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Faut-il réglementer l’internet ?
lundi 7 avril 2008
Introduction
Faut-il réglementer l’Internet ? Dans quelle mesure le droit commun fournit-il cette réglementation ? Ce sont les questions auxquelles nous tenterons de répondre dans les deux parties du texte qui suit. Les questions comportent une ambiguïté en ce que leur sens dépend de l’étendue que l’on donne au terme réglementer. Nous étudierons ce terme dans une première section. Si l’on conçoit la réglementation, en son sens restreint, comme une intervention visant à corriger les règles juridiques qui s’établiraient de façon autonome, il faut s’interroger sur l’opportunité de pareille réglementation et sur sa nature. Nous aborderons ces questions dans les deuxième et troisième sections de la première partie. Si l’on n’est pas d’emblée convaincu de cette opportunité, il convient de demander si le droit commun a les ressorts pour s’adapter afin de fournir le régime juridique pour l’Internet, au moins en ce qui concerne les transactions ordinaires. C’est l’objet de la deuxième partie.
I. Le problème réglementaire
A. Réglementer
La réglementation peut être définie comme « l’ensemble des règles, de règlements, de prescriptions qui concernent un domaine particulier » (Robert) et réglementer, comme « assujettir à un règlement, organiser par un règlement ». En anglais, on trouve à peu près la même définition pour regulation : official rule or act of controlling (Cambridge International Dictionary of English). La réglementation est ainsi prise dans un sens large, qui vise l’établissement de règles là où auparavant, en apparence, il n’y en avait pas. La définition n’implique pas que ces règles soient nécessairement édictées par l’autorité publique ; elles peuvent aussi provenir des milieux concernés.
Le terme réglementation et le verbe correspondant sont aussi employés dans un sens plus restreint. Ils visent alors les règles édictées par l’autorité publique pour modifier le régime qui s’est établi avant cette intervention. L’intervention est entreprise pour corriger les résultats, jugés indésirables, qui sont produits par les milieux concernés, par « le marché ». En ce sens restreint, les règles et institutions du droit commun, qui comportent les éléments essentiels au fonctionnement de marchés, ne constituent pas de la réglementation. Certes, ces règles sont indubitablement du droit, en forment même le noyau dur. Le rôle de l’autorité publique à leur égard se limite cependant à codifier et à régulariser les institutions que les milieux élaborent continuellement de manière autonome, et à prêter au respect de ces institutions le concours de la force publique. Par contraste, en intervenant dans « le marché », l’autorité établit une dérogation au droit commun, dont elle conçoit intégralement la nature et les modalités.
L’emploi du terme réglementation en ce sens restreint est en évidence dans la littérature sur la réglementation économique. Posner, par exemple, donne à la troisième partie de son traité d’analyse économique du droit le titre Public Regulation of the Market et au chapitre 13, celui de The Choice Between Regulation and Common Law. Cooter et Ulen, dans la nouvelle édition de leur texte introductif à l’analyse économique du droit, écrivent que « when the law disregards or changes the terms in a contract, we say that law regulates the contract ». Epstein traite de l’opportunité de regulating the regulators. Le sens restreint du terme réglementation sous-tend également l’ouvrage classique de Kahn sur le sujet, de même que beaucoup d’activités désignées par le vocable droit économique, en français.
Ces précisions terminologiques ne sont pas innocentes. Tous conviendront de la nécessité d’un droit sur l’Internet : la réglementation au sens large. Mais cette observation n’entraîne pas la conclusion qu’il faille réglementer, c’est à dire inviter l’autorité publique à édicter des règles. Imperceptiblement on est glissé du sens large vers le sens restreint, interventionniste, du terme réglementation.
Or, la réglementation par le droit commun et celle qui est édictée par l’autorité publique ne sont pas interchangeables à souhait. En lisant le survol détaillé que fait Posner de la réglementation publique du marché, en s’appuyant sur une foule d’études empiriques, on n’échappe pas à la conclusion que les interventions entreprises au titre de la réglementation au sens restreint sont loin de parvenir toujours aux résultats souhaités et provoquent presque invariablement des effets secondaires non souhaités, le plus souvent sous forme de protectionnisme, d’entraves à l’innovation, de frais nettement supérieurs à ce qui est nécessaire pour protéger le groupe visé, etc. De plus, l’expérience montre que la réglementation, une fois instituée, est difficile à abolir, même lorsque les conditions invoquées pour sa création ont depuis longtemps disparu. Certes, les processus non réglementés peuvent également présenter des inconvénients. Mais l’incitation à inventer des correctifs y est plus forte. En toute hypothèse, il s’agit de bien analyser et de comparer les conséquences de l’une et l’autre façon d’aborder le problème réglementaire (au sens large). Celui qui préconise la réglementation (au sens restreint) d’une activité ferait bien de prendre à coeur l’admonition formulée par Boulding il y a près d’un quart de siècle : Good intentions are no excuse for bad results, and the arrogance of the ignorant good-doer turns him into a do-gooder and undermines that necessary function of doing real good, without which society cannot exist for very long.
B. Le big bad world de l’Internet
Par les temps qui courent, beaucoup de voix s’élèvent pour réclamer la réglementation de l’Internet. La réglementation doit être entendue ici au sens restreint, je crois, car ces demandes sont lancées le plus souvent en direction du gouvernement. Il convient alors de s’interroger sur les défaillances que l’on croit déceler pour justifier l’intervention. Pour fixer les idées, je retiens la présentation qu’en a faite récemment M. David Trubek, dans la revue électronique Cybernews. M. Trubek dénonce les abus que sont sexual harassment, pornography, hate mail, vulgarity, obscenity, profanity, threats, torts such as defamation and the invasion of privacy, crime schemes, infringements of intellectual property, rudeness, or bad taste.
On convient aisément que les premiers termes de cette énumération (sexual harassment, pornography, hate mail, vulgarity, obscenity, profanity, threats) appellent l’opprobre. La plupart d’entre eux font d’ailleurs l’objet de dispositions criminelles, dont on pourrait étendre la portée à l’Internet. Faut-il cependant de nouvelles interventions ?
Pour le sexual harassment et le hate mail, j’ai du mal à croire que des correctifs techniques (blocage du courrier provenant d’une source précise ou le changement d’adresse) ne pourraient parfaitement pallier le problème de manière décentralisée. Pour le surplus, les Codes criminels fournissent déjà l’arsenal, la seule nouveauté étant le médium de transmission et l’anonymat (relatif) qu’il rend possible. Quant aux derniers points, l’impolitesse et le mauvais goût, ce ne sont pas là, à ce que je sache, des matières dont le droit a vocation à s’occuper. La prolifération des compilations de règles de Netiquette laisse d’ailleurs entendre qu’on s’occupe du problème près de la source. Je ne rencontre pas beaucoup de vulgarité dans mes fréquentations de l’Internet, et je ne vois pas de difficulté particulière, pour ceux à qui elle poserait problème, à s’y soustraire. Il en va de même de la profanity.
Pour ce qui regarde la pornographie, il convient d’observer qu’il s’agit d’un phénomène qui est déjà, dans sa forme classique, réprimée, mais non supprimée. L’interdiction globale provoquerait un marché noir avec les incidences néfastes que l’on connaît. Il existe d’ailleurs des voix féminines pour s’interroger sur le prétendu caractère pernicieux de cette industrie pour les femmes. Posner conclut que les études empiriques ne permettent pas de conclure sur le point de savoir si la pornographie incite à la violence sexuelle ou au contraire la désamorce. Quoi qu’il en soit, on essaie plutôt, dans les faits, de garder la pornographie seulement à l’abri d’un accès trop facile et visible des enfants et des bien-pensants. Faut-il faire mieux sur l’Internet ?
La crise de la pédophilie qui sévit actuellement en Belgique porte à l’avant-scène de l’actualité la question de savoir dans quelle mesure l’Internet facilite le phénomène. Il convient d’observer au départ que la crise belge ne paraît due en rien à l’Internet et ne doit donc pas servir d’excuse pour y réclamer une intervention. En outre, dans la mesure où la pédophilie ne peut être effectivement supprimée, on peut se demander si, en fin de compte, moins d’enfants seront agressés avec la transmission facile des images pédophiles que permet l’Internet que dans le cas contraire d’entraves sérieuses à leur transmission. Mais nous ne disposons pas de données pour en juger.
Pour ce qui est des threats, l’extorsion et les menaces font déjà l’objet de dispositions criminelles. Ces dispositions sont-elles inapplicables ? Il faudrait le montrer, encore que la preuve reste à faire que ces phénomènes aient, sur l’Internet, une fréquence suffisante pour qu’on s’en inquiète. Le moyen de communication extraordinaire que constitue l’Internet peut faciliter la criminalité en général. Mais elle facilite également, sinon davantage, la surveillance et la compilation de données par les autorités. On pourrait en dire autant d’innovations techniques antérieures telles la voiture, le téléphone et l’ordinateur. Il n’y a pas là justification d’une intervention particulière sur l’Internet.
Il existe un cas célèbre de diffamation par l’entremise de l’Internet. Il a donné lieu à une poursuite, en Angleterre, selon les règles ordinaires du droit en la matière. Il est difficile de voir en quoi une intervention portant spécialement sur l’Internet serait justifiée, encore que la nature de cette intervention et l’autorité compétente resteraient à préciser, étant donné la nature transnationale du réseau.
Quant aux invasions de la vie privée et au piratage, il s’agit là de problèmes de l’ordre privé, dont nous discuterons ci-dessous.
Dans l’ensemble, les phénomènes évoqués par M. Trubek ne paraissent pas inédits, même s’ils se présentent sous une lumière nouvelle sur l’Internet. On ne voit pas la démonstration de l’urgence d’intervenir. L’Internet paraît un lieu bien moins dangereux et désordonné que certains aimeraient nous faire croire.
M. Trubek perçoit bien la difficulté. C’est pourquoi il préconise une intervention modérée, visant particulièrement à établir le Code de l’(info)route. Cette observation mérite une réflexion séparée.
C. Réglementer l’Internet est-ce simplement établir un code de la route ?
En présentant la réglementation comme consistant à établir un code de la route (rules of the road), on laisse entendre que l’intervention est à la fois plus simple et plus innocente qu’elle ne l’est en réalité. Les règles composant le code de la route sont généralement de simples normes de coordination, alors que les règles du droit commun répondent plutôt aux problèmes, plus complexes et stratégiques, de coopération.
1. Les normes de coordination
Examinons, à titre d’exemple d’une norme de coordination, la règle de conduire à droite plutôt qu’à gauche. Au départ, les deux options – conduire à droite, conduire à gauche – paraissent équivalentes. Le choix entre elles est arbitraire. Une fois le choix arrêté et la norme établie, deux conducteurs qui se rencontrent peuvent rapidement se croiser sans prendre des précautions bien élaborées. Il y a là un gain pour tous. La personne qui s’écarterait de la norme et conduirait à gauche devrait constamment faire attention et serait vite rappelée à l’ordre par les autres. Il y a, en d’autres mots, peu d’intérêt à s’écarter de la norme. La norme est self-enforcing. L’intérêt de la norme croît avec le nombre de ses adhérents, ce que les économistes désignent par le terme network externalities. On peut montrer que des normes de ce type peuvent apparaître de manière décentralisée, sans qu’une autorité publique ne s’en mêle.
L’autorité publique peut se borner, relativement à la norme de coordination, à en expliciter le contenu, pour éliminer l’incertitude. Le respect de la norme ne demande pas d’appareil de sanction lourd, étant donné l’intérêt de tous à la suivre. Parfois même aucune intervention de l’autorité publique n’est nécessaire pour assurer la viabilité d’une telle norme. À titre d’exemples de normes de coordination, on peut songer aux standards de tous ordres (les prises électriques, les prises de téléphone, la compatibilité Hayes, la norme SECAM de télévision), aux poids et mesures, aux langages techniques comme html et sgml, et même, dans une certaine mesure, aux langues naturelles.
Les normes de coordination peuvent néanmoins être source de conflits. Cela pourrait se produire lorsque plusieurs normes incompatibles sont déjà établies dans des communautés distinctes et que, par suite de la croissance des interactions entre celles-ci, il y a intérêt à adopter une norme commune pour l’ensemble de ces communautés. Chaque communauté a alors intérêt à voir adopter sa norme à elle, car cela évite à ses membres les frais d’adaptation. Tous gagnent à l’usage de la norme commune, mais ceux dont c’était déjà la norme gagnent beaucoup plus que les autres. Ceux qui utilisent des normes non communes doivent en effet engager des frais pour se convertir à la norme commune ou pour se rendre compatibles avec elle. Les tensions entre groupes linguistiques voisins sont un exemple de ce phénomène. L’établissement d’une norme de coordination commune choisie parmi des normes existantes n’est donc pas un choix simple et relativement arbitraire, mais présente un jeu différent, où tous les participants ne sont pas également gagnants et qui, de ce fait, a un caractère stratégique.
Lorsque le choix de la norme de coordination commune appartient à l’autorité politique centrale, les groupes de pression peuvent alors avoir intérêt à influencer les décideurs dans le sens d’adopter leur norme. Comme les autres groupes ont le même intérêt, mais à l’égard d’une norme différente, on voit apparaître une activité soutenue de lobbying concurrent, bien connue dans les démocraties représentatives. Il est douteux que ce lobbying produise un gain de bien-être pour l’ensemble de la population.
2. Les normes de coopération
Il nous paraît difficilement soutenable que les questions évoquées par M. Trubek sont tous de l’ordre des problèmes de simple coordination. La diffamation, les intrusions dans la vie privée, le piratage présentent des situations où une personne crée un tort à autrui ou cherche à s’enrichir à son dépens. Ces situations ont ceci de particulier qu’elles admettent une solution coopérative où tout le monde réalise un gain, mais qu’elles présentent aussi à chaque participant la tentation de tricher, ce qui apporte un gain supérieur, qui s’accompagne cependant d’une perte pour l’autre. Le jeu est plus complexe que celui de la coordination et a un caractère stratégique. On parle alors de problèmes de coopération.
La théorie des jeux permet d’élucider la nature des interactions dans les jeux de coopération et notamment les conditions particulières permettant aux participants d’arriver à une solution coopérative. Malheureusement, lorsque deux personnes se rencontrent dans une seule interaction de ce type, il faut prévoir que chacune sera tentée de tricher, ce qui conduit à la ruine collective. Heureusement, les recherches ont également montré qu’il est possible d’échapper à ce résultat fâcheux dans des rapports de longue durée, c’est à dire lorsque le jeu se répète un nombre indéterminé de fois. Les participants peuvent alors arriver à la solution coopérative de manière autonome : la tricherie provoquerait la sanction de l’autre partie, avec la perte du gain pour le tricheur. La possibilité de réplique rend à long terme la tricherie moins profitable que la coopération. Cela implique que des normes de coopération peuvent se développer spontanément, mais dans les conditions assez particulières des rapports de longue durée.
Beaucoup de rapports humains ne sont que de courte durée ou ponctuels. La tentation de tricher persiste alors. Dans ces conditions, le droit se rend utile en pénalisant le comportement déloyal, tricheur, de manière à créer, même dans ces contacts ponctuels, les incitations à l’honnêteté et au respect de la parole donnée qui se présentent naturellement dans les rapports de longue durée. Le rôle du droit ne se limite pas alors simplement à évoquer la norme, comme dans le cas des normes de coordination ; il faut aussi fournir un appareil pour sanctionner les dérogations que sont la fraude et la violence. Le contenu des normes que l’on articule et sanctionne peut utilement prendre modèle sur celles qui se développent spontanément dans les rapports de longue durée. On peut montrer que des institutions de base du droit commun – la propriété, le contrat, la responsabilité civile pour sanctionner les transgressions – ont pu ainsi être découvertes « spontanément ». Le droit codifie et régularise ces institutions et étend leur portée au delà du genre d’interaction qui a permis de les découvrir ; il ne les invente pas cependant, contrairement à ce que doit faire l’autorité publique dans les interventions qu’elle entreprend au titre de la réglementation.
II. Le droit commun et l’Internet
Le droit commun comporte les institutions qui permettent aux marchés de fonctionner : les droits privatifs, dont les droits de la personnalité et la propriété, les contrats pour leur transfert total ou partiel et les règles de la responsabilité pour sanctionner la transgression des droits. Comme nous l’avons vu, ces institutions peuvent être découvertes de manière décentralisée parmi des personnes qui s’engagent régulièrement dans des transactions. Le droit civil articule et régularise ces institutions.
A. L’adaptation du droit commun aux réalités nouvelles
Si les institutions du droit commun ont pu être découvertes par des processus décentralisés, leur portée se limite généralement aux cas de conflits qui sont connus à une époque précise et qu’elles ont pour but de régler. Leur application aux situations nouvelles n’est pas d’emblée donnée. La situation nouvelle résulte le plus souvent d’une innovation technique, qui rend possible de nouveaux usages pour des objets connus et crée ainsi la rareté : concurrence d’usages et nécessité de choisir, c’est à dire de gérer la rareté. La rareté peut être source de conflits, qui appellent le droit. L’une des institutions découvertes pour maîtriser ces conflits est la création de droits privatifs.
Le propre du droit commun, et en particulier des droits privatifs, par contraste avec d’autres approches au problème de gestion de la rareté, réglementaires elles, est leur incitation générale et entièrement décentralisée à la gestion prudente et à l’innovation. C’est sans doute cette caractéristique qui explique pourquoi les sociétés modernes ont toujours principalement recours aux droits privatifs pour la gestion des choses rares.
À chaque époque, il faut découvrir comment étendre les institutions du droit commun aux nouveaux problèmes qui se posent et qui impliquent de nouvelles formes de rareté. Pour l’Internet, on peut ainsi se demander jusqu’où étendre la protection de la vie privée par opposition à la liberté de se servir des données comme on l’entend ; jusqu’où étendre le droit d’auteur sur des logiciels, par opposition au domaine public ; et jusqu’où la diffamation, par opposition à la liberté de dire la vérité et d’informer le public.
Au cours des temps, le droit a pu être adapté aux nouvelles réalités. Pour ce qui est du droit des contrats, Epstein soutient que, étant donné la liberté de contracter, ce droit n’a pas eu à bouger beaucoup depuis le droit romain. En revanche, les droits privatifs, ainsi que les règles de responsabilité civile qui servent à les protéger ont connu, à ses yeux, une évolution considérable, par laquelle leur emprise a été étendue pour englober le droit d’auteur, le brevet, la marque de commerce, les droits sur des zones hertziennes etc. Il serait néfaste de limiter la portée des droits privatifs à ce qui est prévu pour les objets matériels, au titre de la propriété.
La question se pose de savoir comment on découvre la nature des adaptations requises pour faire fonctionner ces institutions sur l’Internet. Nous voulons soutenir la thèse selon laquelle ces adaptations peuvent et doivent être réalisées à l’initiative des intéressés et que le législateur peut généralement se contenter à intervenir après pour prendre acte de ce qui a été ainsi découvert. Nous soutenons en outre que cette façon de faire évite le soupçon que le législateur ferait preuve de protectionnisme ou de favoritisme à l’égard de groupes précis qui auraient fait du lobbying. L’histoire de la réglementation et les enseignements de public choice font craindre que ces soupçons soient souvent fondés.
B. La découverte décentralisée des adaptations requises
La portée des droits privatifs peut être étendue à l’initiative des intéressés de la manière suivante. Pour faire fonctionner un droit privatif sur un objet, il est essentiel que le pouvoir de décider ce qui sera fait de cet objet soit effectivement réservé au titulaire. Cette condition d’exclusivité est réalisée à propos de la propriété classique dans une société où l’ordre public est généralement assuré et où la propriété ne peut être prise sauf pour cause d’utilité publique et moyennant indemnité. Il n’est pas nécessaire que cette assurance soit totale : le risque de cambriolage n’empêche pas les gens d’acheter des maisons.
L’exclusivité peut être réalisée de manière différente. Par exemple, la banque de données que je détiens est sous mon contrôle. Je peux donner accès à d’autres personnes moyennant un contrat qui détermine les limites de ce qu’ils peuvent faire du contenu et les redevances qui doivent me verser. La liberté contractuelle étant entière en ces matières, cet accès peut passer par une association, qui a mis au point des règles standard pour ses membres. Le contrôle matériel et la liberté de créer des montages contractuels permettent de simuler l’essentiel d’un droit privatif, de créer un « pré-droit ». On peut ainsi préfigurer un droit que le législateur ne fait en suite que codifier, comme cela s’est produit pour le droit sur les obtentions végétales en France. Il importe que le droit existant n’empêche pas les montages contractuels au motif qu’ils constitueraient des entraves à la concurrence, et qu’il offre, par le biais de la responsabilité civile – par les actes parasitaires par exemple – une sanction contre des tiers qui « dégonflent » le montage par des actions clandestines (par opposition à la concurrence légitime).
Voici donc un processus décentralisé pour découvrir une extension nouvelle qu’il convient de donner aux droits privatifs. L’essentiel de ce processus réside dans le contrôle que l’intéressé s’assure sur le bien qui fait l’objet du droit qu’il réclame. Il lui incombe de concevoir une « clôture » pour cet objet et d’en surveiller le respect. J’emploie ici le terme « clôture » en un sens large, visant tout dispositif ou arrangement qui a pour but d’assurer l’exclusivité au titulaire de l’objet. On peut penser, pour ce qui est du domaine des technologies de l’information, au verrouillage ou cryptage, comme dispositifs matériels, ainsi qu’à la vente de matériel sur CD-ROM (pas facilement copiable avec la technologie actuelle, mais pour combien de temps encore ?) ou à l’ajout de poignées (handles) identificatrices indélébiles aux morceaux d’information qui sont mis en circulation. Il faut songer également aux techniques de marketing, comme les mises-à-niveau fréquentes, des help line, les garanties réservées aux usagers inscrits, qui aident à s’assurer la fidélité des clients. Les montages contractuels, individuels ou par l’entremise des règles de régie interne d’associations, souvent sous forme de contrats d’adhésion, peuvent, eux aussi, être employés afin d’assurer l’exclusivité au titulaire et constituer ainsi une partie de la clôture. D’une manière générale, tout matériel ou procédé dont on peut disposer conformément au droit existant peut être employé comme moyen d’ériger des clôtures pour des objets nouveaux, qui s’intégreront ultérieurement au droit. C’est ainsi que l’ordre du droit commun se répand progressivement aux objets nouveaux.
On peut s’attendre que les techniques de « clôturage » sont soumises à l’obsolescence. Celles qui fonctionnent bien à un état donné de la technologie ne donnent plus forcément satisfaction à la suite d’une innovation technique. Ce qui fonctionnait bien, par exemple, en matière de droit d’auteur dans le monde du papier et du canevas ne le fait plus dans un monde où toute information peut être numérisée. L’Internet accélère la corrosion des vieilles clôtures et crée l’apparence d’un champ ouvert dans lequel chacun peut s’accaparer tout ce qui peut être rendu visible avec sa souris.
Les voix qui décrient alors la disparition du droit d’auteur, et même des droits privatifs en général, sur l’Internet me semblent se méprendre sur la nature des changements qui se produisent devant nos yeux et sur les adaptations entreprises pour y faire face. C’est la clôture, c’est à dire la technique employée pour assurer l’exclusivité, qui est devenue caduque. Cela n’implique nullement que le droit privatif ait perdu sa raison d’être ou qu’on ne puisse le remettre à jouer son rôle en inventant de nouvelles formes de clôture. Le vide apparent qui résulte de la caducité partielle ou totale des vieilles clôtures constitue l’incitation à en inventer de nouvelles. La rémunération de celui qui invente la nouvelle clôture fait partie, directement ou par contrat interposé, des gains réalisés à même le droit privatif nouveau ou de nouveau redevenu imperméable.
C. Le rôle limité de l’État dans le processus de découverte
Cette dynamique implique qu’il ne faut pas écouter trop vite les sirènes qui implorent les autorités à intervenir (à réglementer !) pour éviter la disparition de telle ou telle industrie ou pour arrêter tel ou tel piratage catastrophique. N’a-t-on pas décrié la fin du cinéma avec l’avènement d’abord de la télévision, puis du vidéo-clip ? Or, la grande industrie du cinéma, s’étant faite à l’idée qu’il fallait composer avec le phénomène vidéo-clip, s’y est jetée avec avidité et réalise maintenant un chiffre d’affaires considérable dans ce marché. Le prix des vidéo-clip est actuellement comparable à celui du livre. Rétrospectivement, on voit bien qu’il s’agit d’une perturbation normale que la concurrence impose aux participants du marché. Dans un marché concurrentiel, personne ne peut s’attendre à avoir la garantie que sa façon de faire affaire peut continuer inchangée à l’avenir.
Mais, pourrait-on objecter, le rôle du gouvernement dans les démocraties occidentales n’est-il pas justement de protéger les droits de propriété ? La réponse est sûrement affirmative. Ne convient-il pas alors que l’État prête main forte pour enrayer le piratage des oeuvres soumises à un droit d’auteur ? La réponse doit ici être nuancée car le rôle de l’État n’est que complémentaire à la mission qui incombe au titulaire lui-même de protéger son droit. La protection accordée par l’État au titre du maintien des droits ne porte que sur les violations grossières des droits de propriété par fraude ou violence. Il demeure que la clôture première doit être érigée et surveillée par le propriétaire ou son agent, à qui il appartient, s’il y a lieu, de faire sanctionner sa violation par action civile.
Le maintien de l’ordre public admet bien des condamnations en responsabilité civile pour actes parasitaires ou atteintes clandestines et frauduleuses aux montages contractuels créés pour former un « pré-droit » selon le schéma exposé ci-dessus. L’État ne doit pas cependant accepter la mission de faire respecter des clôtures tombées en désuétude. Dans cette perspective, les propositions faites aux États-Unis par la National Information Infrastructure, sous la présidence de M. Bruce Lehman, font une part indue à la contrainte, en invitant l’État fédéral américain à décréter la conscription des responsables de serveurs comme gardiens de clôture au profit des titulaires de droit d’auteur. Si cette solution « collective » est si désirable, pourquoi n’intervient-elle pas progressivement par des montages contractuels et des accès contrôlés ? L’Internet semble justement abaisser radicalement les coûts de transaction qui empêcheraient pareille solution d’être mise en place.
Conclusion
Dans cet article nous avons voulu mettre en lumière une dynamique par laquelle, à l’initiative des intéressés, la portée du droit commun peut être graduellement étendue pour couvrir de nouveaux phénomènes. Pour la voir à l’oeuvre, il faut surveiller les points où une nouvelle rareté se manifeste. On s’attendra à trouver des droits en voie de création sur des formes d’information (ex. : bases de données), ainsi que sur des formes d’argent électronique. Le commerce électronique demande des circuits de confiance. On s’attend donc à trouver des agents sur Internet qui se donnent pour mission d’attester la crédibilité d’autres intervenants au profit des consommateurs (fonction de certification). Ces agences pourraient être des banques, des responsables de « centres commerciaux virtuels » ou d’autres : l’avenir nous le dira. L’attestation pourra porter également sur les contrats d’adhésion proposés par les uns et les autres. Il peut se produire ainsi une forme de concurrence entre régimes juridiques, qu’a bien décrite Pierre Trudel. Cette concurrence pourrait mener progressivement à des formules standardisées. Dans l’ensemble, il paraît permis de conclure que le droit commun, à condition d’en voir la dynamique et de lui laisser le temps de s’accomplir, comporte bien les ressorts requis pour faire face aux défis de l’Internet. Les appels à l’intervention réglementaire paraissent prématurés.
Article issu de l’IEDM, Institut