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L’inéluctable modèle de la génération Napster
Les maisons de disque auront du mal à contrer la culture de la gratuité sur Internet
mercredi 7 février 2001
Les majors du disque ont tort de se réjouir de la décision d’une cour américaine qui vient de condamner Napster, le symbole de l’accès gratuit à la musique sur Internet, à une mort lente. Coupable de complicité d’enfreinte au droit d’auteur, la société vit sous la menace d’une interdiction définitive ou, au mieux, d’une transformation en canal de distribution payant du catalogue musical de son nouvel actionnaire Bertelsmann. L’accord séparé Vivendi-Sony est l’illustration de l’incapacité des majors à coopérer.
Cette victoire judiciaire sera de courte durée. D’autres technologies, beaucoup plus efficaces et encore plus insaisissables sont prêtes à prendre la relève. Pire, l’accès illimité à l’information, qui caractérise Internet, et la généralisation des communautés virtuelles qui coopèrent bénévolement sur des projets communs, ont installé, de manière irréversible, la notion de gratuité au cœur du modèle. Les enfants d’Internet, nés dans cet environnement ont été « programmés » pour refuser, par tous les moyens, de payer et de considérer qu’une information ou une œuvre a un coût et donc un prix, si l’on veut qu’elle soit de qualité.
Napster est le symbole de cette nouvelle économie souterraine qui ébranle les fondements du capitalisme traditionnel. Le site napster.com distribue gratuitement un petit logiciel qui permet aux internautes de s’échanger des fichiers sans intermédiaire. Grâce à un répertoire constamment mis à jour, Napster aiguille chaque internaute vers un pair qui détient sur son disque dur les morceaux de musique convoités. Quatorze pour cent des internautes américains (soit plus de 20 millions de personnes) utilisaient régulièrement Napster fin 2000 et téléchargeaient, chaque mois, l’équivalent de deux heures et demi de musique gratuite. En France, la « fraude » concernerait 8,7 % des internautes pour près de deux heures de musique par mois. Le juge américain tient désormais Napster pour « responsable d’avoir contribué à enfreindre le droit d’auteur ».
Des logiciels comme Gnutella ou Freenet permettent aussi d’échanger, de la même manière, des fichiers entre internautes. Mais, à la différence de Napster, aucun serveur central ne joue le rôle d’un immense répertoire où sont référencés les fichiers disponibles et l’adresse de leur propriétaire. Gnutella institue une communauté informatique où chaque ordinateur dialogue avec ses voisins pour être informé, à chaque instant, des fichiers disponibles et de leur localisation. Impossible dès lors de débrancher un serveur central, pour tenter de casser la boussole d’orientation, chaque ordinateur se débrouille tout seul pour trouver sur le réseau ce qu’il cherche, grâce un dialogue de machine à machine que les Américains ont baptisé « peer-to-peer ».
Un fabuleux canal
L’industrie du disque n’est pas la seule victime du syndrome du piratage. Grâce à des standards de compression de plus en plus efficaces, comme le DivX, il est désormais possible de faire passer des films entiers dans les tuyaux du réseau mondial. Les abonnés à l’Internet à haut débit peuvent, moyennant quelques manipulations, télécharger des films.
Plutôt que de chercher à contenir cette lame de fond, l’industrie du disque aurait pu s’approprier le fabuleux canal Napster pour s’en faire un allié, et imposer une forme d’abonnement. Le consommateur ou l’internaute sont demandeurs de services simplifiés, rapides et fiables, des qualités que ne présente pas le caractère amateur de l’actuel Napster. Les avocats des majors préfèrent brandir le bâton. Ils menacent d’assigner, pour l’exemple, des internautes démasqués au hasard sur le Net, en utilisant l’adresse « IP » qui permet, en remontant aux fournisseurs d’accès, d’identifier les fraudeurs. Ce travail de fourmi a déjà commencé. Mais il semble incapable d’arrêter la lame de fond qui déferle aujourd’hui sur le Net : plus de soixante millions d’individus s’adonneraient aujourd’hui au piratage sur Internet.
La gratuité est-elle intrasèquement liée à Internet ? Les pirates ne sont pas les seuls responsables. La plupart des acteurs économiques qui ont investi le réseau mondial pour y faire des affaires ont souvent placé, d’eux-même, la gratuité au cœur de leur modèle. Dans le domaine de l’information, du loisir, du divertissement, les entreprises ont cherché, de cette manière, à se constituer une base de clientèle qu’ils espéraient faire payer plus tard. C’est le cas de tous les grands médias, agences de presse comprises. Cette stratégie se révèle être un piège : personne ne veut être le premier à faire payer de l’information au risque de faire fuir les internautes chez les concurrents qui offrent encore le même service gratuitement. Même le modèle traditionnel de la vente d’espaces publicitaires en échange d’une audience garantie ne semble pas fonctionner : l’outil informatique est évolué et il permet à internaute de zapper très facilement les banières publicitaires.
Le désarroi des entreprises d’information (musique, cinéma, journaux...) est encore plus profond. Car l’internaute ne se contente pas de piller, il est aussi devenu un véritable producteur de gratuité. Mus par une culture inédite du partage, des centaines de milliers d’internautes ont créé leur propre site Internet pour diffuser, gratuitement, la parcelle de savoir que détient chacun d’entre eux. Cette volonté de liberté, mondialisée et qui concerne toute une génération d’internautes, cette sorte de militantisme du libre accès, du libre échange, s’est élargie aux systèmes plus institutionnalisés.
Des valeurs décalées
Des milliers de développeurs informatiques ont constitué une communauté qui conçoit des centaines de logiciels libres de droit. C’est-à-dire que chacun peut apporter sa pierre à l’édifice, enrichir le programme, en sachant qu’il pourra, en échange, profiter du travail commun. Rien n’interdit à personne de commercialiser le résultat final, sous forme de CD Rom, à la seule condition de ne jamais verrouiller l’accès aux « codes » de programmation, les clés de base du système. Le symbole de cette nouvelle forme de production est le « logiciel libre » Linux, grand rival de Windows.
La nouvelle économie devra vivre avec ce legs des premiers âges d’Internet, marqués par la remise en cause de certains éléments de la propriété intellectuelle. Les acteurs de l’information s’efforcent de trouver une issue pour sortir du piège dans lequel ils se sont mis, pour faire évoluer la culture du Net sans s’aliéner une génération aux valeurs décalées. Ils ont du temps pour ce faire, car paradoxalement, l’année 2000, année Napster, a été marquée par un nouveau record pour les ventes de musiques enregistrées aux Etats-Unis. Le volume de journaux imprimés sur du papier n’a jamais été aussi élevé dans le monde malgré l’essor du Net. L’internaute avide de musique, d’informations illimitées est donc aussi un consommateur effréné. Aux entreprises de trouver de nouveaux modèles et de s’adapter à cette génération Napster, qui n’a pas fini de réécrire les règles de l’économie mondiale.
Christophe Jakubyszyn
Article initialement publi