Accueil > Économie > Économie internationale > Amartya Sen : le prix de la liberté
Amartya Sen : le prix de la liberté
lundi 7 avril 2008
Cette question avait été formulée au XVIIIe siècle par Condorcet, qui avait mis en lumière les impasses de la prise de décision à la majorité. Si trois issues A, B et C sont possibles, le vote peut aboutir au résultat suivant, qui est paradoxal : A est préféré à B, B à C et C à A. Le mathématicien français Borda proposa en 1770 une méthode permettant d’élire les membres d’une assemblée en attribuant à chacun des candidats un scorereflétant la préférence des électeurs. Améliorée au siècle suivant par Charles Dodgson, plus connu sous le pseudonyme de Lewis Carroll, cette technique fut utilisée lors d’élections universitaires à Oxford.
C’est pour avoir contourné le théorème d’impossibilité établi par Kenneth Arrow au début des années 50 que Sen a été distingué par le jury Nobel. Arrow avait démontré qu’aucune règle ne remplissait les conditions permettant de dégager une relation de préférence collective cohérente. Il remettait ainsi en cause les fondements de la démocratie, et privait de toute légitimité les politiques économiques et sociales menées au nom du bien-être du plus grand nombre. Les travaux publiés par Sen à la fin des années 60 ont permis de franchir cet obstacle : la modification des hypothèses de départ d’Arrow et l’introduction de données relatives à l’intensité des préférences individuelles sont à la base de sa théorie du choix social [2].
Ce sont ces travaux qui, selon Sen, font de lui un économiste à part entière. Mais, en s’inscrivant dans la lignée de Borda et d’Arrow, il sous-estime ce qui l’apparente aux plus grands. Voltaire avait la fierté de son théâtre, plus qu’à demi oublié, et qualifiait ses contes écrits pour amuser les dames de "coÿonnades". Sen n’est pas plus lucide sur ce que la postérité retiendra de son œuvre. Un Nouveau modèle économique — traduction malheureuse de Development and Freedom — n’est pas, comme l’affirme son auteur, un texte hybride, tenant davantage de la morale que de l’économie : il renoue avec la tradition des grands essais d’économie politique. L’intérêt de sa démarche est de concevoir le développement comme "un processus d’expansion des libertés réelles dont jouissent les individus".
Cette approche originale replace les choix politiques au cœur du débat économique. Présentés dans un livre issu de six conférences données en 1996 et 1997 devant la Banque mondiale, elle rompt avec la définition du développement retenue par cette institution en désignant d’emblée sa finalité, "la jouissance par les individus de leur liberté". Sen souligne l’insuffisance des critères quantitatifs utilisés par François Perroux et Simon Kuznets pour évaluer le degré de développement atteint par une population donnée, et ne se satisfait pas plus de son propre indicateur de développement humain [3]. Le caractère déterminant qu’il accorde à la liberté est illustré par un raisonnement a contrario : si, dans deux situations, l’une fondée sur le libre-arbitre et l’autre sur l’obéissance à un ordre dictatorial, une personne produit les mêmes biens pour un même travail, reçoit les mêmes revenus et consomme dans les mêmes termes, "cette personne aura toutes les raisons du monde de préférer le scénario du libre arbitre à celui de la soumission".
Mais il ne s’agit là que d’un cas d’école, rétorquent les sceptiques comme les opposants à l’introduction des libertés élémentaires dans les pays en développement. Sen réfute leurs objections une à une. Aux tenants de la "thèse de Lee", du nom de l’ancien Premier ministre de Singapour Lee Kuan Yew qui jugeait le respect des droits individuels incompatible avec un effort national tendu vers le décollage économique, l’auteur oppose l’absence d’étude comparative susceptible de corroborer cette conception. L’invocation des "valeurs asiatiques", supposées donner la prééminence aux notions d’ordre et de discipline, ne tient pas davantage : elle passe la diversité culturelle du contient asiatique par pertes et profits, et s’appuie sur une lecture sélective et déformante de Confucius. Quant au raisonnement selon lequel les populations pauvres opteraient invariablement pour la satisfaction de leurs besoins économiques aux dépens de leurs droits politiques, il revient à soutenir que la majorité, si on lui donnait la possibilité de s’exprimer, refuserait la démocratie.
Si la place centrale accordée à la liberté dans le processus de développement résultait d’un simple choix de valeurs, on pourrait considérer qu’Amartya Sen a fait là œuvre d’humaniste, et non d’économiste. Or les résultats de ses travaux sur l’origine des famines montrent que la jouissance de leur liberté est la condition de la survie des individus. Le souvenir obsédant d’une scène vécue au Bengale au cours de son enfance lui laissait pressentir l’étroitesse de ce lien. Le jeune Amartya jouait dans le jardin de la demeure familiale quand un homme entra et s’effondra près de lui, poignardé. Pendant qu’on lui prodiguait des soins, l’homme raconta son histoire. Journalier musulman dans une région majoritairement peuplée d’hindous, il n’avait trouvé à s’employer que pour un salaire de misère chez un voisin des Sen. Pour subvenir aux besoins des siens, il n’avait eu d’autre choix que de braver les affrontements intercommunautaires incessants avant la partition de l’Inde, et avait été agressé par un groupe de fanatiques à quelques mètres de son lieu de travail. "Dans son cas, conclut Sen, l’absence de liberté économique s’était conclue par la mort, survenue un peu plus tard à l’hôpital".
Amartya Sen a vérifié cette intuition à l’occasion d’une étude de la famine qui, en 1943, a fait trois millions de victimes au Bengale. Il a constaté que la quantité de nourriture disponible dans cette partie de l’Inde n’était pas particulièrement faible : l’augmentation brutale de la demande de produits alimentaires, due à l’arrivée dans les villes de troupes britanniques destinées à contrer l’avance japonaise, s’est traduite par une hausse des prix telle que les populations rurales n’avaient plus les moyens de se nourrir. Ces premiers résultats ont été confirmés par l’analyse de la famine de 1974 au Bangladesh, qui s’est déclenchée alors que les ressources alimentaires disponibles par habitant étaient supérieures à celles de l’année précédente ; ce sont les inondations de l’été 1974 qui, en privant la main d’œuvre agricole de travail et de revenus, ont été à l’origine du phénomène. Les grandes famines, explique l’auteur, résultent non d’un manque absolu de nourriture, mais de l’inégale attribution des droits sur cette nourriture, liée à l’inégale répartition du pouvoir d’achat [4].
La démocratie est la seule arme efficace contre la famine. Sen rappelle que ce fléau n’a jamais frappé un Etat garantissant les libertés politiques de ses citoyens, et évoque à l’appui de sa démonstration la réaction de quatre pays africains à une diminution des quantités alimentaires disponibles entre 1979 et 1984. Au cours des périodes 1979-81 et 1983-84, le Bostwana a dû faire face à une baisse de sa production agricole de 17 % et le Zimbabwe de 38 %, tandis que la baisse ne dépassait pas 11 à 12 % au Soudan et en Ethiopie. Mais alors que le Soudan et l’Ethiopie, soumis à des régimes autoritaires, n’évitaient pas des famines de masse en dépit de leur handicap relativement moindre, le Bostwana et le Zimbabwe y échappaient. L’auteur éclaire les mécanismes de cette protection par la démocratie : la pression des électeurs contraint les gouvernements à mettre en œuvre des mesures préventives fondées sur la restauration du pouvoir d’achat des populations les plus menacées.
L’examen des mécanismes de prévention préconisés par Sen révèle sa confiance en une économie de marché régulée par la puissance publique. Aux distributions de nourriture, qui transforment les victimes potentielles en destinataires passifs de l’aide gouvernementale, il préfère la création d’emplois salariés temporaires aidés par des financements publics. Appliquée dans les démocraties africaines précédemment citées ainsi qu’en Inde, cette méthode a le mérite de préserver les mécanismes de marché. Son coût demeure restreint : la consommation alimentaire des populations concernées par une crise de cette nature n’excède pas 4 à 5 % de la consommation nationale. Une action publique rapide et ciblée demeure ainsi à la portée des Etats les plus pauvres.
L’exemple de la prévention des famines éclaire le rôle que Sen attribue aux autorités publiques dans les pays en développement : leur intervention doit permettre aux individus d’accroître leurs « libertés substantielles », c’est-à-dire leurs capacités à être des acteurs de la société. Là se trouve l’origine de la priorité accordée par l’économiste indien à l’éducation. L’accès à l’enseignement primaire constitue l’une des clés du développement. C’est grâce à l’alphabétisation que les individus sont en mesure d’exercer des tâches autres que de simple exécution, de prendre des initiatives, de participer pleinement aux échanges marchands.
Il n’est pas de transition démographique réussie sans éducation des femmes : la possibilité qui leur est donnée de s’extraire du foyer les encourage à maîtriser leur fécondité. La supériorité de l’incitation sur la contrainte en matière de conduite de contrôle des naissances est vérifiée par l’échec de la politique de l’enfant unique menée en Chine depuis 1979. La comparaison entre les taux de fertilité des Chinoises et des femmes du Kérala, Etat du Sud de la péninsule indienne qui connaît une situation légèrement plus favorable que la Chine en matière de diffusion de l’enseignement primaire et d’accès au système de santé, est révélatrice. En 1979, le taux de fertilité était plus élevé au Kérala qu’en Chine : 3 contre 2,8. L’écart est le même en 1991, mais les deux pays ont inversé leur position : 1,8 pour le Kérala et 2 pour la Chine. La contrainte pesant sur les familles chinoises a également provoqué une multiplication des abandons de nouveau-nés, de sexe féminin en particulier, ainsi qu’une progression de la mortalité infantile. L’atteinte aux libertés causées par la politique de l’enfant unique s’est ainsi révélée largement moins efficace et satisfaisante que la réduction volontaire de leur descendance par les femmes.
Mais, si les pouvoirs publics peuvent contribuer au renforcement des « capacités » des individus, ils ne sauraient être tenus pour responsables de l’usage qu’ils en feront. Sen élude la question du retard de développement manifesté par certaines nations ou catégories de population : il constate les inégalités de revenus et d’espérance de vie qui persistent aux Etats-Unis entre Noirs et Blancs, mais s’avoue impuissant à les expliquer. L’approche weberienne des particularités culturelles, qui prépareraient certaines société mieux que d’autres à l’échange marchand et au capitalisme, n’a guère retenu son attention.
La conception du développement présentée dans Un Nouveau modèle économique vaut, paradoxalement, davantage pour les nations riches que pour les pays les moins avancés. En martelant que « la liberté est ce que le développement promeut », Amartya Sen rappelle à ceux qui vivent dans la prospérité le prix de leur liberté. Il aura fallu attendre le « Nobel des pauvres » pour que cette hiérarchie des valeurs retrouve une place en économie.
Illustration : [Amartya Sen,
[1] Dominique Dhombres, "Amartya Sen, l’économie à visage humain", Le Monde, 10 décembre 1998.
[2] Amartya Sen, Collective Choice and Social Welfare, San Francisco, Holden Day, 1970.
[3] L’IDH est une moyenne de trois indicateurs : espérance de vie à la naissance, niveau d’éducation, niveau de vie mesuré par le PIB réel corrigé par habitant. Sa valeur est comprise entre 0 et 1. L’IDH est depuis 1990 un indicateur de référence du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD)
[4] Amartya Sen, Poverty and Famines : An Essay on Entitlement and Deprivation, Oxford, Clarendon Press, 1981.