semblait rester suffisamment forte. Cependant, le problème était que souvent le chômeur perdait l’aide au logement ou les repas pour ses enfants s’il travaillait de nouveau. L’incitation à retrouver un emploi était donc faible. C’est un exemple de mauvaise conception qui pose problème en France à l’heure actuelle. Le chômage diminue, mais parmi les 2,5 millions de chômeurs, pas moins d’un million n’ont peut-être pas beaucoup d’incitations financières à accepter les emplois qui se présentent.
Mais, pour chaque cas de ce type, tant d’autres améliorations ont été apportées. En fait, étant donné l’urgence, le gouvernement français cherche aussi à résoudre le problème susmentionné. Rendre l’extension de l’État-providence responsable de la hausse du chômage relève plus de l’idéologie que de la réalité.
Des circonstances nouvelles ne peuvent-elles pas aussi rendre les institutions moins adaptées aux besoins du marché du travail ?
C’est la transition idéale vers le troisième élément : les interactions entre les chocs et les institutions. Il est possible que les institutions soient restées les mêmes, mais qu’un changement de circonstances les ait rendues moins adaptées à la situation, un peu comme des vêtements d’hiver que l’on porterait en été.
On lit souvent, par exemple dans l’étude de l’OCDE sur l’emploi au début des années 90, que aussi longtemps que l’Europe enregistrait une croissance rapide sans trop de réaffectation de la main-d’oeuvre, cela ne posait pas de problème d’offrir une forte protection de l’emploi et des allocations de chômage élevées. Si les entreprises ne souhaitent pas licencier et si personne n’est au chômage, ni les coûts de licen-ciement, ni le niveau des allocations de chômage n’ont de l’importance. Mais, selon cette théorie, les turbulences se sont inten-sifiées et, aujourd’hui, l’Europe a besoin d’une réaffectation de la main-d’oeuvre à grande échelle, les vieilles institutions du marché du travail freinent le mouve-ment et cela fait monter le chômage.
Cette théorie semble plausible, mais pose des pro-blèmes empiriques et théoriques. Le problème empi-rique est que nos mesures — qu’il s’agisse des variations relatives de l’emploi parmi les entreprises, les secteurs ou les régions — ne font guère ressortir une augmenta-tion des turbulences. C’est peut-être un problème de mesure, mais je pense que ces mesures nous délivrent le bon message : bien sûr, le monde évolue, mais il évoluait aussi dans le passé. Peut-être le changement est-il par nature perpétuel. Le secteur des technologies de pointe et la nouvelle économie des cinq dernières années témoignent peut-être d’un changement structurel plus intense, mais il est clair que cela n’explique pas l’évolu-tion du chômage depuis 1975.
Le problème théorique est que, s’il faut réaffecter la main-d’oeuvre et que l’on en est empêché par le coût élevé du licenciement, l’efficience et la croissance en souffriront peut-être beaucoup. Mais cela ne conduit pas nécessairement à un chômage élevé : il se peut en effet que personne ne soit réaffecté et que personne ne perde son emploi. Les faits montrent qu’une protection élevée de l’emploi n’aboutit pas systématiquement à une hausse du chômage : elle en allonge la durée, mais réduit la rotation sur le marché du travail. L’effet sur le taux de chômage est ambigu.
Une autre explication me semble plus plausible et mieux étayée par les données empiriques, bien qu’il y ait encore certaines lacunes. L’une des grandes différences entre les marchés du travail américain et européens est que, même avec un taux de chômage identique, le chômage est de beaucoup plus longue durée en Europe et la rotation des travailleurs est beaucoup moins rapide. Par exemple, au cours des vingt der-nières années, le chômage a atteint en moyenne 6 % au Portugal et aux États-Unis. Mais la durée moyenne du chômage aux États-Unis a été de 2 à 3 mois, contre 8 à 12 mois au Portugal. Dans le même temps, l’alternance emploi/chômage a été environ quatre fois moins rapide au Portugal. Le taux de chômage pouvant être considéré comme le produit des flux et de la durée, le taux de chômage a été plus ou moins identique dans les deux pays, mais les deux marchés du travail sont com-plètement différents. Aux États-Unis, vous perdez votre emploi, vous attendez quelques mois et vous en retrou-vez un autre. En Europe, il est beaucoup moins probable de perdre son emploi, mais plus probable de rester plus longtemps sans emploi si l’on se retrouve au chômage. C’est pourquoi l’Europe, même avec un taux de chômage identique à celui des États-Unis, a une proportion très élevée de chômeurs de longue durée.
Deuxièmement, les chômeurs de longue durée sont différents des chômeurs de courte durée. Certains sont différents dès le départ et c’est la raison pour laquelle ils restent longtemps au chômage. Mais d’autres deviennent différents : au chômage depuis longtemps, ils perdent le moral, la confiance en eux et leurs qualifications. Pour toutes ces raisons, si vous devenez un chômeur de longue durée, vos chances de retrouver un emploi diminuent fortement. Vous devenez inadapté au marché du travail. Ce qui a une conséquence macro-économique importante : si le taux de chômage est élevé, mais que beaucoup de chômeurs sont de longue durée, il n’y aura guère de pression sur les salaires, le mécanisme par lequel une économie de marché revient généralement à un chômage plus faible à moyen terme.
Aux États-Unis, si le chômage atteint 10 %, les pres-sions à la baisse sur les salaires sont énormes. En Europe, si le chômage passe de 5 à 10 %, beaucoup de chômeurs vont devenir des chômeurs de longue durée. Et les chocs vont être plus violents et plus longs, parce que le mécanisme qui permet de passer d’un chômage élevé à une réduction des salaires et à une hausse de l’emploi fonctionne moins bien en Europe.
Les chocs qui ont touché l’Europe et les États-Unis dans les années 70 et 80 n’ont peut-être pas été si différents. Ce sont les différences entre les institutions du marché du travail qui expliquent pourquoi leurs effets se sont fait sentir plus longtemps en Europe.
Quelles sont les implications de votre thèse pour les pouvoirs publics européens ?
L’avenir me semble prometteur, avec une réserve toutefois. Les effets du ralentissement de la croissance de la productivité totale des facteurs sont absorbés depuis longtemps et, si les États-Unis sont à prendre pour exemple, l’Europe est peut-être sur le point d’enregistrer une accélération de la croissance de la productivité totale des facteurs. Les taux d’intérêt très élevés sont une chose du passé, je l’espère, le coût de l’emprunt est donc moins élevé. Certains des principaux facteurs expliquant la persistance du chômage ont donc disparu. Les données macroéconomiques fondamentales sont bonnes aussi. Les bénéfices sont les plus élevés depuis quarante ans et la modération salariale reste de mise. Tous ces facteurs portent à croire que l’on peut envisager un taux d’investissement élevé, une croissance soutenue et une réduction continue du chômage. C’est ce que nous observons en Espagne et en France, où le chômage est en net recul.
Des réformes institutionnelles sont encore nécessaires, certaines plus urgentes que d’autres : sinon, la baisse du chômage se traduira bientôt par une montée de l’inflation. Nous devons éviter les trappes à chômage de longue durée. Il faut pour cela remettre au travail les chômeurs de longue durée actuels et empêcher les nouveaux entrants sur le marché de tomber dans cette trappe. Plusieurs pays accom-plissent des progrès sur ces deux fronts. Ils modifient leur système d’assurance chômage en liant l’allocation de chômage à la recherche effective d’un emploi et en la supprimant si une offre d’emploi est refusée. C’est probablement l’un des facteurs, mais en aucun cas le seul, qui expliquent la chute spectaculaire du chômage aux Pays-Bas. Le Royaume-Uni a introduit un programme similaire et la France est sur le point d’en adopter un aussi.
La protection de l’emploi est coûteuse. Elle aboutit à un chômage élevé dans certains groupes, comme les jeunes et les personnes âgées. Les pou-voirs publics ont autorisé, par exemple, des contrats à durée déterminée pour les nouveaux travailleurs. Ces contrats permettent aux entreprises d’engager plus facilement de nouveaux travailleurs, mais, à leur échéance, il est aussi très tentant pour les entreprises de licencier ces travailleurs avant que leur emploi soit protégé. Plutôt que de réduire radicale-ment la protection de l’emploi, il serait peut-être préférable, d’un point de vue tant politique qu’éco-nomique, de la simplifier en offrant automatique-ment des indemnités de licenciement, ce qui ré-duirait notablement les démarches et les retards juridiques et administratifs.
L’économie politique des réformes du marché du travail est un sujet délicat, mais il est possible d’aller de l’avant, en particulier si la croissance est soutenue. Les conditions propices à une croissance soutenue existent et je suis optimiste.
Le cours donné au FMI par M. Blanchard était basé sur ses conférences Lionel Robbins, dont le texte intégral (en anglais) se trouve sur le site Internet (web.mit.edu/blanchar/www/articles.html).
Bulletin du FMI du 27 novembre 2000