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Pourquoi l’État fragilise l’économie en prétendant la réguler ?
mercredi 26 mai 2010
Régulation de l’économie : qu’est-ce que cela veut dire ?
La semaine dernière, nous examinionsle rôle de l’état régalien dans la société en général et dans la "régulation" de l’économie et de la finance en particulier. Mais, comme nous l’avons entrevu, il y a bien d’autres raisons que l’état s’est donné pour intervenir dans l’économie. Et le moins que l’on puisse dire est que les hommes de l’état ne manquent pas d’imagination pour s’en inventer de nouvelles.
Quels sont les principes qui guident l’état en matière de régulation économique ? Sont ils complémentaires de l’action privée ? Ou antagonistes ? Peut-il exister plusieurs philosophies de la régulation ? Les politiques de l’état en la matière sont elles cohérentes ? Quels effets en attendre ?
Quelles sont les sortes de "régulations" existantes de l’économie ?
Le terme "régulation" fait partie de ces mots qui sont répétés dans maints articles sans être jamais explicités, mais qui peuvent avoir des sens différents selon le contexte. En outre, le mot français et le mot anglais sont de faux amis, le terme français suggérant une action physique de maintient d’un flux constant, alors que le terme anglais suggère une législation. Cependant, et de plus en plus, "régulation" en français est utilisé comme un terme législatif à la place de réglementation. Enfin et plus rarement, l’intervention directe de l’état dans un domaine peut être qualifiée de "régulation" par certains auteurs.
A l’opposé, les libéraux évoquent souvent la "régulation" par le marché, parfois l’auto-régulation, lesquels évoquent plutôt des ajustements entre offre et demande, ou l’élimination des mauvais acteurs de marché.
Il convient de mettre un peu d’ordre et de grouper en familles logiques ces différentes "régulations", sans comparaison ni jugement de valeur pour le moment.
Régulations étatiques
Lorsque l’état (au sens large. Comprendre : "les pouvoirs publics") intervient dans un domaine d’activité, il peut le faire de différentes façons :
Curative : traditionnellement, cela recouvre la litigation des conflits et des violations de la loi par la justice, ou encore l’injection d’argent pour réparer des dégâts causés par une suite d’événements non désirables et mal prévus.
Préventive (législative, réglementaire, normative...) : de par la loi, la norme ou le règlement, l’état peut autoriser ou interdire à l’action individuelle de sortir d’un cadre prédéfini antérieurement à la survenance de désordres. L’état peut en outre être partie prenante du contrôle de la bonne application des lois par des services d’inspection. Les autorités de marché (tels que la SEC aux USA, ou l’AMF en France) et leur action se situent clairement dans cette famille d’interventions.
Comportementale : par la subvention ou l’impôt, l’état peut tenter de favoriser certains comportements des agents économiques. Ces subventions et taxes peuvent être parfois visibles, parfois plus sournoises.
Protectrice : l’état peut "protéger" certains acteurs de l’économie, soit en renchérissant le coût des produits concurrents (douanes, normalisation "orientée"), soit en garantissant des monopoles ou des oligopoles privés, avec ou sans contrepartie. Les agences de notation, véritable oligopole de fait, obéissent à ce schéma. Fannie Mae ou la caisse des dépôts aussi. Sans parler de la FED, monstre juridique privé à la base mais sous totale protection des pouvoirs publics.
Monopolistique : l’état peut se substituer à l’initiative privée en opérant lui même certaines activités. Plutôt que de "régulation", il faut ici parler d’éviction de l’activité privée.
Régulations privées, régulations par le marché
La prévention des désordres ou risques de désordres consubstantiels à l’activité privée est confiée à plusieurs mécanismes distincts, de nature préventive ou curative. Si l’on s’en tient au coeur de sujet de cet article, à savoir la régulation de la sphère financière, on peut distinguer :
L’éducation, l’apprentissage : les essais et erreurs individuelles, et la publicité qui leur est faite, contribuent à développer un savoir permettant de déterminer de bonnes et moins bonnes pratiques dans la conduite des affaires.
La standardisation permet de comparer l’action ou la production de divers agents économiques selon des critères communs, et aussi plusieurs productions d’entreprises différentes d’interagir. Les normes comptables appartiennent à cette famille d’interventions.
L’information économique permet aux différents acteurs susceptible de contractualiser une relation de déterminer l’opportunité et les conditions de gestion des risques liés à chaque contrat. Ainsi, une entreprise qui se fragilise, si elle ne peut le dissimuler, obtiendra de moins bonnes conditions de paiement de ses fournisseurs, de moins bon taux d’intérêts de la part des banquiers...
La litigation peut, éventuellement, être le fait d’arbitrages privés. Les conditions du succès de tels arbitrages sont multiples.
Les procédures de faillite et de liquidation sont l’outil ultime de reconnaissance d’éventuels échecs de l’initiative privée. Ce dernier point aurait pu également être inclus dans les régulations d’ordre public, l’insolvabilité impliquant souvent le non respect d’engagements induisant la possibilité d’une intervention d’un tribunal.
Naturellement, la barrière entre régulations publiques et privées n’est pas toujours claire. Une activité économique libre, au sens de la relative présence de concurrence, peut n’en être pas moins encadrée par des lois. Une norme définie par certains professionnels peut être rendue obligatoire par le législateur. Et ainsi de suite.
A ce stade, et si nous acceptons la prémisse que nous nous situons dans une économie de marché, où la base du fonctionnement de la société est une économie fondée sur l’initiative individuelle et l’échange librement consenti, alors nous pouvons poser le principe que les modes de régulation privés sont toujours possibles, puisqu’ils relèvent d’une logique de marché, et la question qui se pose à nous est de savoir quel est leur domaine d’efficacité, si certaines régulations étatiques peuvent améliorer le fonctionnement global de l’économie, ou si au contraire certaines interventions publiques peuvent nuire au bon fonctionnement des instruments de régulation privée.
L’objet régulé : l’échange
La base de l’économie a de tout temps été l’échange. Dès que les humains ont compris qu’il était de leur intérêt de diviser les tâches productives au sein d’un groupe pour améliorer les conditions de vie du groupe, la nécessité de l’échange s’est imposée. Même dans les économies les moins libérales, l’échange a toujours joué un rôle. Selon les sociétés, l’échange a oscillé du plus libre au plus encadré par les pouvoirs en place. Mais la base de la survie, de la vie et de l’accomplissement des êtres humains repose sur leurs capacités à échanger.
Aujourd’hui, il n’est plus guère d’économiste sérieux ou de politicien qui ose encore affirmer que des échanges totalement planifiés par la puissance publique soient une bonne chose. En revanche, nombreux sont ceux qui pensent qu’un certain niveau d’intervention de l’état - "état" au sens large, pris comme l’ensemble des pouvoirs publics locaux, nationaux, et pourquoi pas, demain, mondiaux - est nécessaire, pour corriger certains dysfonctionnement résultants, selon eux, des échanges libres.
Réguler l’économie signifie donc, à la base, intervenir dans les échanges, c’est à dire modifier le périmètre et le résultat final qui aurait résulté d’échanges sans la moindre intervention.
Une notion importante : l’équilibre dynamique de l’échange
La caractéristique de l’échange libre est d’être perçu comme gagnant pour les deux parties au moment de l’échange, sans quoi au moins une des deux parties ne l’entreprendrait pas. Lorsque vous échangez, par exemple, une automobile contre une certaine somme d’argent, vous estimez que la mobilité - et l’affichage d’un certain statut social - que vous donnera l’automobile pendant une certaine durée a plus de valeur que l’argent que vous lâchez dans la transaction, alors que le concessionnaire automobile, qui à titre personnel n’a pas d’usage valable des cinquante voitures sur son parking, est à l’évidence plus intéressé par l’argent qu’il en retire, qui lui permettra de réaliser d’autres échanges qui lui seront utiles.
Il est à première vue délicat d’employer le terme d’équilibre pour qualifier ces échanges, le terme d’échange "équilibré" ayant été déjà utilisé dans un autre sens et un autre contexte par d’autres économistes, et étant souvent utilisé à tort par les adeptes d’un fort interventionnisme pour disqualifier, bien à tort, les idées libérales, en ce sens que "l’équilibre de l’échange" induirait que si une personne réalise un gain, c’est que l’autre réalise nécessairement une perte. Cette vision "statique" de l’équilibre économique des échanges est naturellement un non-sens.
Cet échange libre et dualement gagnant est "équilibré", non pas "statiquement" en terme de "valeurs échangées", mais il s’agit d’un équilibre dynamique, tel celui d’une bicyclette en mouvement, en ce sens que les deux acteurs de l’échange réalisent un gain, ce qui leur permet de continuer à s’inscrire dans d’autres opérations d’échange, elles mêmes gagnantes, et ainsi de suite. Tant que vos échanges sont gagnants, en quelque sorte, vous pouvez continuer à pédaler pour maintenir le vélo de votre ménage, de votre entreprise, et au final de votre économie en équilibre dynamique.
Si tous les échanges librement consentis étaient ainsi dualement gagnants, l’économie serait "dynamiquement équilibrée", tous les individus accroissant leur gain indéfiniment et ne risquant donc pas de rupture dans leur capacité à échanger. L’ensemble des agents économiques constituerait un peloton tranquille, d’où certes s’échapperaient certains coureurs plus agiles que leurs concurrents, mais qui permettrait à tout le monde de rallier la ligne d’arrivée en bonne santé. De faillites, de ruptures, nous n’entendrions jamais parler.
Malheureusement, tous les échanges, même librement consentis, ne sont pas dualement gagnants, et c’est là une notion essentielle. "L’échange libre est perçu comme gagnant par ses participants au moment ou il est entrepris", ce qui n’est pas tout à fait la même chose, et encore la notion de gain doit elle s’envisager sur la durée attendue des effets de l’échange. Mais tous les échanges ne se révèlent pas gagnants sur cette durée attendue. Autrement dit, un échange espéré "gagnant" par au moins un des participants peu se révéler "perdant" à terme.
Tout échange repose sur une estimation d’un gain. Mais que cette estimation soit erronée et le gain peut devenir perte.
Et lorsqu’une des parties prenantes de l’échange ne réalise pas le gain attendu, alors l’équilibre dynamique de l’échange est rompu. Toute la question est alors de savoir si, tel un cycliste en peloton, l’agent économique affecté par la perte pourra digérer sa perte, et donc "rétablir l’équilibre", ou s’il tombera. Et dans ce cas, dans sa chute, sera-t-il seul, ou entrainera-t-il quelques compagnons de route, ou provoquera-t-il un accident affectant l’ensemble du peloton ? Dans ce dernier cas, s’il existe, le terme de "risque systémique" pourra être employé.
Les causes de la rupture de l’équilibre dynamique des échanges
Les trois principales causes qui peuvent transformer un échange gagnant-gagnant en échange gagnant-perdant, voire perdant-perdant, sont, par ordre croissant d’intervention humaine, la pure malchance, l’erreur de jugement et la malhonnêteté.
Pour ce qui est de la malhonnêteté, je vous renvoie à l’article "Le rôle oublié de l’état Régalien".
Point n’est besoin de trop développer la question de la malchance. Vous vous engagez à fournir un travail pour un employeur contre un salaire qui vous convient. Las, une maladie vous empêche de réaliser votre part du contrat, occasionnant une perte sèche de revenu pour vous et une perte de production pour l’employeur. La voiture que vous venez d’acheter tombe en panne le lendemain de sa fin de période de garantie, cela arrive à une voiture sur 1000 chez ce constructeur. La foudre s’abat sur votre maison quelque jours après son achat. Etc...
Les réponses privées face à la malchance sont connues depuis longtemps.
Tout d’abord, des choix de vie limitant l’occurrence d’un risque sont préférables à ceux qui les multiplient. Si vous avez le choix, mieux vaut ne pas fumer, si votre objectif est de réduire votre risque d’occurrence d’un accident vasculaire. Mieux vaut si on le peut éviter de construire sa maison en zone fortement inondable ou dans un couloir d’avalanches. Pratiquer l’adultère régulier sans préservatif vous expose aux maladies vénériennes. Etc.
Si le risque ne peut être totalement évacué, des moyens de protection techniques, lorsqu’ils existent, un vaccin, un paratonnerre, une maison surélevée ou avec des ouvertures basses étanches, permettent de se prémunir contre de tels tourments. Ainsi, le progrès technique a permis à un pays comme le Japon de gérer avec une relative sérénité le risque sismique, inévitable dans l’archipel et omniprésent dans les lois et normes encadrant l’activité du pays, alors que des tremblements de terre d’intensité bien moindre provoquent des dégâts parfois dramatiques dans des pays plus pauvres et moins bien préparés.
D’autre part, des assurances et des garanties permettent, contre versement d’une prime correspondant à une fraction du préjudice possible, d’obtenir une compensation lorsque le risque assuré se matérialise. En contrepartie, l’assureur peut vous contraindre à respecter certaines obligations.
Inutile de trop s’appesantir. L’erreur de jugement est un facteur bien plus important que la malchance dans la déstabilisation des échanges.
Erreur, malchance, malhonnêteté, quels recouvrements
L’erreur de jugement est celle qui fait, par exemple, qu’un entrepreneur se méprend sur le potentiel de revenus de son entreprise. Entreprendre est un acte hautement spéculatif, au sens originel du terme, et il arrive chaque jour que des entreprises voient leurs ventes inférieures à ce qu’elles espéraient, ou des coûts de production se révéler supérieurs à leurs attentes. Or, l’entrepreneur, pour pouvoir échanger avec des clients potentiels, s’est engagés préalablement dans de nombreux autres échanges, avec des fournisseurs, des salariés, des financeurs, et se retrouve donc, du fait de son erreur de jugement, dans la situation de voir les échanges dans lesquels il est engagé se révéler globalement perdants.
Ce déséquilibre peut en entraîner d’autres : si la perte est trop importante, des fournisseurs peuvent ne plus être payés, et à leur tour mettre en défaut leurs propres fournisseurs et ainsi de suite. Des salariés peuvent ne plus recevoir de salaire et ne plus pouvoir honorer leurs propres engagements contractuels : crédits, loyers, factures, etc...
Petit retour en arrière sur la malhonnêteté : elle est, finalement, un prolongement immoral de l’erreur de jugement : un des deux participants de l’échange peut être trompé ou volé par l’autre. Par extension, le vol (sans "échange"), et sa cousine l’extorsion, peuvent être considérés comme une forme ultime d’ "échange" malhonnête, le volé perdant tout et recevant en échange une valeur zéro, voire des coûts additionnels sous forme de blessures physiques.
Dans ce cas comme dans celui de l’erreur de jugement, il y a au moins un perdant, voire deux. Dans les deux cas, les conséquences d’un déséquilibre dynamique dans un échange peuvent se diffuser en chaîne et provoquer d’autres déséquilibres dynamiques dont la répétition peut se révéler catastrophique.
Par contre, la différence majeure entre l’erreur de jugement et la malhonnêteté est que dans le premier cas, les échanges consentis sont restés libres, mais que dans l’autre cas, l’échange a été obtenu par violation, directe ou sournoise, du libre consentement d’un des participants. Quelque part, la malhonnêteté et l’habilité de l’escroc sont la malchance de sa victime.
Tout cela pour dire que la séparation entre ces trois sources de déséquilibres n’est pas toujours nette. Mais pour la suite, nous nous en tiendrons à l’erreur de jugement comme cause majeure de rupture de la dynamique de l’échange.
Pourquoi réguler ? La régulation comme rétroaction des déséquilibres.
A ce stade, nous pouvons commencer à ébaucher une liste des objectifs possibles de la régulation, sans nous prononcer pour l’instant sur la pertinence de ces objectifs.
La régulation économique, quels que soient ses mécanismes, se donne donc, parmi ses objectifs, celui de tendre vers un monde où tous les échanges seraient gagnants-gagnants, ce qui serait un gage d’équilibre dynamique général des sociétés, autrement dit, d’enrichissement perpétuel de l’ensemble de ses membres.
La régulation peut donc avoir pour objectif :
soit d’empêcher que les ruptures de l’équilibre dynamique ne se produisent,
soit que les inévitables ruptures qui se produisent à un moment donné ne se transmettent pas de proche en proche à des tiers non responsables du déséquilibre initial et qui en subiraient les conséquences, évitant ainsi tout risque de rupture globale de l’économie.
Bref, les régulations peuvent avoir pour but, non forcément exclusifs l’un de l’autre, soit de prévenir les déséquilibres dynamiques, soit de rétro-équilibrer les systèmes d’échange dans lesquels un déséquilibre survient, de façon à éviter une propagation incontrôlée des déséquilibres pouvant menacer le système.
Par analogie avec les sciences physiques, nous dirons que la régulation doit opérer comme une force de "rétroaction correctrice" (académiquement, on parle plutôt de rétroaction négative) des déséquilibres. Si les déséquilibres locaux d’un système entraînent sa chute, alors le système subira au contraire des "rétroactions positives", ce que le langage courant traduira par "emballement fatal", "réaction en chaîne", "cercle vicieux", ou "risque systémique".
Un balancier est l’archétype du système équilibré : si le vent fait bouger le poids au bout de la corde, la force de gravité tend à ramener ce poids à la verticale. De même, un navire est naturellement équilibré lorsque son centre de gravité est situé plus bas que son centre de poussée d’Archimède : une vague transversale, sauf véritable tsunami, ne pourra le renverser. En revanche, si cette règle de conception n’est pas respectée, la plus petite vague pourra le retourner comme une crêpe, la nouvelle position d’équilibre atteinte se révélant fort problématique pour la survie des passagers ! Sur Terre, un système "non équilibré" finit donc par parvenir tout de même à un état d’équilibre, mais différent de l’équilibre initial, et souvent impropre à la poursuite du bon fonctionnement du système.
La régulation financière et économique peut donc être perçue comme l’ensemble des mécanismes qui tendent à maintenir le paquebot de l’économie, c’est à dire l’agrégation de tous les échanges, en équilibre dynamique même lorsque que quelques vagues viennent le contrarier.
La régulation comme outil de maintien de l’équilibre dynamique global des échanges peut donc se donner pour but - sans présumer de la pertinence de ce but - soit d’empêcher, soit de corriger les effets des vagues perturbatrices que sont la malchance, de l’erreur de jugement, ou de la malhonnêteté.
Si ces deux objectifs ne peuvent être atteints, elle doit se donner comme but ultime d’éviter que la propagation des effets de ces vagues perturbatrices n’entraîne un emballement fatal, un "risque systémique", provoquant tant de ruptures de cet équilibre que trop de personnes ne puissent s’inscrire dans un réseau d’échanges dynamiques, ce qui signifie en clair que les moyens de survie d’une large partie de la population ne seraient plus assurés.
Pourquoi réguler ? la régulation comme outil de modification du résultat de l’échange
Mais il existe encore d’autres objectifs que certains ont affectés à la régulation, qui sortent du champ de la simple nécessité de rétroaction correctrice des déséquilibres. Ces objectifs, comme nous allons le voir, ne sont que la continuation de la prédation par des moyens détournés.
"Obtenir plus en donnant moins" : la régulation clientéliste
L’échange libre est perçu comme gagnant par les deux parties, soit. Mais la psychologie humaine fait que certains voudraient gagner un peu plus, en donnant un peu moins. Du côté de l’offre, arriver à fournir à l’acheteur le produit qu’il veut au prix qu’il veut tout en permettant au producteur de vivre n’est pas facile tous les jours, surtout avec ces nouveaux concurrents qui innovent sans arrêt, nous obligeant à ne jamais nous reposer sur nos lauriers. Du côté de la demande, si l’on pouvait forcer certains fournisseurs à vendre moins cher ? Certains employeurs à payer mieux ?
Bref, tout échange, fut il dualement gagnant, porte en germe la possible frustration d’une des parties (cette notion a été développée ici). Pour simplifier, il existe une zone de prix dans laquelle l’échange ne sera jamais entrepris, parce qu’une des deux parties sera insatisfaite. Mais il existe une zone de prix dans laquelle les deux parties concluront le deal "à défaut de mieux", mais où l’un des deux acteurs ressentira une frustration : le vendeur, s’il a été obligé d’accepter un prix très bas, ou l’acheteur, s’il n’a finalement pas trouvé d’offre à un prix qu’il aurait jugé 100% satisfaisant.
Il existe donc une tentation de trouver des moyens de réduire la frustration de l’échange. Un de ces moyens est de faire appel à un troisième participant, l’état, et derrière l’état, le contribuable, en assortissant l’échange de subventions. Dans ce cas, les deux participants de l’échange s’imaginent être gagnants, jusqu’à ce qu’ils reçoivent leur feuille d’impôts, mais peut-être n’établiront-ils pas la relation. Le second moyen est de limiter la possibilité de négociation d’une des parties pour favoriser l’autre, soit en faisant adopter par le législateur des textes limitant la concurrence (pour les offreurs) ou la marge de négociation du vendeur (pour les acheteurs).
En France, les subventions et lois de ce type sont légion : primes à la casse pour l’automobile, remise fiscale pour certains travaux dans les logements ou certains investissements, subventions directes ou sournoises à certains types d’entreprises, numerus clausus, salaire minimal, barrières douanières, lois d’encadrement des centrales d’achat, et demain encadrement des bonus, etc...
Ces réglementations, que l’on qualifiera de "clientélistes", ont pour objectif de prévenir ou répondre à la frustration des clientèles électoralement influentes. Elles ont systématiquement pour effet corolaire de faire perdre soit au contribuable, soit à un des participants de l’échange, ce que gagne l’autre partie prenante. Souvent promulguées sous prétexte de "rétablir" un prétendu "équilibre" des échanges, le terme d’équilibre étant alors improprement considéré au sens statique, elles se révèlent en fait par nature constituer une source de déséquilibre de la dynamique des échanges.
Autrement dit, si l’état prétend à la fois par la régulation empêcher ou contenir les déséquilibres dynamiques, tout en réduisant les frustrations de certaines clientèles, il poursuit deux lièvres antagonistes ! Pour reprendre la métaphore cycliste, il se donne pour mission de maintenir les coureurs du peloton debout, mais en lestant les bicyclettes d’un poids latéral.
Modifier le résultat global de l’échange
Le second objectif souvent assigné à l’intervention publique est de modifier la répartition globale des gains nés de l’échange libre.
Dans toute économie de l’échange, certains se distinguent mieux que d’autres, ce qui engendre des inégalités matérielles. Toute analyse d’une situation suppose une confrontation de données (un constat d’inégalités, un écart de revenu entre telle tranche et telle tranche de la population) avec un système de valeurs. Pour certains, l’inégalité matérielle n’est pas un problème tant qu’elle est le résultat d’échanges librement consentis sans tricherie. Pour d’autres, elle est un problème insupportable.
Pour la grande majorité, elle est inévitable, mais s’il est possible de faire en sorte que les moins favorisés par le résultat de l’échange soient aidés par ceux qui le sont plus (et surtout par... "les autres"), alors la possibilité doit être explorée. Aussi existe-t-il une demande politique de "réduction des inégalités", c’est à dire de modification par la contrainte du résultat global de l’échange. Cette modification peut être marginale (modèles peu redistributifs visant à asssurer un "filet de protection" aux moins chanceux) ou importante (politique fiscale et sociale visant une très forte réduction de l’écart de revenus).
Cette intervention est donc redistributrice. Si cette redistribution se borne à "désolvabiliser" marginalement certains revenus par le haut pour "resolvabiliser" certains revenus par le bas, sans autre distinction que les revenus initiaux, on peut accepter pour prémisse qu’elle ne perturbe aucun échange. On peut faire d’autres griefs à ces politiques, mais pas celui là. Ainsi, par exemple, les propositions de "revenu universel" ou assimilées ("filet de sécurité") prônées par certains partis, y compris libéraux, entrent dans ce champ, à partir du moment où aucune considération catégorielle ou sectorielle ne vient créer une privilégiature pour quelques uns, financée par d’autres.
Derrière l’illusion universelle, le piège clientéliste
En revanche, des lois protectionnistes, ou de fixation de salaire minimum, qui se veulent universelles mais qui opèrent une distorsion de la capacité de certains acteurs de s’engager dans un échange durablement gagnant, sont déstabilisatrices de l’équilibre dynamique des échanges. En rendant plus difficile l’occurrence d’un gain pour au moins une des parties, elles réduisent les opportunités d’échanges dualement gagnants, donc la taille de l’économie, et augmentent les probabilités d’échec des échanges tout de même entrepris, donc l’instabilité économique.
Ajoutons que toute politique de modification "globale" des résultats de l’échange libre porte en germe la promulgation de régulations clientélistes.
Mettons nous à la place de celui qui veut "obtenir plus en donnant moins" : ne pourrait il pas utiliser son influence, s’il appartient à un groupe de pression capable de peser sur le débat public, pour être, à titre personnel, bénéficiaire net des effets de cette redistribution, même si la pure arithmétique ne l’aurait pas classé dans la liste des bénéficiaires "normaux" de la redistribution ?
S’il pouvait toucher des subventions, mais faire payer les impôts afférents par d’autres, s’il pouvait forcer son prix à l’acheteur, sans être lui même contraint de se fournir à prix contraints, que la vie serait plus facile... Aussi toute politique de "modification globale des résultats de l’échange" porte en germe l’intrusion de la régulation clientéliste, donc du déséquilibre de la dynamique des échanges.
La correction de ses déséquilibres dynamiques d’une part, et la modification des résultats de l’échange d’autre part, sont donc par nature deux objectifs antinomiques.
Toutes les interventions visant à redistribuer la richesse ne pouvant être politiquement exclues dans le monde réel, elles devraient pour le moins se donner pour objectif soit de favoriser la redistribution volontaire privée, sous forme caritative ou par le biais de sociétés privées de secours mutuel ou d’assurance, par exemple, ou bien s’en tenir à des interventions à caractère universel, excluant toute disposition clientéliste, toute limitation sectorielle.
C’est la différence notable observée par l’économiste Pierre Cahuc entre les modèles "sociaux" nordiques et le modèle Français : les premiers, parce que plus universels dans leurs conditions d’accès, et bien moins enclins que chez nous à la ségrégation catégorielle, sont beaucoup mieux acceptés par la population, entrainent moins de situations conflictuelles, et semblent obtenir de meilleurs résultats, tant en terme de maintien de la capacité d’échanger des plus pauvres que de niveau de vie global, que notre modèle social ultra-clientéliste, où les "acquis sociaux" de quelques uns sont lourdement facturés à l’immense majorité.
Incompatiblité entre différentes philosophies de la régulation
A ce stade, nous pouvons d’ores et déjà conclure que lorsque l’état veut, pour des raisons compassionnelles ou clientélistes, ajouter comme objectifs de sa régulation une modification du résultat économique de l’échange libre, en terme de répartition matérielle de la richesse entre les participants, il contribue en fait à ajouter des sources de déséquilibre à ces échanges, donc il fragilise certains participants.
Les régulations à finalité de "stabilisation" de l’économie d’une part, et celles visant à "modifier le résultat" d’une dynamique des échanges libres d’autre part, sont donc par nature antagonistes.
Or, l’état tend, à chaque cycle électoral, à changer de philosophie régulatrice comme de chemise. Mais il n’abroge jamais totalement les lois existantes. Il les modifie, en ajoute de nouvelles, mais en supprime peu. Il résulte de cette façon de produire du droit que les textes fixant ses modalités d’intervention dans l’économie ne présentent aucune cohérence philosophique au fur et à mesure que la société évolue. Les lois visant à "redistribuer", à "protéger", à "encadrer" l’échange se télescopent donc joyeusement avec celles supposées éviter que trop d’entreprises ne puissent, à un moment donné, défaillir.
Il apparaît donc que cet empilement progressif de lois visant successivement à la stabilisation de l’économie, comme les régulations bancaires ou la création d’un médiateur du crédit, puis à répondre aux aspirations "sociales" et le plus souvent clientélistes de l’électorat, conduit à fragiliser l’économie dans son ensemble, en rendant plus difficile le respect de la condition d’équilibre dynamique - le double gain sur la durée totale attendue des effets de l’échange - par chaque participant.
"Incohérence déstabilisatrice"
Un exemple concret : l’évolution de la législation bancaire aux USA est la meilleure illustration de ce phénomène de déstabilisation par l’empilement historique d’incohérences législatives - toute l’histoire est dans ces deux articles, volet 1, volet 2 -. En résumé, le législateur a d’abord, entre 1927 et 1935, voté trois lois rendant de facto quasi impossibles le financement privé du crédit immobilier, puis il a créé un monstre juridique public (Fannie Mae) pour faire ce qu’il avait interdit aux banques, puis il l’a privatisé, lui a créé un clone (Freddie Mac), mais sous un statut obligeant ces sociétés à s’engager dans des opérations de modification à grande échelle de leur dynamique des échanges, en les obligeant à accepter des pourcentages croissants de dossiers "de basse qualité". Puis il a abrogé certaines lois de la période 27-35 mais sans toucher aux deux monstres nés des effets pervers de ces lois, tout en assortissant la "libéralisation" de conditions (le CRA) qui ont conduit les banques voulant profiter des potentialités de cette libéralisation d’adopter une gestion de leurs échanges avec leurs clients dangereusement déstabilisatrice de leur équilibre dynamique.
Et boum ! Les banques ne pouvaient plus s’inscrire dans une dynamique gagnante sur le long terme avec de tels boulets législatifs attachés à leur activité. Et la chute de quelques uns de ces grands établissements emblématiques nous a fait entrer dans la période d’instabilité économique la plus grave de l’histoire récente, et ce bien que les banques étaient censées constituer un écosystème sûr grâce aux régulations de Bâle, lesquelles se sont révélées aussi efficaces que la ligne Maginot. Ces régulations, passées dans un contexte donné, n’ont pas fonctionné 15 à 20 ans après leur promulgation, parce que le législateur de la première économie mondiale avait entre temps modifié des pans entiers de sa réglementation économique et sociale du crédit, rendant les lignes de défense des accords de Bâle obsolètes.
La régulation de l’économie par l’état a donc, entre autres inconvénients, d’être condamnée à ce que nous appellerons l’incohérence déstabilisatrice née de son conflit permanent avec la régulation sociale, ce qui tendra à fragiliser l’économie, alors que c’est justement l’effet inverse qui était recherché. Et voilà pourquoi tant de régulations étatiques tendent à renforcer les effets indésirables qu’elles étaient supposées combattre.
Sachant que quel que soit l’attrait théorique d’une société sans intervention de nature clientéliste des états, cette perspective est aussi lointaine que le premier voyage humain sur Jupiter, les "régulations" qu’il pourrait mettre en oeuvre visant à empêcher les déséquilibres économiques sont donc, pour l’ensemble de ces raisons, condamnées à échouer, et parfois très gravement.
Après cette entrée quelque peu générale et abstraite, il reste à rentrer dans le dur de la régulation financière : l’état doit il intervenir préventivement pour empêcher tout risque systémique ? Doit il définir qui a le droit de faire tel ou tel métier, et de quelle façon il doit être fait ? Où la régulation privée peut elle suffire à assurer un excellent équilibre de l’ensemble ? Et si oui, sous quelles conditions ? L’intervention publique peut elle renforcer l’efficacité des mécanismes privés ? s’y substituer ? Ou doit elle être réduite à sa plus simple expression ? A la semaine prochaine... peut-être.
Voir en ligne : Pourquoi l’