Accueil > Économie > Économie internationale > Les leçons de la crise asiatique
Les leçons de la crise asiatique
lundi 7 avril 2008
Une crise imprévisible
La première leçon que l’on peut tirer de la crise asiatique a trait à l’étendue de notre ignorance sur l’économie des crises. Non seulement la crise asiatique n’a pas été prévue, mais, en outre, en dépit des instruments d’analyse développés depuis deux ans, nous aurions toujours des difficultés à la prévoir aujourd’hui.
La crise a officiellement débuté, le 2 juillet 1997, avec la décision des autorités thaïlandaises de laisser flotter le baht qui a entraîné dans sa chute la roupie indonésienne, le ringitt malais et le peso philippin. A l’automne, la crise s’est étendue à la Corée, Taïwan, Singapour et Hong Kong. La situation financière des banques et des entreprises locales, qui étaient fortement endettées à court terme en dollars et en yens (1), s’est déteriorée rapidement. L’insolvabilité d’un grand nombre d’entre elles ainsi que la fuite des capitaux ont entraîné un collapsus du crédit et de l’activité économique entre la fin de l’année 1997 et le début de l’année 1998, empêchant les pays concernés d’exploiter les avantages de compétitivité procurés par la dépréciation de leur monnaie.
Au point bas de la crise, c’est-à-dire au cours du premier semestre de l’année 1998, la dépréciation de la monnaie par rapport au dollar a atteint près de 75 % en Indonésie et 35 % en Thaïlande, Malaisie, et Philippines. La chute des cours boursiers a été de l’ordre de 50 % en Corée, 45 % en Malaisie et en Indonésie, et 30 % en Thaïlande, aux Philippines, à Hong Kong et à Singapour. Le recul de l’activité a atteint 20 % en Indonésie, 15-20 % en Thaïlande, 10-15 % en Malaisie, en Corée et à Hong Kong, et 0-5 % aux Philippines. Une comparaison avec les crises précédentes montre que la dépréciation du change a été équivalente mais que le recul de l’activité et l’ajustement des paiements courants ont été plus violents.
Si tout le monde devise aujourd’hui sur les faiblesses du modèle asiatique, il faut rappeler que, avant la crise, les experts ne parlaient que du "miracle asiatique", comme le titrait un rapport de la Banque mondiale publié en 1993. Les uns louaient les vertus asiatiques de travail et d’épargne, à l’encontre des comportements indisciplinés et revendicatifs imputés aux économies de l’Europe du Sud et de l’Amérique latine. Les autres, à l’encontre du libéralisme ambiant, vantaient les bienfaits de l’interventionnisme asiatique. Lors de la crise mexicaine de 1995, l’Asie du Sud-Est a été souvent présentée à l’Amérique latine comme l’exemple à suivre.
Certes, quelques voix sceptiques s’étaient élevées pour mettre en garde contre une vision trop idyllique du modèle asiatique. Dans la première moitié des années 90, deux économistes américains réputés (2) s’étaient inquiétés de l’insuffisante efficacité du capital en Asie et d’un modèle de croissance fondé sur une accumulation excessive de capital. Le 24 août 1996, le très sérieux Economist avait consacré un article à l’assombrissement des perspectives économiques en Asie et traçait un parallèle avec la situation du Mexique à la veille de la crise de 1995. Dans la seconde moitié de l’année 1996, le Fonds monétaire international (FMI) se serait aussi inquiété de la dégradation de la situation financière thaïlandaise. Les économies asiatiques avaient d’ailleurs connu en 1996 un ralentissement de la croissance que l’on avait imputé alors à l’appréciation de leur monnaie, liée au dollar, ainsi qu’à la contraction de la demande et des prix dans le secteur des semi-conducteurs.
Pour autant, ces voix sont restées marginales puisque, dans ses prévisions rendues publiques en mai 1997, le FMI ne prévoyait d’infléxion de la croissance dans aucune des économies emergentes d’Asie. Le même rapport citait la stratégie asiatique en exemple : "Les pays qui acceptent la mondialisation et qui mettent en oeuvre les réformes nécessaires pour cela, en libéralisant leurs marchés et en poursuivant des politiques macro-économiques rigoureuses, peuvent espérer converger avec les économies développées, comme le montre la réussite des nouvelles économies industrialisées d’Asie." De la même façon, l’OCDE, dans ses prévisions publiées en juin 1997, annonçait une poursuite de la croissance en Asie. Elle s’inquiétait toutefois des risques de ralentissement qui pourraient résulter d’une poursuite de la baisse des cours boursiers et des prix immobiliers en Thaïlande, Malaisie et aux Philippines.
Ces prévisions ne résultaient pas d’un aveuglement coupable mais du fait que, sur la base des connaissances économiques actuelles, il n’était pas possible d’anticiper la crise. Aujourd’hui encore, les modèles économétriques estimés à partir des données sur les crises passées ne font apparaître aucun risque sérieux à l’époque en Asie (3). Sur douze indicateurs avancés des crises de change, trois signalaient un léger risque en Corée, Malaisie et Thaïlande en 1997, et deux en Indonésie et aux Philippines. Il s’agit essentiellement de la croissance du crédit, et, surtout, de la surévaluation du change (4). De fait, au moment du déclenchement de la crise, les monnaies asiatiques qui étaient rattachées au dollar s’étaient fortement appréciées depuis vingt-quatre mois. Pour autant, elles ne semblent pas avoir été significativement surévaluées : leur taux de change réel ne présentait pas d’écart très important par rapport à la moyenne des dix années précédentes. (5) Jusqu’en juillet 1997, l’institut Euromoney ne mentionnait pas de risque-pays particulier dans la zone. De leur côté, les agences privées de rating, comme Standard and Poor et Moody, ont conservé jusqu’en décembre 1997 un bon crédit à la dette de ces pays (6).
Une crise atypique
La crise asiatique présente aussi la particularité d’avoir résisté à la thérapie traditionnelle du FMI.
Le soutien apporté par le Fonds était conditionné à la mise en oeuvre, par les autorités nationales concernées, de programmes qui comportaient quatre composantes principales destinées à rétablir la confiance des marchés : un resserrement de la politique budgétaire, une hausse des taux d’intérêt, la fermeture des banques et institutions financières insolvables (7), et le renforcement de la régulation prudentielle des banques. Les deux premières mesures font partie de l’arsenal classique utilisé pour stabiliser les changes dans un pays qui connaît une crise de balance des paiements. Elles visent à rétablir la confiance en réduisant le besoin de financement extérieur et en améliorant la rémunération des investisseurs. Les deux autres mesures sont destinées à traiter les crises bancaires. Elles visent à empêcher que des institutions financières en grande difficulté ne se lancent dans des opérations à très haut risque, dans l’espoir d’une rémunération élevée, quoique incertaine, qui prolongerait leur survie. Ces mesures, qui avaient fait leurs preuves lors de la crise de la dette au cours des années 1980 et lors de la crise mexicaine en 1994-95, n’ont pas eu les effets attendus puisqu’elles ont été suivies d’un mouvement de panique financière.
Depuis le début de l’année 1999, on observe au sein de la zone un rebond qui demeure certes fragile mais qui a, lui aussi, surpris les experts par sa vigueur. Par rapport au point bas de 1998, le rebond de l’activité a atteint près de 10 % en Corée, 7 % à Singapour, 4 % en Malaisie, 2 % en Indonésie et 1 % en Thaïlande. Les prévisions de croissance pour la zone, bien qu’encore faibles, voire négatives, sont systématiquement revues à la hausse. Cette reprise est liée à l’arrêt du déstockage ainsi qu’au desserrement progressif du crédit, qui permet d’exploiter les gains de compétitivité procurés par les dévaluations et de donner aux exportations le dynamisme qu’elles auraient dû connaître depuis plus d’un an en l’absence de crise financière. Avec la reprise, les capitaux internationaux reprennent le chemin de l’Asie. Le mouvement est assez général. Il profite même aux pays, comme la Malaisie et l’Indonésie, dont le consensus pensait qu’ils auraient de grandes difficultés à sortir de la crise, le premier en raison du contrôle des mouvements de capitaux qu’il a mis en place au plus fort de la crise, le second en raison de la timidité des réformes structurelles qu’il a mises en oeuvre.
La mondialisation n’est pas coupable
Et c’est clairement la deuxième solution que l’on peut tirer de la crise asiatique. L’ouverture aux échanges commerciaux internationaux et aux investissements étrangers n’a joué aucun rôle significatif dans le déclenchement de cette crise.
A la suite de l’échec des politiques protectionnistes, qui visaient à substituer la production locale aux importations dans les années 50 à 70, les économies en développement se sont progressivement tournées vers des politiques de croissance fondées sur l’ouverture aux échanges internationaux. On a souvent imputé le succès de ces politiques au soutien qu’elles ont apporté aux exportations. Ceci est vraisemblablement excessif. D’une part, le boom des exportations asiatiques n’est pas corrélé à une modification substantielle des aides à l’exportation. D’autre part, l’observation empirique ne permet pas de confirmer l’existence d’externalités significatives des exportations sur la productivité, l’investissement et la croissance (8). Les véritables bénéfices de l’ouverture sont à rechercher dans le jeu des avantages comparatifs qui conduit à optimiser l’usage des facteurs de production en se spécialisant dans les activités pour lesquelles on dispose d’un avantage relatif et en important les biens et services qui ne pourraient être produits localement qu’à un coût plus élevé. Ces bénéfices transitent principalement par le biais des importations en provenance des pays industrialisés, dont les prix sont inférieurs à ceux des produits locaux et dont le contenu technologique est plus élevé. Les exportations servent, en revanche, à fournir les devises nécessaires à l’acquisition de ces importations.
Les économies émergentes d’Asie, notamment la Corée et Taiwan, ont été les premières à adopter ce modèle de croissance dès le début des années soixante. Elles ont sensiblement abaissé le niveau de leurs barrières tarifaires (9). Avec succès puisque le taux d’ouverture se situe aujourd’hui entre 25 % (pour l’Indonésie) et 80 % (pour la Malaisie), et que le niveau de vie s’est amélioré dans des proportions remarquables. Entre 1975 et 1995, le taux de pauvreté a chuté de 60 à 20 % ; entre 1966 et 1996, le revenu par tête a augmenté au rythme annuel de 7,5 % en Corée, de 5 % en Thaïlande, et de 4,5 % en Indonésie et en Malaisie.
Certains analystes n’ont pas manqué d’imputer la responsabilité de la crise asiatique à cette politique d’ouverture commerciale. L’ouverture crée en effet un lien de dépendance, qui tient au fait que les exportations ne peuvent se développer que si elles s’insèrent dans une division internationale du travail maîtrisée essentiellement par les économies développées. Cette dépendance comporte le risque d’une spécialisation excessive dans des secteurs technologiquement moins dynamiques, où les économies émergentes possèdent en général un avantage comparatif initial. Elle constitue, de ce fait, une source de vulnérabilité pour ces économies qui ne peuvent maîtriser qu’une gamme réduite de compétences et qui ont donc une capacité limitée à s’adapter aux modifications de la division internationale du travail.
Toutefois, cette vulnérabilité ne semble pas avoir joué de rôle particulier dans le déclenchement de la crise asiatique. Certes, les économies émergentes d’Asie donnaient des signes d’essoufflement, comme nous l’avons vu. L’accélération de la hausse des salaires, l’insertion plus rapide que prévue de la Chine dans les échanges internationaux, la situation dégradée dans le secteur des semi-conducteurs et l’approfondissement de la crise au Japon imposaient certainement des adaptations, notamment une montée en gamme dans la spécialisation de ces pays. Mais, pour cette transition, l’Asie possédait des atouts majeurs, notamment un bon niveau d’éducation de base, un taux d’épargne toujours élevé et des politiques budgétaires prudentes. Tout au plus s’agissait-il d’une question de temps. Un ralentissement de la croissance était probablement inévitable mais pas une crise.
Le rôle amplificateur des mouvements de capitaux
La responsabilité de l’ouverture aux mouvements internationaux de capitaux est plus controversée. De nombreux experts pointent le caractère prématuré de cette ouverture. Le lien de causalité est difficilement contestable. Un examen plus attentif montre toutefois que cette ouverture prématurée correspondait elle-même à une nécessité économique interne.
A l’exception des villes-Etats de Hong Kong et Singapour, les économies émergentes d’Asie sont restées longtemps relativement fermées aux capitaux étrangers. Des restrictions pesaient sur les investissements de portefeuille et l’endettement international ainsi que sur les investissements directs, pour des raisons moins financières que de politique industrielle. En limitant le financement international de l’économie, les gouvernements locaux cherchaient à conserver un contrôle sur leurs entreprises de façon à préserver leur capacité à mener une politique indistrielle autonome. Mais, au cours des années 90, les économies asiatiques ont fini par s’ouvrir aux mouvements internationaux des capitaux. Les marchés ont dans l’ensemble répondu avec enthousiasme à cette ouverture, à la fois parce qu’ils imputaient à l’Asie un fort potentiel de croissance et parce que le faible niveau des taux d’intérêt aux Etats-Unis et au Japon ainsi que la dérégulation financière en Europe, qui pesait sur les marges bancaires, les y incitaient.
Les entrées de capitaux ont donc progressé rapidement, assurant même un surfinancement des déficits courants de la zone qui a pu ainsi accumuler des réserves de changes importantes. En Corée et en Thaïlande, ces entrées de capitaux ont pris, dès le début, la forme de crédits à court terme en devises aux banques locales, en raison des contrôles et restrictions pesant sur les investissements étrangers et, plus généralement, sur le financement direct des entreprises locales par les marchés internationaux. A l’approche de la crise, la part de l’endettement à court terme a aussi progressé dans les autres économies émergentes d’Asie. C’est ainsi qu’entre 1994 et 1996, les flux de crédits en devises accordés à la Corée, l’Indonésie, la Malaisie, la Thaïlande et les Philippines ont doublé, absorbant jusqu’à la moitié des entrées nettes de capitaux dont ont bénéficié l’ensemble des économies émergentes au cours de la période. Or, plus de 60 % de ces crédits étaient à court terme. A la mi-97, les marchés ont finalement pris conscience de l’ampleur de la dégradation de la situation financière de ces pays : les deux tiers des crédits avaient une échéance à moins d’un an ; leur volume total était supérieur au montant des réserves de changes ; le plus souvent, les emprunteurs n’étaient pas couverts contre le risque de change (l’ancrage des monnaies asiatiques au dollar était, à leurs yeux, crédible) ; les déficits courants ne permettaient pas d’espérer un redressement rapide de la situation.
En remontant la chaîne des causalités qui ont conduit à la crise de 1997, force est de constater que l’on trouve la libéralisation des mouvements de capitaux (10). Celle-ci a en effet entraîné, à partir de 1989, un accroissement rapide de l’endettement extérieur des économies concernées. Les pouvoirs publics se sont trouvés, de ce fait, confrontés à un dillème sérieux. Soit ils stérilisaient les entrées de capitaux en augmentant les taux d’intérêt domestiques et en laissant le taux de change s’apprécier. Mais, dans ce cas, ils risquaient d’accélérer les entrées de capitaux et d’évincer les financements domestiques de l’investissement au profit des financements directs en devises. Soit, et c’est l’option que les économies émergentes d’Asie ont choisi, ils ne stérilisaient pas complètement les entrées de capitaux et préservaient ainsi la stabilité de leur taux de change. Mais, dans des pays où le secteur financier est peu ou pas régulé, ceci ne pouvait qu’entraîner un boom du crédit et une déterioration des bilans bancaires. Dans les deux cas de figure, la situation n’était pas soutenable à terme, d’autant qu’elle était mécaniquement associée à une déterioration de la balance des paiements courants.
Faut-il pour autant imputer la crise asiatique à la libération des mouvements de capitaux ? De nombreux experts sont de cet avis. Ils se fondent sur une ligne d’argumentation très répandue parmi les économistes selon laquelle les marchés internationaux des capitaux seraient intrinséquement volatils et se caractériseraient par une pluralité d’équilibres possibles pour un niveau des données économiques fondamentales. En fonction de leur "humeur", les marchés passeraient brutalement d’un équilibre à l’autre. Aussi intéressante que soit cette ligne d’argumentation, elle ne fournit cependant pas d’explication satisfaisante des crises financières, cela pour deux raisons. D’une part, elle présuppose une symétrie des changements d’équilibre, que l’on observe pas dans la réalité (seuls les passages d’un bon à un mauvais équilibre se font brutalement alors que les passages d’un mauvais à un bon équilibre sont étalés dans le temps). D’autre part, les variations d’humeur des marchés ne sont pas irrationnelles, même si elles sont subites. Elles sont toujours correlées à des événements précis qui incitent les investisseurs à réévaluer, tout à fait rationnellement, leurs perspectives à venir de profit. Le fait que les marchés des capitaux fonctionnent en information imparfaite confère à leur comportement un profil erratique qui peut donner une impression de versatilité irrationnelle. Mais, derrière les mouvements de capitaux, on trouve toujours des causes réelles.
Non qu’il s’agisse de contester qu’une libération des mouvements de capitaux intervenant dans un contexte bancaire fragile et mal régulé comporte des risques importants de crise (11) et qu’il est donc préférable de la différer tant que le système bancaire n’a pas été assaini. Mais le fait est que la libération prématurée des mouvements de capitaux en Asie ne correspondait pas à une erreur de stratégie, motivée par le désir de se conformer à un modèle extérieur dominant ou à des pressions internationales. Elle constituait une réponse tout à fait rationnelle aux difficultés de financement rencontrées, au début des années 90, par les entreprises locales qui ont pu bénéficier, par ce biais, de taux d’intérêt plus bas et d’une contrainte de rentabilité allégée, sans que ces pays aient à mener des politiques macro-économiques laxistes. Cela n’était bien sûr possible que dans la mesure où ces pays avaient accumulé un important capital de crédibilité macro-économique et avaient évacué le risque de change en ancrant leur monnaie au dollar.
Au total, la libération des mouvements de capitaux n’a vraisemblablement aucune responsabilité dans le déclenchement de la crise. En revanche, une fois la crise déclenchée, elle a incontestablement joué un rôle amplificateur.
La crise des interventions publiques
La troisième leçon que l’on peut tirer de la crise de 1997 porte sur les inefficacités des interventions publiques. De fait, c’est le déclin de la productivité qui est à l’origine de la crise, et les politiques micro-économiques des Etats asiatiques en portent assez largement la responsabilité. De ce point de vue, le FMI a donc raison.
Les économies émergentes d’Asie se caractérisent non seulement pas une large ouverture sur l’extérieur mais aussi par un rôle important de l’Etat (12). En Corée, à Taiwan et à Singapour, depuis les réformes économiques des années 60, l’Etat a toujours imposé des priorités industrielles très claires aux entreprises, n’hésitant pas à intervenir pour infléchir la spécialisation du pays, directement ou par l’intermédiaire des entreprises publiques, des banques nationalisées et des contrats publics, indirectement au moyen de subventions à l’investissement, d’incitations fiscales, de restrictions commerciales, de financements privilégiés et de garanties en cas de défaillance. Si en Thaïlande, en Indonésie, en Malaisie et aux Philippines l’intervention de l’Etat est moins systématique, et surtout, moins cohérente, elle n’en a pas moins été aussi très importante dans l’évolution économique de ces pays. Cet interventionnisme s’est historiquement appuyé sur la capacité des Etats concernés à dégager un consensus social, dans le cadre soit de régimes autoritaires, soit d’une coopération tripartite avec les partenaires sociaux.
Avec le temps, les banques asiatiques sont devenues peu à peu l’instrument privilégié de l’intervention de l’Etat en matière industrielle. (13) Elles bénéficiaient de la garantie implicite de l’Etat en contrepartie de leur engagement à allouer les crédits aux entreprises en fonction des priorités gouvernementales, indépendamment de leurs avantages comparatifs. En Corée, où elles avaient été nationalisées, elles accordaient aux grands groupes industriels des crédits à taux d’intérêt réel négatif, ou sensiblement inférieur au marché. De fait, les banques asiatiques s’étaient transformées en agents "quasi-fiscaux" du gouvernement. Trop stratégiques pour être mises en faillite, elles n’étaient pas incitées à sélectionner leurs crédits avec rigueur et prenaient des risques excessifs.
Dans les premières phases du décollage, tant que les opportunités d’investissements rentables abondaient, cette politique n’a pas posé de problème économique majeur. Mais, au fur et à mesure du rattrapage économique, les choses ont changé : les revendications salariales des employés se sont accrues, la concurrence d’autres pays émergents comme la Chine s’est développée, les opportunités d’investissements rentables se sont faites plus rares. Cette évolution n’aurait pas porté à conséquence si ces pays avaient accepté d’introduire des réformes visant à limiter le rôle de l’Etat et à accorder une place plus importante aux critères de marché dans la sélection des investissements. Mais, à un moment où les Asiatiques étaient remplis de confiance par leurs succès économiques et par la conviction de la supériorité de leurs valeurs, il ne leur était pas possible d’accepter une réforme d’inspiration occidentale qui aurait abouti à la négation des fondements même de l’éthique asiatique selon laquelle "le groupe et la nation sont plus importants que ce qui est individuel" (14). Il en est résulté une mauvaise allocation générale des ressources et, par voie de conséquence, une baisse de la productivité et de la rentabilité du capital (15).
Afin de contenir la dégradation des bilans des entreprises et des banques, les gouvernements asiatiques ont, comme on l’a vu, décidé de libéraliser les mouvements de capitaux au debut des années 90. Associée à l’ancrage des monnaies locales au dollar, la mesure permettait de réduire les coûts de financement de l’économie et assurait par là même la survie du modèle mixte asiatique en l’état. Mais, en l’absence de réformes structurelles, les problèmes étaient reportés dans le temps ; ils n’étaient pas résolus. Une fois engrangé le bénéfice de l’opération, la dégradation des bilans des entreprises et, surtout, des banques s’est accélérée avec l’expansion du crédit et la mauvaise allocation persistante des ressources. C’est ainsi qu’à la veille de la crise, les banques thaïlandaises, coréennes, indonésiennes et malaises se trouvaient exposées, à hauteur d’au moins 20 à 40 % de leurs actifs, dans le secteur immobilier. En outre, elles avaient accumulé un volume important de créances irrécouvrables, à hauteur d’au moins 15 à 20 % du montant total de leurs crédits. La situation était clairement insoutenable. Les investisseurs internationaux et les experts ne s’en sont pas rendu compte immédiatement en raison du manque de transparence des économies asiatiques où ces informations n’étaient guère disponibles, ni d’ailleurs activement recherchées, avant la crise (16).
De façon significative, l’événement qui a déclenché la crise s’est produit au coeur même de l’économie mixte asiatique. L’attaque spéculative qui a emporté le baht le 2 juillet 1997 a été provoquée par le retrait, le 25 juin, de la garantie financière de l’Etat thaïlandais à l’institution financière Finance One et l’annonce par les autorités thaïlandaises que les créanciers, y compris les créanciers étrangers, devraient en supporter les pertes, contrairement aux engagements implicites du gouvernement. La décision thaïlandaise est intervenue à la suite de plusieurs difficultés de paiement sur la dette en devises, qui avaient obligé la Banque centrale à intervenir pour garantir les échéances concernées. Mais, devant l’ampleur croissante de ces interventions, qui menaçaient les finances publiques et la politique monétaire du pays, les autorités thaïlandaises ont été obligées de mettre un terme à la garantie de l’Etat, sur laquelle reposait l’économie mixte thaïlandaise. Les investisseurs ont compris tout à coup l’incohérence et, donc, l’absence de crédibilité des garanties promises par les Etats asiatiques à leurs créanciers internationaux. La crise pouvait dès lors s’étendre à toutes les économies de la zone qui présentaient des faiblesses économiques et financières semblables ou qui avaient développé des liens commerciaux étroits avec la Thaïlande.
La crise de la coopération internationale
Le Fonds a lui-même une responsabilité majeure dans l’ampleur prise par la crise. Mais, en arrière-plan du FMI, c’est la paralysie du G7 et de la coopération internationale qui est en cause.
Il ne s’agit pas ici de s’étendre sur l’enthousiasme du FMI et de la Banque mondiale pour le modèle asiatique, encore que l’on puisse se demander si cet enthousiasme n’a pas incité les investisseurs à prendre des risques excessifs en Asie, en partant de l’hypothèse que des pays aussi exemplaires ne pouvaient que bénéficier d’un soutien rapide et généreux de la communauté internationale en cas de crise. Des investissements réalisés en fonction des satisfecits macro-économiques distribués par les organisations internationales n’auraient guère été plus heureux que ceux qui ont été effectués en fonction des critères du marché ! Et pour cause : les connaissances des marchés sur la mécanique des crises ne sont guère différentes de celles du FMI ou de la Banque mondiale.
L’ampleur de la crise a été tout aussi surprenante que la crise elle-même, surtout quand on la compare à celle de la crise mexicaine de 1995. L’environnement international peut l’expliquer partiellement : durant la crise, les économies émergentes d’Asie ont été confrontées à une brutale aggravation de la crise japonaise quand l’économie mexicaine a bénéficié de l’envolée de l’économie américaine. Cependant le facteur n’est pas suffisant pour expliquer la brutale panique qui a saisi les investisseurs. De nombreux arguments incitent à penser que les conditions de l’intervention du FMI portent une responsabilité dans le déclenchement de ce mouvement de panique. Comme on l’a vu, le Fonds a traité la crise, tout au moins dans sa phase initiale, comme une crise traditionnelle de balance des paiements. Il a conditionné son soutien à la Thaïlande, l’Indonésie et la Corée à la mise en oeuvre de programmes d’austérité dans ces pays. Mais ces programmes, loin de rassurer, ont miné la confiance des investisseurs et accéléré la chute de la monnaie. Les économies asiatiques étant fortement endettées en devises, il en est résulté un collapsus du crédit et une panique financière.
De fait, vu les circonstances, le cocktail de mesures imposé par le FMI semble avoir été particulièrement inadapté. Le resserement de la politique budgétaire, alors que les finances publiques étaient en excédent, a pesé sur la demande interne et sur les perspectives de rentabilité des entreprises. La hausse des taux d’intérêt, dans un contexte de grande fragilité des institutions financières, a détérioré les bilans bancaires et provoqué de nombreuses faillites. Quant à la fermeture brutale des banques insolvables, en l’absence d’assurance sur les dépôts et de mesures de consolidations financières des autres banques, elle a lourdement pesé sur les bilans des banques en bonne santé et miné la confiance des déposants. En faisant planer une menace d’insolvabilité générale sur les économies concernées, ces mesures ne pouvaient qu’inciter les investisseurs internationaux à retirer brutalement leurs capitaux et précipiter un mouvement de panique financière (17). Seule une injection massive et rapide de liquidité par le FMI aurait pu éviter que le crise de liquidité ne se transforme en crise de solvabilité. Etant donné la crise de confiance à laquelle les monnaies asiatiques étaient confrontées, il n’était pas injustifié de tarir temporairement les sources domestiques de la liquidité, comme l’a fait le Fonds en imposant des mesures d’austérité. Mais ceci n’avait de sens que si le Fonds avait substitué immédiatement à la liquidité domestique une quantité suffisante de liquidité internationale, supposée de meilleure qualité. Ce qui n’a pas été le cas.
On peut être étonné du fait que le cocktail de mesures du Fonds monétaire ait été à l’opposé des mesures mises en oeuvre par les grands pays industrialisés lors des récentes crises bancaires qu’ils ont connues, sans parler de la réaction de la Federal Reserve à la faillite de LTCM à l’automne dernier. Dans tous les cas, les autorités ont bien procédé à la liquidation des institutions financières insolvables, mais elles ont en même temps injecté rapidement et massivement des liquidités, par le biais de la politique monétaire et de la politique budgétaire. La pertinence de cette réaction ne fait guère l’objet de contestation parmi les experts. Dans ces conditions, pourquoi le FMI a-t-il eu une approche différente du problème en Asie et a-t-il traité une crise bancaire comme une crise de balance des paiements ? Surtout, pourquoi n’a-t-il pas injecté immédiatement une quantité suffisante de liquidité internationale dans les économies concernées, en contrepartie de la mise en oeuvre des mesures d’austérité qu’il demandait ? Etant donné les compétences économiques et financières dont dispose le Fonds, il est difficile d’incriminer une quelconque ignorance.
L’explication se trouve ailleurs : en réalité, le Fonds n’avait pas de mandat du G7 pour jouer un rôle de prêteur en dernier ressort. Pourquoi le G7 ne le lui avait-il pas donné ? La raison en est imputable à la paralysie du G7 dont les membres étaient, depuis la fin des années 80, préoccupés principalement par des questions domestiques (réunification allemande et union monétaire en Europe, dollar aux Etats-Unis, gestion de la crise au Japon) aux dépens de leurs responsabilités internationales en tant que grandes puissances économiques. Aussi, en dehors d’épisodes spécifiques, comme la crise mexicaine, où l’un de ses membres a su imposer, à la hussarde, un point de vue nouveau conforme à ses intérêts, le G7 n’a plus été en mesure de faire évoluer la doctrine d’intervention de la communauté internationale. Cette paralysie a été aggravée par l’incapacité du G7 à retrouver une légitimité aux yeux des pays émergents (18). Dans ces conditions, on comprend mieux pourquoi le FMI, confronté à l’urgence, a abordé la crise asiatique avec les instruments qui ont été mis au point pour le traitement de la crise de la dette au début des années 80 et dont il savait qu’ils faisaient l’objet d’un consensus "mou" au sein du G7. Ce n’est que très tardivement, au contact des dures réalités de la crise, que la doctrine du G7 et du FMI s’est ajustée, à l’occasion du traitement de la dette coréenne en début d’année 1998. (19)
Le déclin du rôle de l’Etat
La crise asiatique est donc en même temps le produit d’une crise de l’intervention publique en économie mixte et d’une crise de la coopération internationale. Il nous semble qu’on peut en tirer des leçons importantes sur le rôle économique de l’Etat et sur la place de la coopération internationale dans la gestion des crises. Certains pourraient penser que ces leçons se limitent aux économies émergentes. Nous pensons qu’elles ont une validité plus large et qu’elles s’appliquent aussi bien aux économies développées qui possèdent encore un secteur public important. Les problèmes qui se posent dans les deux cas de figure ne sont pas sans similitudes. Il est, à cet égard, significatif qu’en France les "grands commis de l’Etat" aient été fascinés par le "colbertisme" coréen et japonais, et qu’ils y aient vu, jusqu’à une date récente, l’illustration du rôle moteur que peut jouer l’Etat dans l’économie.
L’expérience asiatique montre que l’Etat peut avoir un rôle décisif dans le décollage des économies en développement. Grâce à l’intervention de l’Etat, des ressources importantes peuvent être mobilisées pour réaliser un effort d’investissement sur vaste échelle (un "pari sur structure neuve" selon l’expression de François Perroux), qui permet à l’économie de franchir un seuil à partir duquel il devient profitable pour les entreprises privées d’investir, sachant que, dans ces économies, il est rarement rentable d’investir isolément. Ce problème de coordination insuffisante dans les pays en développement peut s’analyser comme une défaillance du marché justifiant l’intervention de l’Etat (20). Il faut cependant noter que deux facteurs spécifiques ont contribué au succès de l’expérience asiatique ; d’une part, la relative homogénéité ethnique et sociale de la société, tout au moins en Corée, à Taiwan et en Thaïlande ; d’autre part, la préexistence d’une véritable tradition étatique et administrative, sauf en Indonésie. Il est clair que dans les pays où l’Etat est dès l’abord totalement corrompu, il n’y a aucune chance que celui-ci puisse jouer un rôle positif dans le développement.
Mais l’expérience asiatique montre aussi que l’efficacité des interventions de l’Etat a tendance à diminuer avec le développement socio-économique, voire, tout simplement, avec le temps. Cette obsolescence de l’intervention de l’Etat est imputable à trois facteurs principaux qui ont tous trois été à l’oeuvre dans les économies émergentes d’Asie (21) :
La capture des pouvoirs publics. Ce n’est pas un facteur accidentel mais substantiel, en ce sens qu’il est intrinsèque à l’intervention publique. L’existence, comme en Asie, de dispositifs publics garantissant un niveau minimum de rentabilité à certains projets constitue un enjeu majeur pour les groupes d’intérêts privés. Au départ, l’Etat est bien en mesure d’imposer ses priorités aux industriels. Mais, avec le temps, leur poids grandissant, ceux-ci vont chercher à infléchir ces priorités à leur profit, de façon à pérenniser, voire à accroître, leur rente. Pour cela, ils peuvent utiliser l’information privée dont ils disposent et à laquelle les pouvoirs publics n’ont pas accès. Ils peuvent aussi chercher à acheter les ministres et les fonctionnaires. La corruption sera d’autant plus importante que la rente à gagner est élevée. Lorsque les rentes sont très élevées et le zèle des fonctionnaires faible, la corruption peut même s’avérer être la forme d’investissement la plus rentable.
L’adaptation des comportements des agents privés. Les agents ont intérêt à modifier leur comportement de façon à tirer le bénéfice maximum des interventions de l’Etat. Toutefois, l’expérience montre qu’avec le temps elle va toujours beaucoup plus loin que prévu et qu’elle finit par détourner de leur objectif initial même les meilleures mesures. Cette dynamique est intrinsèque à la nature des interventions de l’Etat qui ne peuvent infléchir le fonctionnement du marché qu’en distribuant des rentes, c’est-à-dire des revenus qui n’ont pas nécessairement de contreparties en termes d’effort économique réel ou de prise de risque effective. Mais, plus élevée est la rente, plus nombreux sont les agents qui ont intérêt à modifier leur comportement pour en bénéficier, ne serait-ce que marginalement. A quoi il faut ajouter que la rente tend à se diffuser au-delà des bénéficiaires immédiats, par le biais des variations de prix ou de salaires. C’est ainsi que plus une intervention est détournée de sa cible initiale, plus elle est distordante mais aussi plus elle devient difficile à supprimer en raison des droits acquis qu’elle crée.
L’incapacité du secteur public à gérer convenablement le risque. L’Etat incarne, par nature, la permanence. Il dispose des moyens financiers de s’abstraire du risque économique grâce à sa capacité à lever l’impôt. De plus, ses interventions sont gérées dans le cadre très peu flexible du principe d’organisation bureaucratique qui laisse peu de place à l’imprévu. Enfin, les interventions publiques sont normalement construites en rupture par rapport aux signaux du marché. Si l’Etat intervient, c’est bien pour immuniser un pan de l’activité économique contre les incitations du marché, jugées inefficaces. Au départ, ceci ne pose pas de problème majeur : les objectifs sont clairs, surtout quand il s’agit de rattaper un retard économique important ; les risques encourus sont moins élevés dans le cadre d’une action collective que dans le cadre d’une action isolée ; le potentiel d’effets d’entraînement est important. Mais, au fur et à mesure du développement économique, les risques liés aux choix publics s’accroissent du fait de la baisse du rendement du capital, de la capture des pouvoirs publics et de l’adaptation des comportements. A l’inverse, les risques liés aux choix privés individuels diminuent grâce à la dynamique économique enclenchée par l’intervention publique et au potentiel de synergies qui en résulte. L’efficacité de l’intervention publique s’amenuise progressivement puis s’inverse.
Le vrai problème des interventions de l’Etat est de savoir y mettre fin à temps, avant d’avoir créé trop de droits acquis et introduit des distorsions trop importantes dans l’économie. Ceci n’est pas chose facile en raison tant des coûts sociaux et politiques liés à la suppression de tout dispositif public que des difficultés pour le marché à trouver rapidement un nouvel équilibre (22).
L’avenir des institutions financières internationales
La crise asiatique est aussi le produit d’une crise de la coopération internationale, c’est-à-dire de l’intervention publique internationale, dont il faut tirer rapidement les leçons. Les marchés financiers internationaux, comme les marchés financiers nationaux, sont sujets à des crises financières récurrentes. C’est une donnée de fait. Toutefois, à la différence des marchés nationaux, les marchés internationaux ne sont pas régulés par une institution financière internationale qui assure leur liquidité et joue le rôle de prêteur en dernier ressort lorsqu’une crise financière menace de se transformer en crise systémique. Certes, le FMI peut injecter des DTS (Droits de tirage spéciaux), mais il se heurte en la matière à de grandes réticences de la part de ses mandants. En outre, ces droits sont répartis en fonction d’une clef qui ne correspond pas nécessairement aux besoins de l’économie mondiale. Enfin, ceci expliquant peut-être cela, le Fonds n’a pas compétence pour imposer un minimum de régulation prudentielle aux institutions financières dans le monde. La régulation des activités financières, comme la fonction de prêteur en dernier ressort, relève, en pratique, des seules autorités nationales.
Or, la plupart des pays émergents, parmi lesquels les pays asiatiques, négligent de réguler les activités de leurs banques. En outre, leur Banque centrale n’est en général pas suffisamment crédible pour jouer un rôle de prêteur en dernier ressort. En cas de crise de change, elle n’est pas en mesure de baisser les taux d’intérêt et d’assurer la liquidité du système financier sans provoquer en même temps un effondrement du change qui ne peut que déteriorer un peu plus la situation. En l’absence de barrière de sécurité au niveau international, les pays émergents ouverts aux mouvements internationaux des capitaux constituent donc une source d’instabilité potentielle grave pour le système financier international. Certes, les banques centrales du G3 (la BCE, la FED et la Banque du Japon) seraient techniquement en mesure d’enrayer une crise financière internationale. Encore faudrait-il qu’elles réussissent à s’entendre à temps, ce qui, en l’état actuel de la coopération monétaire internationale, est loin d’être assuré. En outre, elles ne disposent guère de moyens d’agir sur une crise régionale se situant, comme la crise asiatique, en dehors de leur zone d’influence monétaire. Surtout, elles n’ont aucune légitimité politique pour intervenir au plan international. Elles ne peuvent être que les instruments du G7 qui demeure la seule instance politique compétente.
C’est donc à un renforcement et un approfondissement de la coopération financière internationale au sein du G7 qu’il faut viser. Le G7 doit notamment arbitrer entre les deux solutions suivantes. Soit il habilite le FMI à jouer le rôle de prêteur international en dernier ressort et à imposer, en contrepartie, une régulation prudentielle minimale aux institutions financières des pays couverts. Soit il lui donne mandat pour intervenir, en cas de crise monétaire grave, dans le fonctionnement des marchés financiers internationaux en vue d’impliquer, d’une façon ou d’une autre, toutes les parties qui ont joué un rôle dans le processus d’endettement des pays concernés, le temps de négocier avec elles une solution qui écarte les risques de panique financières et de crise systémique. Les pays vertueux qui auraient poursuivi, avant la crise, des politiques économiques et financières conformes aux recommandations des organisations internationales devraient pouvoir bénéficier du soutien de la communauté internationale à des conditions plus avantageuses (23).
Le retard du G7
Au terme de cette analyse, deux questions de nature plus politique, qu’il n’est pas possible d’étudier de façon suffisamment approfondie dans le cadre de cet article, méritent d’être posées.
S’agit-il d’une crise de maturité des sociétés asiatiques ou s’inscrit-elle plus fondamentalement, dans la crise générale du socialisme, que connaît le monde depuis dix ans ? Le fait que les économies socialistes aient été balayées et que les grands secteurs publics, de par le monde, se soient trouvés les uns après les autres en crise n’est pas fortuit. Il incite à pencher en faveur du deuxième terme de l’alternative. Partout, les résidus du socialisme d’Etat et de l’économie mixte sont en train de disparaître. Les pays qui tentent de retarder ou de s’opposer à cette évolution sont tôt ou tard confrontés à des crises graves. La crise asiatique n’est de ce point de vue qu’un cas particulier. Seuls la Chine, la Corée du Nord, le Vietnam et Cuba semblent momentanément épargnés par cette "fatalité", mais au prix de la suppression de toute liberté politique et, tout au moins pour ce qui concerne les trois derniers pays, d’une drastique réduction de leur niveau de vie.
Cette crise témoigne-t-elle d’une impuissance ou d’une insuffisance du politique ? La réponse suggérée à la question précédente inciterait à retenir le premier terme de l’alternative. Pourtant, la crise asiatique traduit aussi l’insuffisance du politique au niveau international. A ce titre, on peut la considérer comme une crise de la mondialisation, non point au sens où la mondialisation aurait des effets négatifs sur les économies nationales mais au sens où, en l’absence de coordination internationale structurée, elle n’a pas encore trouvé de traduction politique suffisante. Une autre façon de dire que le G7 est aujourd’hui en retard sur la mondialisation.
Notes
1 : 67 % de l’endettement total en Corée, 46 % en Thaïlande, 39 % en Malaisie, et 24 % en Indonésie étaient à court terme.
2 : Cf. A. Young (1993), "A Tale of two cities : factor accumulation and technical change in Hong Kong and Singapore" et P. Krugman (1994), "The Myth of Asia’s miracle", Foreign Affairs, novembre-décembre.
3 : Cf. J. Furman et J.E. Stiglitz (1998), "Economic crises : evidence and insights from East Asia", Brookings Papers on Economic Activity, n°2 ; A. Demirgüc-Kunt et E. Detragiache (1998), "The Determinants of banking crisis in developing and developed countries", IMF Staff Papers, 45 (1).
4 : Cf. G.L. Kaminsky, S. Lizondo et C.M. Reinhart (1998), "Leading indicators of currency crises", IMF Staff Papers, 45 (1).
5 : L’écart est estimé à + 22 % pour le dollar de Hong Kong, + 14 % pour le dollar de Singapour, + 12 % pour le peso philippin, + 9 % pour le ringitt malais, + 7 % pour le baht thaïlandais, + 4 % pour la roupie indonésienne, - 6 % pour le dollar taiwanais et - 8 % pour le won coréen par M. Goldstein (1998) dans "The asian financial crisis : causes, cures and systemic implications", Institue for International Economics.
6 : Mais cette myopie des agences de rating n’est pas nouvelle : au cours des vingt dernières années, leurs notations n’ont jamais permis d’anticiper les crises de change et les crises financières.
7 : 114 en Thaïlande, 16 en Indonésie et 14 en Corée.
8 : Cf. D. Rodrik (1999), "Coordination failures and government policy : a model with application to East Asia and Eastern Europe", Journal of Economics, février.
9 : Celui-ci ne s’élevait plus qu’à 7,7 % en moyenne en 1993, contre 46 % en Afrique. En revanche, l’Amérique latine a totalement ratrappé son retard en la matière par rapport à l’Asie, au début des années 90.
10 : L’argumentaire ci-dessous doit beaucoup à l’analyse présentée par Ch. Wyplosz dans "Globalized financial markets and financial crises" (avril 1998) ainsi que par F.S. Mishkin dans "Lessons from the asian crisis", document de travail du NBER n°1702 (avril 1999) et G. Calvo, G.L. Kaminsky et L. Leiderman dans "Inflows of capital to developing countries", Journal of Economic Perspectives (printemps 1996).
11 : G.L. Kaminsky et C.M. Reinhart (1998), "The twin crisis : the causes of banking and balance of payments problems", International Finance Discussion Papers, n°544, Board of Governos of the Federal System, montrent qu’au cours des vingt dernières années, sept crises bancaires sur dix sont intervenues dans les cinq années suivant des mesures de libéralisation financière importante.
12 : Cf. D. Rodrik (1999), "The New global economy and developing countries : making openness work", Overseas Development Council.
13 : L’argumentaire ci-dessous doit beaucoup à B. Eichengreen (1999), "Toward a new international financial architecture : a pratical post-Asia agenda", Institute for international economics, et à M. Goldstein, cité supra.
14 : Mahatir Bin Mohamad (1983), Le Dilemme malais.
15 : Cf. A Young (1993) et P. Krugman (1994), op. cit.
16 : Officiellement, selon la Banque des règlements internationaux, les crédits irrécouvrables ne représentaient que 1 % (Corée) à 8 % (Indonésie) du total des crédits de la zone à la fin de l’année 1996, soit des proportions négligeables sauf en Indonésie.
17 : Un examen détaillé des facteurs qui ont causé la chute des monnaies asiatiques montre que les annonces concernant la politique monétaire, la politique budgétaire et les négociations avec le FMI expliquent une grande part des turbulences intervenues sur les marchés asiatiques entre janvier 1997 et mai 1998 [cf. G.L. Kaminsky et S.L. Schmukler (1999), ""What triggers market jitters : a chronicle of the asian crisis", Board of Governors of the Federal Reserve System, International Finance Discussion Papers, n°634].
18 : Les insuffisances de la coopération internationale ont été étudiées de façon approfondie par E. Balladur (1999), "La mondialisation et le système monétaire mondial : une économie mondialisée peut-elle fonctionner sur le long terme sans monnaie mondiale ?", à paraître à l’Institut français des relations internationales.
19 : Jusque-là, le Fonds s’était interdit d’impliquer les créanciers internationaux dans la gestion de la crise, par crainte de se voir reprocher d’aller à l’encontre du marché. Le FMI justifiait son attitude en prétextant de la difficulté de négocier une solution globale impliquant de très nombreux créanciers. Cet argument s’est révélé sans fondement car la crise asiatique a montré une nouvelle fois que les fluctuations à court terme des entrées et des sorties de capitaux étaient essentiellement (à hauteur de 75 % en la circonstance) le fait des banques commerciales et non celui d’une multitude d’investisseurs dispersés.
20 : Cf. D. Rodrik (1996), loc. cit.
21 : L’analyse ci-dessous doit beaucoup aux analyses théoriques de JJ Lafont, notamment : "Etapes vers un Etat moderne : une analyse économique", Conseil d’analyse économique, 1999.
22 : Le sujet présente des similitudes évidentes avec la sortie d’un système de taux de change fixes.
23 : Pour une analyse approfondie des propositions de "nouvelle architecture financière internationale", le lecteur de Catallaxia se reportera au rapport d’E. Balladur cité plus haut, au rapport de F. Bergsten, O. Davanne et P. Jacquet (1999), Architecture financière internationale pour le Conseil d’analyse économique et à l’ouvrage de B. Eichengreen cité plus haut.