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L’impuissance publique
Vers la réforme de l’Etat
mardi 3 avril 2001
Roulez carrosses...
Aucun poste important ne peut être tenu sans être assorti d’une voiture de fonction conduite par un (ou deux) chauffeur. Il n’y a pas beaucoup d’heureux bénéficiaires de ce privilège qui s’interrogent sur son bien-fondé, et moins encore pour le remettre en cause. On les comprend : se débarrasser du chauffeur est assez facile ; en revanche, demander à changer la puisante Safrane, ou l’humiliante Laguna, pour un modèle plus modeste exige une procédure complexe. Une obscure « réglementation » au statut incertain a prévu qu’on demande une voiture plus puissante que celle prévue, mais pas une moins puissante : il faut supplier, attester qu’on a conscience de commettre une irrégularité, et patienter trois mois.
Notre Etat voyage en première classe. C’est obligatoire pour les fonctionnaires de catégorie A prenant le train, même pour une heure, même pour Bruxelles - même si la différence entre première et seconde ne saute pas aux yeux. Soit un fonctionnaire qui part le matin pour une réunion à Bruxelles : le petit déjeuner est prévu dans le prix du billet ; il repart à 13 heures et est également servi à la place. Au retour, il remet son billet à sa secrétaire qui solde le dossier de son déplacement. Il recevra trois mois plus tard 300 francs d’indemnités de déplacement. Il n’a rien dépensé, a été nourri, payé. Tout déplacement à l’étranger donne lieu à indemnité, au prorata de sa durée. Vous pouvez demander à ne pas percevoir cette somme : vous bloquez alors le règlement définitif de votre déplacement, et plongez d’innombrables fonctionnaires dans l’affliction.
Thierry Thuot (in « Notre Etat »)
Extrait de « Notre Etat »
Impuissance publique
Pourquoi la fonction publique, dotée d’équipes aussi méritantes, reste-t-elle un tel bloc d’improductivité ? Visiblement, ce n’est pas une affaire de personnes, mais d’organisation. La réponse est simple : elle n’a intégré aucune conquête des systèmes modernes, la déconcentration des responsables, le fonctionnement en réseaux, la transparence, l’émulation interne, la primauté donnée à l’innovation, la rapidité de la transmission des informations, la curiosité vis-à-vis de l’extérieur. Notre machine bureautique est tout le contraire de cela : elle est restée taylorienne, opaque, hiérarchique, aveugle vis-à-vis de l’extérieur. Elle produit des règlements comme les usines Ford fabriquaient des automobiles il y a un siècle, avec le même contentement de soi et le même sentiment d’invulnérabilité. Comment expliquer autrement que les entreprises, avec un personnel somme toute ordinaire mais une excellente gestion, parviennent à accomplir des performances extraordinaires, alors qu’il faut, pour que des administrations fonctionnent passablement, que des indivi- dualités exceptionnelles se dépensent sans compter à combattre l’inertie de systèmes mal agencés et l’apathie d’un personnel mal employé ? Or l’organisation la meilleure est justement celle qui est suffisamment bien huilée pour se passer de héros.
Il en va de l’administration aujourd’hui comme de la société de l’Ancien Régime. C’est une cascade de privilèges dont le plus recherché est celui de rester le plus tard possible au bureau, l’expression la plus caricaturale de cette nomenklatura à la française étant le régime des cabinets où de jeunes et brillants sujets s’agitent, décident ou feignent de décider, en tout cas s’épuisent corps et âme aux dépens des fantassins administratifs, reclus loin des sources du pouvoir et voués à la frustration ou à la somnolence.
Il n’est guère étonnant qu’un tel système d’essence aristocratique, qui accorde plus de prix à l’exploit personnel qu’à la performance collective, soit à la source de fortes rivalités individuelles ou plus souvent claniques. Notre administration est éclatée et, si l’excellence d’une organisation se mesure à la facilité de ses communications internes, elle mérite un zéro pointé. Cette balkanisation de l’action de l’Etat, que la création de l’ENA n’est pas parvenue à réduire, est calamiteuse. Elle le serait plus encore si les services du Premier ministre ne faisaient pas tourner en permanence, comme une éternelle roue d’écureuil, la ronde des comités interministériels où les représentants des différents cabinets, tels les diplomates des puissances autour de la table du congrès de Vienne, passent de longues heures à étaler leurs différences avant de s’accorder, quand le soir tombe, sur des compromis plus ou moins mal ficelés. Gouverner, pour un Premier ministre français, c’est consacrer une part dévorante de son temps à arbitrer des problèmes administratifs qui, petits ou grands, remontent presque tous à lui. [...]
Il est vrai que le ministère des Finances, investi au centre de l’Etat du beau et dangereux pouvoir de dire non, dispose lui aussi d’un bras puissant pour maintenir l’ordre dans les rangs. Il serait toutefois mieux obéi s’il exerçait son autorité avec moins d’arrogance, un peu plus de clarté vis-à-vis des administrations et des élus du peuple, et surtout si, tout occupé à vider, franc après franc, la poche des ministères « dépensiers » - donc suspects de prodigalités -, il distinguait mieux entre l’argent investi et l’argent gaspillé, et s’abstenait, comme de temps à autre le découvrent et le déplorent la Cour des Comptes ou les médias, de truquer ou de cacher ses chiffres. [...]
Le deuxième péché majeur de notre Etat est son isolement au milieu des nations. Bien peu sont nos fonctionnaires et, d’ailleurs, nos politiques qui ont avec « l’étranger » cette intimité naturelle que seuls confèrent un séjour prolongé dans un autre pays et la pratique individuelle d’une ou de plusieurs grandes langues mondiales. A titre d’exemple, les fonctionnaires en service à l’ONU, à la Commission européenne ou dans leurs nombreuses dépendances, parce qu’ils sont soumis en permanence au frot- tement d’autres formations et d’autres cultures, font preuve d’une ouverture et d’une agilité d’esprit souvent supérieures à celles de nos meilleurs énarques.
Le seul remède à cette infirmité serait d’abord de multiplier dans la formation initiale, puis dans la carrière des hauts fonctionnaires, une période de mobilité, c’est-à-dire des séjours hors de France, et pas seulement dans les ambassades, souvent plus confinées que des préfectures. Un second remède serait d’introduire des fonctionnaires d’autres pays européens dans quelques-uns de nos sanctuaires administratifs - la loi le permet, mais pas les usages - et aussi, comme beaucoup de pays, « d’emprunter » au secteur privé où ils abondent, des cadres de culture internationale.
Ajoutons enfin, pour faire bonne mesure, que l’administration consacre généralement plus d’attention aux procédures qu’aux résultats et témoigne à l’égard des textes d’un culte dévot qui sert d’alibi à l’inaction. A l’instar de ces philosophes anciens qui soutenaient que le concept est antérieur à l’objet, la plupart des hauts fonctionnaires considèrent volontiers qu’ils ont suffisamment agi lorsqu’ils ont écrit, qu’une circulaire administrative vaut acte et qu’il n’est donc pas besoin d’aller s’enquérir sur place de son impact réel. L’évaluation et son corollaire, le va-et-vient permanent entre le centre et le terrain, qui constituent le b.a.-ba des manuels de gestion, ne sont guère en honneur dans les pratiques administratives, sauf sous la forme napoléonienne des inspections coups de poing qui terrorisent mais ne font guère progresser ni les esprits ni les méthodes.
Pour porter remède à ces maux inhérents à toute bureaucratie, les entreprises depuis déjà longtemps ont donné un rôle nouveau aux directions des ressources humaines. L’Etat ne dispose, lui, que du triste ministère de la Fonction publique, ministère méritant mais oublié dont le rôle s’épuise en des discussions besogneuses avec les syndicats de la fonction publique sous la férule sourcilleuse de Bercy. Les présidents de groupe industriel consacrent très naturellement un bon tiers de leur temps au gouvernement des hommes. Ils multiplient les réunions contradictoires avec le personnel et s’efforcent de garder en tête les quelques centaines de cadres qui constituent l’armature de leur groupe afin de préparer à l’avance les successions, les mutations et les itinéraires de carrière les plus propices à faire émerger de jeunes talents. Quel ministre, quel directeur en fait autant ? [...]
Depuis Courteline, nous sourions de ces travers bureaucratiques comme s’ils n’étaient que des sujets de vaudeville. Il peut arriver pourtant qu’ils se révèlent désastreux quand le cours des choses s’accélère et plus encore quand surgit sans préavis ni précédent un événement insolite. On ne s’attardera pas sur le cas du sang contaminé qui illustre l’affolement dont fut saisie l’administration devant le jamais vu. L’affaire, maintes fois analysée, est lamentable, et plus lamentable encore la recherche, quand il était déjà trop tard, des responsabilités là où elles n’étaient pas. Le deuxième cas d’école, plus récent, est la crise du Kosovo : les conditions de gestion de ce minuscule pays par l’Otan et l’ONU étaient minutieusement programmées. Quant au nombre de familles qu’il fallait reloger à tout prix avant l’arrivée de l’hiver, les ONG l’avait rapidement évalué. Dans cette course entre l’arrivée des premières neiges et celle des premiers crédits, il a fallu que quelques commandos vertueux, au prix de menues irrégularités de procédure et de multiples bousculades à Pristina ou à Paris, déploient une énergie incroyable pour triompher de justesse d’une routine administrative qui eut condamné sans faute des milliers de Kosovars à mourir de froid ! On aimerait qu’en vue de circonstances de ce type, notre administration mette en place non pas, comme elle en aurait la tentation, une réglementation, mais une force de réaction rapide, dotée de moyens appropriés. Les ONG en sont capables, pourquoi l’administration ne le serait-elle pas ? [...]
Le vrai problème n’est pas celui de la dimension de l’Etat, trop d’Etat, pas assez d’Etat, question futile ! Nous avons besoin, dans ce siècle agité, d’un Etat rapide. Au fond, nos démocraties se satisfaisaient aisément, autant que l’Union soviétique, de l’affrontement glaciaire entre les deux blocs, installés, croyait-on, pour des siècles, et les entreprises elles-mêmes entretenaient le rêve rassurant d’un capitalisme rhénan qui ne bousculerait pas trop les situations acquises. Las ! le mur de Berlin est tombé. Vodafone s’empare de Mannesmann, la menace est partout à la fois et les mafias communiquent entre elles apparemment plus vite que les Etats. Comme le disait le président de Cisco : « Dans la nouvelle économie, ce ne sont pas les gros qui mangent les petits, mais les rapides qui mangent les lents. » Les spéculateurs et les trafiquants mangeront-ils les Etats ? Question sacrilège mais qui se pose ici ou là.
Par Roger FAUROUX*
(*) du Haut Conseil à l’Intégration. Ancien président-directeur général de Saint-Gobain, ancien directeur de l’ENA, ancien ministre de l’Industrie
Ecole
L’égalité ? Chiche !
Par Jean Leca*
Le corps enseignant vit encore sur l’idée que l’école publique est égalitaire par nature parce qu’elle dispense à tous le même enseignement. Les indicateurs montrent le contraire
Le Nouvel Observateur. - Selon les publications du ministère de l’Education citées par Roger Fauroux, 15% des élèves à l’entrée en sixième comprennent mal ou pas du tout ce qu’ils lisent, entre un quart et un tiers n’ont pas les compétences de base en calcul et en géométrie. C’est accablant !
Jean Leca. - Je ne peux qu’avaliser ces chiffres, mais avec une réserve : il n’y a pas de pays qui ne fasse un diagnostic pessimiste sur son propre système éducatif, à commencer par les Etats-Unis. Les raisons du pessimisme français ? Il y a d’abord la divergence entre les mots d’ordre d’adaptation, de concurrence, véhiculées par les apôtres de la modernité et la façon dont ces notions sont vécues par les professeurs, qui les interprètent comme une mise en cause de leur compétence. Je m’explique : en France, le corps enseignant vit encore sur une « ethos », le grand modèle éducatif instauré sous la IIIe République par Jules Ferry. Avec trois postulats : 1. l’école publique est meilleure que l’école privée ; 2. elle est plus égalitaire ; 3. elle est meilleure et plus égalitaire parce qu’elle diffuse à tous les élèves, dans tous les établissements, un corpus de savoir identique. Or l’appel à la flexibilité postule que certains établissements de la République ont trahi ces principes. Le corps professoral vit mal cette contradiction qui est aussi la contestation de son magistère. Le trouble des enseignants est d’autant plus fort qu’ils sont en même temps traversés par deux aspirations contradictoires : ils souhaitent plus d’autonomie personnelle dans leur enseignement. Mais ils veulent des directions fermes de l’administration centrale. Du « mammouth » ils attendent qu’il leur dise ce qu’il faut faire pour produire un enseignement de qualité. Cette vision hiérarchique, quasi militaire. Elle génère ankylose et lourdeurs.
N. O. - L’école de Jules Ferry, les principes qui ont guidé notre système pendant plus d’un siècle ne sont-ils pas dépassés ?
Jean Leca. - Je dirai plutôt qu’ils s’inscrivent dans une société qui, comme toutes les sociétés modernes, veut à la fois plus de liberté, plus de responsabilité, mais aussi plus d’égalité et plus de protection. Notamment contre le risque d’« inégale aptitude » à l’éducation. Les parents attendent aujourd’hui de l’école qu’elle donne à leurs enfants le maximum de chances et, de façon plus ou moins diffuse, ils redoutent que la couverture de ce risque ne soit contrariée par davantage de concurrence. Ce télescopage des aspirations est à l’origine des principales difficultés de notre école : stress et angoisse des enseignants ; dysfonctionnement du système, que l’on peut mesurer à l’ampleur du chômage des jeunes et surtout à l’incapacité de l’école à réduire l’extraordinaire inégalité entre les enfants du point de vue du capital culturel.
N. O. - Comment améliorer les choses ?
Jean Leca. - En habituant les enseignants à l’idée qu’ils sont dans un système qui génère des coûts et des recettes. Il faut en finir avec l’idée qu’un service public est gratuit puisque l’Etat n’est jamais en faillite. La faillite de l’Etat, c’est la dégradation de ses services ! Le corps enseignant, comme une bonne partie des fonctionnaires, est mal à l’aise avec cette notion de coût. Quand on lui demande d’évaluer un service, une stratégie, il répond généralement que c’est impossible. Il faut changer cet état d’esprit, et pour cela, que l’évaluation de la performance ne soit pas faite par le corps qui sanctionne : quand il s’entend dire « vous êtes responsable de vos actes », l’enseignant songe souvent à une responsabilité disciplinaire.
L’autre piste est plus subversive. Elle consiste à reconnaître que, même si l’Education nationale reste un service public, elle ne peut pas fournir le même service pour tout le monde. Regardez : de facto, il y a déjà un classement des établissements. Cette reconnaissance qu’il y a des écoles différentes devrait déboucher sur la liberté de gestion, c’est-à-dire peut-être la liberté de recruter leurs professeurs, d’organiser les cursus, dans le respect de principes fixés nationalement. En France, cela paraît encore une hérésie...
N. O. - Le système serait-il irréformable ?
Jean Leca. - Certains pensent que le dysfonctionnement, en accouchant d’une crise, pousse au changement. Mais, comme le dit Stanley Hoffmann, la révolution ramène souvent à la case départ... Je crois, moi, que le changement peut venir des établissements qui ne sont pas dans le moule (classes autogérées, écoles primaires faisant en catimini des classes de niveau). C’est là que se testent les expériences qui pourront faire jurisprudence.
(*) Professeur de science politique à l’IEP- Paris. Ancien président du Conseil scientifique d’Evaluation.
Jean-Gabriel Fredet
Le coût d’un élève
Depuis une vingtaine d’années, le coût moyen d’un élève a, une fois éliminée la hausse des prix, augmenté de 2,4% par an, c’est-à-dire qu’il a été multiplié par 1,7. Sur la même période, les connaissances des élèves ont sans doute progressé de 0,6% par an. L’efficacité de la préparation à la vie professionnelle aurait crû de 0,2% par an, enfin les inégalités globales (sociales et géographiques) se sont réduites de 2,9% par an.
Ainsi il n’est pas vrai que l’augmentation des ressources fournies à l’école, et qui a traduit la préférence politique de toute la société française pour l’éducation, ne se soit traduite par aucun progrès [...]. Mais l’augmentation des résultats, réelle, n’est pas à la hauteur de celle des ressources. Selon la pondération que l’on accorde à chacun des quatre objectifs du système éducatif (transmission des connaissances, préparation à la vie professionnelle, formation du futur citoyen, réduction des inégalités), on aboutit à des rythmes de progrès de l’école certes différents, mais toujours nettement inférieurs à 1% par an, rythme beaucoup moins élevé que celui de la croissance du coût moyen de l’élève.
Extrait de « Réussir l’Ecole », par Philippe Joutard et Claude Thélot, ancien directeur de l’évaluation et de la prospective au ministère de l’Education nationale
Propos recueillis par Philippe Joutard et Claude Thélot, ancien directeur de l’évaluation et de la prospective au ministère de l’Education nationale