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Carte scolaire
Carte scolaire : comment une étude orientée devient parole d’Evangile
samedi 8 mai 2010
La suppression théorique de la carte scolaire en France depuis 2007 n’a pas encore fait l’objet d’études sérieuses quand à son impact sur la qualité de l’enseignement dispensé aux élèves du primaire et du collège. Les seuls éléments disponibles sont pour le moment le fait de syndicats de personnel de l’Education Nationale, repris sans commentaires dans la presse française.
La suppression de la carte scolaire en France, en cours depuis 2007, suscite des remous dans les organisations telles que le Syndicat national des personnels de direction de l’éducation nationale (SNPDEN). Dans la dernière édition de son mensuel interne Direction, ce syndicat publie une enquête réalisée auprès de 2758 établissements scolaires entre le 9 et le 19 mars 2010
[1]. Elle comprend notamment les témoignages bruts des personnels intérrogés, recueillis auprès de ces établissements.
Les quotidiens nationaux, porte-voix des syndicats
Les grands quotidiens nationaux se sont bien évidemment érigés en porte-voix de ce syndicat, reprenant les conclusions de l’étude en question, sans pratiquement faire preuve d’esprit critique ni de mise en perspective, on citera par exemple Le Monde du 7 mai 2010 :
« "Le système n’est pas à feu et à sang, puisque 60 % des chefs d’établissement disent ne pas ressentir les effets de cette ouverture. En revanche, si l’on s’intéresse aux 20 % qui vivent au quotidien les conséquences directes, le bilan est plus inquiétant", explique Philippe Tournier, secrétaire général du SNPDEN.
[..]
Un millier d’établissements seraient en train de glisser d’un équilibre précaire vers le camp des "difficiles". Ces établissements un peu défavorisés sont 37 % à enregistrer une "homogénéisation" de leur population. Peu à peu, ils sont fuis par les classes moyennes et colonisés par les élèves venus de collèges en voie de ghettoïsation. »
Il en est de même par ailleurs d’un article du quotidien Libération daté du même jour, ou même d’un autre de Slate.fr. Le lecteur restera sur sa faim quand à l’analyse de ce fameux rapport qui semble désormais faire foi sur la situation post-suppression de la carte scolaire, faute d’autre enquête disponible. C’est d’ailleurs ce que le Ministère de l’Education Nationale concède mollement expliquant notamment que l’absence d’étude d’impact sur une de ses propres mesures est due au fait que « il n’y a pas de choses encore suffisamment saillantes pour pouvoir en tirer des conclusions suffisamment significatives pour aller au-delà de ce qu’on a fait jusqu’ici » [2]. Le débat attendra donc les conclusions des cerveaux du Ministère.
Le présent article n’a pas pour objectif de discuter le bien-fondé de la suppression de la carte scolaire (puisque cette thèse a déjà été défendue par ailleurs, voir notamment cette interview d’un responsable politique et d’un sociologue [3]) mais plutôt d’analyser l’étude du SNPDEN [4], ses conclusions, et également de se pencher sur les données brutes recueillies auprès des 2758 établissements scolaires, témoignages de première main des acteurs administratifs de cette réforme.
Une étude entièrement tournée vers l’analyse du bien-être corporatiste des personnels de l’EN
En se penchant attentivement sur le rapport en question,on est frappé par une lacune assez capitale de celui-ci : à aucun moment le rapport ne s’interroge sur l’intérêt que peu avoir une telle réforme et sur son impact sur la scolarité des élèves, ni sur la qualité de l’enseignement, etc.
En revanche, voici ce que l’on peut lire dans l’introduction du rapport, qui résume l’objectif de l’enquête : "En effet, vu vite, de haut, de loin et en gros, les résultats de l’enquête semblent montrer que les établissements sont peu touchés, que la mixité scolaire et la mixité sociale s’accroissent, qu’il y a plus de retours du privé." [5]
La totalité du rapport s’interroge sur les conséquences technocratiques sur les établissements et ses personnels d’une part, et sur des éléments de nature idéologiques tels que la mixité sociale, sans que l’on sache si ce dernier élément est un objectif souhaitable en soi, ni d’ailleurs pourquoi.
Le rapport ensuite résume en six points les conclusions exhaustives de son étude :
La mise en concurrence latente des établissements est réelle et peut être mesurée.
La mise sous pression affecte prioritairement les établissements les plus défavorisés aux résultats les plus faibles.
Les établissements ZEP/RAR sont ainsi les plus durement affectés à tous points de vue (effectifs, mixité).
Les établissements « moyens » mis en concurrence latente radicalisent leur profil (dans un sens ou dans l’autre).
La mise en concurrence latente amplifie les départs vers le privé (contrairement à l’idée reçue).
L’assouplissement de la carte scolaire entraîne une diversification très modérée du public des établissements les plus favorisés. [6]
Pour ceux qui n’auraient pas encore compris que l’objectif de cette enquête est moins l’examen de l’impact d’une réforme sur l’Education Nationale de la France que l’analyse des conséquences de celle-ci sur la corporation des fonctionnaires d’Etat concernés, le SNPDEN est encore plus clair lorsqu’il conclut que :
« Tout se passe comme si l’assouplissement de la carte scolaire attisait le mouvement (latent ailleurs) de dégradation des établissements un peu défavorisés mais encore mixtes perdant une partie de leur population au profit d’autres, moyens ou un peu favorisés, qui sont les seuls à être finalement « mixés » dans des conditions souvent d’autant plus mal vécues que ces établissements sont davantage mis sous pression que les autres. Peut-être est-ce là l’indice de mouvements de radicalisation des établissements moyens « sans histoire » qui changent silencieusement de profils pour devenir franchement « bons » ou franchement « mauvais », mais toujours stressés par une situation précaire. Bref : une déstabilisation silencieuse de ce qui fait le cœur d’un service public de proximité : ne pas à avoir à se poser la question de savoir s’il faut y aller ou pas ! Pour n’être pas le plus spectaculaire, ce n’est pas le moins grave… [7] »
Ce qui est souligné ici, c’est la baisse d’effectifs de certains établissements (de leur part de marché diraient certains facétieux) , et la déstabilisation du secteur public. L’intérêt des élèves, le contenu des enseignements, l’avis des familles, l’intérêt pour le pays de cette réforme (ou pas d’ailleurs), tout cela est bien évidemment passé par pertes et profits par le SNPDEN.
Ainsi, on ne peut qu’affirmer que ce rapport, si il a le mérite d’exister, ne peut en aucun cas conserver son titre original ("Enquête sur l’assouplissement de la carte scolaire : premiers résultats") mais doit être renommé pour refléter plus fidèlement son contenu : un titre du type "Ce que la corporation des personnels de l’éducation nationale perd suite à la suppression de la carte scolaire : premiers résultats" semble déjà plus conforme à ce qu’il prétend apporter au débat national.
En dernier lieu, l’analyse des résultats bruts de l’enquête auprès des 2758 établissements révèle quelques suprises quand à la nature des éléments que les personnels de l’éducation nationale jugent importants de porter au niveau national, concernant cette suppression de la carte scolaire.
Les remontées du terrain, entre fatalisme et idéologie
Pour résumer rapidement les résultats de ces retours de terrain, on mentionnera un fait notable résultant de la suppression de la carte scolaire : une fuite rapide, structurelle, des élèves des établissements de ZEP vers des établissements locaux plus côtés, bénéficiant de meilleures résultats dans l’enseignement des élèves. Evidemment, dans ce contexte, il existe des gagnants et des perdants.
Parmi les gagnants, on peut mentionner un établissement où l’on constate que « l’assouplissement s’est traduit par une forte augmentation de la part des élèves aux meilleures résultats : 39% des entrants en seconde avaient plus de 15[/20 de moyenne] au collège en 2007, 44% en 2008, 56% en 2009 ». Encore un autre : « la corrélation est observable sur l’entrée en 6ème, où l’établissement a tendance à bénéficier de l’assouplissement de la carte scolaire (arrivée de "bons" élèves souhaitant éviter d’autres établissements) ». Ou enfin un dernier où « l’effectif a baissé en raison de l’ouverture d’un nouvel établissement mais tend à remonter en raison de l’attractivité de l’établissement. » Ces gagnants apparents de la réforme sont bien sûr les établissements mais également et en premier lieu les élèves, qui bénéficient d’une émulation et d’un climat de travail manifestement très favorable.
A côté de ceux-là, on trouve un nombre important de "perdants", établissements probablement de faible niveau, situés dans des zones difficiles, et dont parfois les responsables appellent à leur fermeture pure et simple : « l’établissement a perdu la moitié de ses effectifs en 10 ans. Accélération avec l’assouplissement. Point de non retour atteint : l’établissement n’est plus viable », .« Etablissement dont l’effectif est devenu si petit qu’il semblerait cohérent d’envisager sa fermeture ». A côté de ces situations extrêmes, c’est bel et bien le terme de fuite des établissements concernés que l’on retrouve le plus souvent, matérialisant la situation d’urgence dans laquelle se trouvaient nombre de familles dans ces bassins de population : « augmentation nette de la fuite des élèves vers d’autres établissements de l’agglomération », « la disparition de la carte scolaire n’a fait que renforcer une politique d’évitement de nombreux parents », « au regard des premiers éléments, il est à craindre que certaines familles confirment leur volonté de quitter l’éducation prioritaire, en usant de l’assouplissement de la carte scolaire »
Ces situations mettant en danger un certain nombre d’établissements font que désormais, les parents d’élèves sentent qu’une partie du pouvoir que s’était arrogée l’Education Nationale leur revient désormais, pour le meilleur et pour le pire : « actuellement il est fréquent que des parents menacent le collège de demander une dérogation pour un collège de meilleure réputation à la moindre punition ou sanction » ou encore « les parents se voient là accorder un pouvoir supplémentaire. Ils peuvent se permettre même une forme de chantage dans les établissements de proximité puisqu’ils prennent conscience de l’importance du recrutement. » ou enfin « l’assouplissement de la carte scolaire entraine un nomadisme de la populations scolaire, avec un sentiment d’une inscription en fonction du "menu" proposé (comme au restaurant) ». Quelle horreur : offrir la liberté de choix, quelle hérésie !
Arrivons désormais à la dernière catégorie de remontée du terrain que nous montre cette étude, à savoir la persistance d’un certain tropisme idéologique au sein de cette fonction publique : « les demandes de dérogations augmentent au fil des ans, même si leur nombre reste limité ; le départ concerne les "bons éléments", mettant en péril la mixité sociale » [8], ou encore plus beau « l’assouplissement de la carte scolaire est globalement mal comprise par les parents qui pensent souvent de façon simpliste qu’il leur est possible d’inscrire leur enfant "où ils veulent", sans autre considération ». Cette dernière phrase impose de se demander d’une part quelles autres considérations que l’intérêt de l’enfant doivent donc entrer en ligne de compte pour le choix d’un établissement : l’intérêt de la nation, de la France Eternelle, l’intérêt des fonctionnaires de l’Education Nationale ? Mais aussi d’autre part, en quoi est-ce une volonté simpliste ?
Autres exemples de cette remarquable politisation : « la levée de la carte scolaire a facilité le départ de ceux qui avait [9] un temps de trajet excessif (1h15 pour certains). Il s’agit plus de cela que d’un choix social ou politique [10] ». Le dernier exemple est encore plus ahurissant : « les commissions d’affectation devraient proposer un avis négatif pour les bons élèves et pour ceux des milieux favorisés ». Ainsi donc il devrait y avoir discrimination contre les gosses de riches, et plus bizarre encore, contre.... les bons éléments ?
C’est avec un dernier aveu, qui ne devrait pas étonner les plus informés d’entre nous, que nous allons clore cette analyse : « les stratégies d’évitement de notre lycée sont facilitées par l’assouplissement ou la libéralisation de la carte scolaire c’est sûr ! Mais elles existaient déjà avant et étaient accessibles aux "familles-CAMIF" qui connaissaient bien le système ». Une précisions s’impose : pour ceux qui ne savent pas ce que signifie cette élégante allusion, la CAMIF était à l’origine une coopérative d’achat réservée aux enseignants. En d’autres termes, la citation dont nous parlons révèle ce que beaucoup savaient déjà : le système scolaire était et est inégalitaire, mais il existe une population qui sait en jouer, facilement [11]. Cette population, c’est celle des enseignants eux-mêmes, connaissant toutes les ficelles pour obtenir telle ou telle dérogation d’exception [12].
Ces exemples de remontée du terrain, accablants, mettent en lumière nombre de problèmes qui gangrènent l’enseignement scolaire en France : sur-politisation du personnel, décalage structurel avec les besoins réels dans les bassins de population, impuissance face à la fuite (puisque c’est le terme employé) d’un nombre croissant de familles des établissements médiocres vers d’autres plus réputés, etc.
Ces constats méritent d’être confirmés, ou infirmés, par d’autres études, si possible indépendantes. Mais force est de constater que le tableau de la situation est bien noir.
Nous ne pouvions pas ne pas conclure sur une note d’optimisme après cet océan de médiocrité : « l’assouplissement de la carte scolaire est intéressant : il suscite une émulation et une volonté de bien faire pour obtenir si possible l’affectation désirée ». Il existe donc au moins un établissement en France où les personnes en charge de l’instruction des enfants de ce pays ont un a priori positif quand au fait d’augmenter la liberté de choix des parents. On pouvait commencer à désespérer, mais après tout, ce n’est peut-être pas si mal....
[1] Direction, n°178, mai 2010, p49-57
[2] LeFigaro.fr, 9 mai 2010
[3] L’Express, Faut-il supprimer la carte scolaire, octobre 2006
[4] Il est fâcheux de s’apercevoir une nouvelle fois que les grands quotidiens nationaux passent à côté du sujet à traiter, privilégiant la citation in extenso des auteurs de l’étude et la mention des réactions du Ministère de l’Education Nationale, sur l’analyse rigoureuse et approfondie des éléments portés sur la place publique.
[5] ibid,p49
[6] ibid,p49
[7] ibid,p53, c’est nous qui soulignons
[8] Ce concept de mixité sociale obligatoire semble être un des totems de ce syndicat, sans qu’à aucun moment son intérêt réel soit expliqué voire démontré.
[9] sic
[10] Phrase au demeurant incompréhensible : en quoi cela aurait-il pu être un choix politique ?
[11] Remarquons, d’après une étude de l’INSEE, que l’accès à l’enseignement supérieur est de ce point de vue encore plus inégalitaire : « L’accès aux grandes ou très grandes écoles est socialement très hiérarchisé quelle que soit la génération étudiée, et trois niveaux s’opposent : les fils d’enseignants et de cadres bénéficient de probabilités d’accès beaucoup plus élevées que les enfants d’origine « populaire », tandis que les enfants issus des classes « intermédiaires » s’intercalent entre ces deux extrêmes. Toujours pour la génération née dans les années 1950, un homme sur six d’origine « supérieure » ou un sur huit issu du milieu enseignant a intégré une grande ou une très grande école »
[12] Et ce par le choix de telle option rare comme les langues mortes, ou telle option artisitique, etc. disponibles uniquement dans les établissements les plus réputés
Messages
1. Carte scolaire : comment une , 10 mai 2010, 12:29, par Philippe Tournier (SNPDEN)
L’article de Chitah se base sur une approche erron