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La croissance du Tiers monde et le commerce international, ou comment tordre le cou à certaines lunes protectionnistes
lundi 7 avril 2008
Comment Thurow argumente-il en faveur du protectionnisme rampant ? Il est saisi par le contraste entre les performances tout à fait décevantes des pays avancés ces vingt dernières années, et les succès enregistrés par un nombre croissant de pays en voie de développement. La croissance rapide d’un petit nombre de pays asiatiques dans les années soixante s’est propagée à un grand arc de cercle en Asie orientale, englobant ainsi deux pays pauvre extrêmement peuplés : l’Indonésie et la Chine. Le Chili, l’Inde, voient se créer des noyaux de développement accéléré — comme par exemple le complexe de création de logiciels de Bangalore.
On aurait pu penser que, à l’instar des libéraux, cette évolution du paysage mondial serait bien accueillie par tous ; l’amélioration du niveau de vie de centaines de millions de gens, dont beaucoup vivaient dans la plus grande pauvreté, se devrait d’apparaître non seulement comme un progrès, mais aussi comme une aubaine. Mais, loin de se réjouir, de plus en plus de Cassandre occidentales envisagent la croissance économique du Tiers monde comme une menace. Il n’est jusqu’à Klaus Schwab, président du pourtant si décrié Forum de Davos, qui ne soutienne cette thèse. Schwab dit ainsi que le monde était traditionnellement divisé entre pays riches, bénéficiant d’un fort taux de productivité et de salaires élevés, et pays pauvres à faible productivité et salaires bas. Mais aujourd’hui, selon lui, certains pays mêlent haute productivité et bas salaires. Nous assisterions ainsi à "une restructuration massive de l’appareil productif", qui empêche les pays développés de maintenir leur niveau de vie antérieur.
Mais disons la vérité tout de go : la croissance économique des pays à bas salaires a en principe tout autant de chances de faire progresser le revenu par habitant des pays à salaires élevés que de le faire régresser ; on a en fait constaté, comme nous allons le montrer, que l’incidence est négligeable. En théorie, il pourrait y avoir quelques raisons de s’inquiéter de l’incidence possible de la concurrence du Tiers monde sur la distribution (par opposition au niveau) des revenus en Occident, mais en pratique, aucun signe n’est apparu pour justifier ces inquiétudes, du moins jusqu’ici.
La thèse selon laquelle la concurrence du Tiers monde constitue une menace est facile à comprendre : c’est ce qui fait sa force. Supposons que quelqu’un ait appris à faire quelque chose qui était auparavant exclusivement de ma spécialité (2). Peut-être cette personne est-elle un peu moins bonne que moi mais elle est disposée à travailler pour un salaire plus faible. N’est-ce pas une évidence qu’il va me falloir accepter de diminuer mon niveau de vie, ou sinon me retrouver au chômage ? C’est cela, en résumé, la thèse de ceux qui craignent que les salaires occidentaux doivent baisser avec le développement du Tiers monde (3). Un seul hic : elle est archifausse.
Lorsque la productivité mondiale croît — comme c’est le cas quand les pays du Tiers monde rattrappent la productivité de l’Occident — le niveau de vie moyen dans le monde progresse car, après tout, le supplément de production doit bien aller quelque part. L’amélioration de la productivité du Tiers monde se retrouvera dans une progression des salaires dans le Tiers monde, pas dans une régression des revenus dans le premier. On voit qu’au sein d’une économie nationale les producteurs et les consommateurs sont les mêmes personnes ; les concurrents étrangers qui cassent les prix peuvent faire baisser mon salaire, mais ils relèvent dans le même temps le pouvoir d’achat de tout ce que je gagne. Ceci est capital.
Le commerce mondial est un système complexe. Décorticons-le en partant d’un modèle simple, comme le propose Paul Krugman.
1. Un monde à un produit et un facteur de production
Supposons que tous les pays du monde — à l’aide d’un seul facteur de production, le travail — produisent un seul produit, disons, des jetons. Mais, forcément, le travail est plus productif dans certains pays que dans d’autres. Comment seraient dès lors déterminés les salaires et le niveau de vie dans un tel monde ? En l’absence de capital ou de différenciation entre travail qualifié et non qualifié, les travailleurs recevraient ce qu’ils produisent : dans chaque pays, le salaire réel annuel, versé en jetons, serait égal au nombre de jetons produits par chaque travailleur dans l’année, c’est-à-dire sa productivité. Et, partant, le salaire réel de chaque pays serait aussi égal à la productivité du travail dans chaque pays.
Comme il reste toujours possible d’envoyer les marchandises vers les pays où les prix sont le plus élevés, le prix des jetons serait le même partout. Le salaire d’un ouvrier produisant 10 000 jetons par an serait ainsi dix fois supérieur à celui d’un ouvrier n’en produisant que 1 000, même s’ils se trouvent vivre dans des pays différents. Le rapport des salaires de deux pays pris au hasard serait égal au rapport de productivité respective de leurs ouvriers.
Qu’arriverait-il si des pays à faible productivité, et donc à bas salaires, devaient soudain connaître une forte croissance de la productivité ? Ces économies émergentes verraient progresser les salaires exprimés en jetons, et c’est tout ! Cela n’aurait aucune incidence, positive ou négative, sur les taux de salaires réels des autres pays où ceux-ci étaient précédemment plus élevés. (4)
Est-il réaliste de dire que les salaires progressent automatiquement avec la productivité ? Oui. Dans les années cinquante, lorsque la productivité européenne était égale à moins de la moitié de la productivité américaine, il en était de même des salaires européens ; aujourd’hui, la rémunération moyenne, exprimée en dollars, est à peu près équivalente.
Par ailleurs, la thèse selon laquelle les "vieilles règles" ne sont plus valables, dans la mesure où les nouveaux venus sur la scène économique mondiale vont toujours payer des salaires faibles, même lorsque la productivité rattrape celle des pays avancés, n’est étayée par aucune expérience pratique.
De ce modèle n°1 nous pouvons donc tirer deux faits essentiels :
a) L’amélioration de la productivité dans le Tiers monde signifie une augmentation de la production mondiale, laquelle se retrouve dans une progression des salaires des travailleurs du Tiers monde.
b) Quelle que soit la conclusion à laquelle nous aboutirons quant à l’incidence d’une amélioration de la productivité dans le Tiers monde sur les économies occidentales, celle-ci ne doit pas nécessairement se révéler négative : en fait, l’incidence est nulle.
2. Un monde aux nombreux produits et à un seul facteur de production
Dans le monde réel, les pays se spécialisent dans la production d’un éventail limité de biens. Le commerce international est à la fois la cause et la conséquence de cette spécialisation. Dans un monde comme celui-ci, disons n°2, formé de pays produisant des biens différents, les gains de productivité dans une partie du monde peuvent avoir un effet soit positif, soit négatif, sur le reste du monde. L’impact de la croissance de la productivité d’un pays étranger sur le bien-être d’un autre peut être positif ou négatif selon les secteurs où se manifeste cette croissance. Etudions donc à présent le modèle de Lewis (5).
Le monde est divisé en deux régions, le Nord et le Sud. Et en trois types de biens : de haute technologie, de moyenne technologie et de faible technologie. Le travail reste l’unique facteur de production. Le travail au Nord est plus productif que celui du Sud dans les trois types de produits, mais si cet avantage est énorme pour les biens de haute technologie, il est en revanche modéré pour les biens de moyenne technologie et faible pour les biens de faible technologie.
Dans n°2, les biens de haute technologie seront produits uniquement dans le Nord, les biens de faible technologie uniquement dans le Sud, tandis que les deux régions produiront au moins quelques biens de moyenne technologie. La concurrence fera que le rapport du taux de salaire dans le Nord au taux de salaire dans le Sud sera égal au rapport de la productivité dans le Nord à celle du Sud dans le secteur dans lequel les travailleurs des deux régions se retrouvent face à face : la moyenne technologie. Les travailleurs du Nord ne seront pas compétitifs pour les biens de faible technologie, malgré leur compétitivité plus élevée, parce que leurs salaires sont trop élevés. A l’inverse, les bas salaires des pays du Sud ne suffisent pas à compenser la faible productivité dans les secteurs à haute technologie.
Illustrons notre propos : supposons que le travail soit dix fois plus productif au Nord qu’au Sud dans le secteur de la haute technologie, cinq fois plus productif dans le secteur de la moyenne technologie et seulement deux fois plus productif dans le secteur à faible technologie. Si les deux pays produisent des biens de moyenne technologie, les salaires du Nord doivent être cinq fois plus élevés que dans le Sud. Cet écart des salaires étant donné, le coût du travail dans le Sud pour les biens de faible technologie sera seulement égal aux deux cinquièmes (2/5) du coût du travail dans le Nord, même si le travail est plus productif dans le Nord. Au contraire, pour les biens de haute technologie, le coût du travail sera deux fois plus élevé dans le Sud (10/5). (6)
Supposons maintenant que la productivité progresse au Sud. Si elle se manifeste dans le secteur des biens à faible technologie, le rapport entre les salaires du Nord et ceux du Sud ne sera pas modifié. Mais si la productivité progresse dans le Sud dans le secteur de moyenne technologie, les salaires relatifs vont progresser au Sud. Comme la productivité n’a pas changé dans le secteur de faible technologie, les prix des biens de faible technologie vont augmenter, ce qui aboutira à une réduction des salaires réels dans le Nord.
Que se passe-t-il si la productivité du Sud progresse à un taux égal dans les deux secteurs de moyenne et de faible technologie ? Les prix des biens de faible technologie en terme de travail au Nord ne seront pas modifiés, et donc les salaires réels des travailleurs du Nord ne seront pas non plus modifiés. Autrement dit, une augmentation globale de la productivité dans le Sud, dans ce modèle à plusieurs produits, aura le même effet sur le niveau de vie du Nord que la croissance de productivité dans le modèle n°1 : nul.
Ajoutons une remarque : la croissance du Tiers monde ne nuit pas à l’Occident parce que les salaires du Tiers monde restent bas, mais parce qu’ils progressent et donc poussent à la hausse les prix de leurs exportations vers les pays avancés. C’est-à-dire que l’Europe peut se sentir menacée lorsque la Corée du Sud améliore ses conditions de production d’automobiles non pas parce que l’Europe perd le marché de l’automobile, mais parce que les salaires réévalués des Coréens vont entraîner un renchérissement des pyjamas et des jouets que les Européens achètent déjà en Corée.
3. Un monde qui intègre le capital et l’investissement international
N’oublions pas qu’il y a dans ce monde n°3 une différence fondamentale entre travail et capital : le degré de mobilité internationale. A la fin des années soixante-dix, beaucoup de banques des pays développés ont prêté de grosses sommes aux pays du Tiers monde. Ce flux fut interrompu dans les années quatre-vingt, décennie de la crise de l’endettement, mais il a depuis repris sur une grande échelle avec le boom des marchés émergents qui s’est manifesté après 1990. C’est ainsi que nombre de craintes exprimées à propos de la croissance du Tiers monde semblent se focaliser sur les flux de capitaux, plutôt que sur le commerce.
Disons-le : les flux internationaux de capitaux du Nord vers le Sud pourraient entraîner une baisse des salaires dans le Nord. Pourtant, les flux réellement observés depuis 1990 sont beaucoup trop faibles pour avoir eu les conséquences dévastatrices que beaucoup de gens imaginent.
En effet, la productivité du travail dépend en partie de la quantité de capital qui le fait travailler. Statistiquement, la part du revenu national allant au travail est très stable. Mais si le travail dispose d’une moins grande quantité de capital, la productivité, et donc les taux de salaires réels régresseront. Supposons que les pays du Tiers monde commencent à devenir plus attractifs que les pays développés pour les investisseurs de ces derniers. Cela est-il néfaste aux travailleurs du premier monde ? Evidemment. Le capital exporté vers le Tiers monde est du capital qui ne sera pas investi à l’intérieur, de sorte que l’investissement du Nord dans le Sud signifie que la productivité et les salaires du Nord doivent régresser.
Mais quelle est l’importance dans la pratique de cet effet négatif ? Combien les pays avancés ont-ils exporté de capitaux vers les pays en voie de développement ? Eh bien, au cours des années quatre-vingt, le chiffre des investissements nets Nord-Sud était pratiquement égal à zéro. Mieux, les intérêts ajoutés au remboursement de la dette ont toujours été plus importants que les nouveaux investissements. Tout s’est donc passé depuis 1992-93 : cette dernière année, 100 milliards de dollars ont été investis par le Nord dans le Sud. Ce chiffre, qui semble important, ne représente toutefois que 3 % des investissements du Nord, ce qui réduit la croissance des pays avancés d’un chiffre inférieur à 0,2 %. Sachant qu’une réduction de 1 % du patrimoine national diminue la productivité de 0,3 % (puisque le capital n’est que l’un des facteurs de production), les flux de capitaux en direction du Tiers monde n’ont donc fait régresser les salaires réels des pays avancés que de 0,15 % : on est loin des catastrophes professées par d’aucuns.
Enfin, si nous changeons de lunettes, nous voyons que l’investissement dans le Tiers monde n’a vraiment pas grande importance. C’est parce que, dans le même temps, l’épargne s’engloutit dans un trou sans fond d’origine purement intérieure : le déficit budgétaire des Etats-Unis et des autres pays développés.
4. La répartition des revenus dans le premier monde
Il reste encore une question : celle des effets de la croissance économique du Tiers monde sur la répartition des revenus au sein des pays avancés entre la main d’oeuvre qualifiée et la main d’oeuvre non qualifiée. Supposons donc que l’on ajoute, au modèle précédent, deux types de travail : qualifié et non qualifié. Supposons que le nombre de travailleurs non qualifiés par rapport aux travailleurs qualifiés soit beaucoup plus élevé dans le Sud que dans le Nord. Le Nord devrait donc exporter des biens et services contenant un fort pourcentage de travail qualifié par rapport au travail non qualifié, tandis que le Sud devrait exporter des produits utilisant une forte proportion de travail non qualifié.
Lorsque deux pays échangent des marchandises à fort coefficient de qualification contre des biens à fort coefficient de travail non qualifié, cela revient indirectement à échanger du travail qualifié contre du travail non qualifié. Le commerce avec le Sud accroît la demande de travail qualifié dans le Nord, ce qui lui permet de demander des salaires plus importants, tandis que le travail non qualifié devient proportionnellement plus abondant et voit sa rémunération régresser. Donc l’augmentation des relations commerciales avec le Tiers monde devrait en principe aboutir à une plus grande inégalité de répartition de ces salaires, les emplois qualifiés étant avantagés. De même, on devrait constater une tendance dans le sens d’une égalisation du prix des facteurs, les niveaux de salaires pour les emplois les moins qualifiés régressant pour se rapprocher du niveau de ceux qui sont distribués dans le Tiers monde.
Seulement voilà : le commerce avec les pays à bas salaires représente à peine plus de 1 % du PIB américain par exemple. Les flux nets de travail mobilisés dans ce commerce sont assez faibles comparés à la taille de l’ensemble de la force de travail.
La véritable menace
Les Etats-Unis et la France militent, depuis quelques années, pour l’introduction dans les discussions internationales de normes sur les salaires et les conditions de travail — notamment dans le cadre de l’OMC ou du G7. Les pays en voie de développement ont répondu que de telles normes ne sont qu’une tentative pour les écarter des marchés mondiaux en les empêchant d’utiliser leur seul atout dans la compétition : une force de travail abondante. Les pays en voie de développement ont raison. C’est du protectionnisme déguisé sous des oripeaux humanitaires.
Si l’Occident élève des barrières à l’importation en pensant, à tort, protéger les niveaux de vie dans le monde occidental, ils pourraient détruire l’un des aspects les plus prometteurs de l’économie mondiale actuelle : les prémices d’un développement économique largement réparti, de l’espoir d’un niveau de vie décent pour des centaines de millions, de milliards même, d’êtres humains. Les cortèges de Seattle mêlaient ainsi le risible quoique sympathique (la lutte contre les OGM) à l’obscène (la peur de la réussite du Tiers monde).
Notes
1 : Lester Thurow, Head to Head : The Coming Battle among Japan, Europe, and America, 1992.
2 : Exemple lumineux suggéré par le non moins lumineux Paul R. Krugman, La mondialisation n’est pas coupable, La Découverte, 1998.
3 : Les choses ne sont évidemment pas présentée avec autant de brutalité : on fait en général vibrer la corde du lamento rural (la malbouffe de MacDo et Coca-Cola, les OGM), ou social (le travail des enfants, les super-profits des firmes multinationales qui exploitent un lupenproletariat malade et éploré). Voir par exemple José Bové, Le Monde n’est pas une marchandise, 1999, ou Vivianne Forrester, Une étrange dictature, Fayard, 1999. Ces arguments sont d’ailleurs professés par le tiers mondisme d’un R. Dumont depuis vingt ans.
4 : Evidemment ce premier modèle est très simpliste : si tout le monde produit des jetons, il n’y a pas de raisons d’en importer ou d’en exporter. Cela dit, en 1990, l’Occident ne dépensait que 1,2 % de son PIB total en importations de produits manufacturés en provenance des NPI. Un modèle dans lequel les pays avancés n’ont aucune raison de commercer avec les pays à bas salaires ne peut manifestement pas être tout à fait exact, mais il est tout de même correct à plus de 98 %.
5 : Prix Nobel d’économie 1979.
6 : On voit que les travailleurs du secteur à faible technologie ne reçoivent qu’un cinquième des salaires du Nord, malgré le fait qu’ils soient seulement deux fois moins productifs que les travailleurs du Nord employés dans la même branche. Beaucoup de gens voient dans cet écart la preuve que les modèles économiques habituels ne sont pas pertinents. En fait, c’est exactement ce que prévoit l’analyse économique traditionnelle : si les pays à bas salaires n’avaient pas des coûts salariaux unitaires inférieurs à ceux des pays à salaires élevés dans leurs industries exportatrices, ils ne pourraient pas exporter.