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L’énarchie a-t-elle vécu ?
mercredi 7 avril 1999
D’après le dignostic d’un historien de l’ENA, Jean-Michel Gaillard, lui-même normalien, énarque et agrégé d’histoire, les trois quart des énarques souffrent d’exercer "le petit metier de haut fonctionnaire", dans un contexte économique et social où leur situation matérielle et morale se dégrade. Contrairement à la situation privilégiée d’une "aristocratie énarchique" installée dans les hautes sphères de la politique, du secteur privé et des médias. (1)
Pétard à mèche courte : le détour productif
L’ENA souffre de deux maux : d’abord l’hémorragie des ses officiers supérieurs (le personnel dirigeant des grands corps de l’Etat) vers le privé, ensuite la crise de foi de ses officiers subalternes, laissés pour compte dans les méandres des administrations centrales ou dans les bureaux des préfectures de province.
Parmi les anciens élèves actifs, on compte 600 énarques ayant pantouflé dans le privé, soit 15 % au total. Mieux encore, chez les élèves de Polytechnique ou d’HEC, on se dit que l’ENA est un détour productif qui permet de gagner dix ans de carrière dans le privé. C’est ainsi que Jacques Calvet est devenu patron de la BNP puis de Peugeot, et Philippe Thomas le patron de Péchiney. Ce processus semble justifier le titre du pamphlet de 1967, L’Enarchie, ou les mandarins de la société bourgeoise. Un pamphlet écrit sous un pseudonyme commun par trois énarques, Jean-Pierre Chevènement, Didier Mochtane et ... Alain Gomez, le futur PDG de Thomson. Dès 1984, vingt-cinq élèves de l’ENA avaient publié dans Le Monde une petite annonce iconoclaste : "Chefs d’entreprises, offrez-vous un énarque". Ils avaient trouvé sans difficulté un emploi dans le privé.
Mais, victime de son propre succès, l’ENA voit désormais son image brouillée, déplorent les intégristes de la haute fonction publique, derniers défenseurs de cette citadelle ébréchée, eux-mêmes blessés dans leur narcissisme collectif.
Et de dénoncer "un risque éthique", et un risque méthodologique. Le risque éthique, réel il est vrai, est celui d’une complaisance trop accentuée de jeunes hauts fonctionnaires en faveur du secteur privé où ils rêvent de pantoufler. La commission de la loi Rossinot de 1994 a été mise en place pour empêcher les pantouflages douteux. Quant au risque méthodologique, il consisterait à identifier les méthodes de management public à celles du privé, au détriment de la déontologie du service public, rebelle à la notion capitaliste de profit, assimilée au péché mortel dans une certaine orthodoxie jacobine.
Pétard à mèche lente : la crise de foi
Quant à la crise de foi, elle ne se déclare pas à l’ENA, car les deux années de scolarité à l’Ecole restent jusqu’à nouvel ordre une heureuse période d’illusions. C’est une demi-douzaine d’années après que le mal se déclare, pour atteindre des abîmes de dépression vers la période ENA 10 ou ENA 15... Il fait des ravages chez les administrateurs civils des "petits" ministères et dans les préfectures des départements ruraux et les sous-préfectures. Il y a un "tiers état énarchique, constate Jean-Michel Gaillard, pourtant directeur de l’Ecole en 1995, jusque parmi les sous-directeurs d’administration centrale". Pourquoi ce malaise ? "Parce que l’ENA fait trop rêver quand on y entre.
Les élèves de l’ENA sont des "pur-sang", mais ne gagnent pas le tiercé, explique un énarque désabusé, qui situe lui aussi le temps des "illusions perdues" à la quarantaine grisonnante sous les lambris de la préfecture de la Lozère. Même si on prépare encore l’ENA avec l’enthousiasme évoqué en 1945 par Michel Debré (l’homme qui peut dire : "l’ENA, c’est moi"), en revanche "les lendemains chantent hors de l’Etat ou déchantent dans l’Etat", constate Jean-Michel Gaillard avec une ironie teintée d’amertume.
Les ambitions de 1945 passent aujourd’hui pour des voeux pieux sans suite durable. D’après un ancien directeur de l’Ecole, Raymond-François Le Bris, il n’y aura pas de démocratisation réelle de l’accès à l’ENA tant que les filières de préparation des Instituts d’études politiques de province n’auront pas été rendues véritablement concurrentielles par rapport à Sciences-Po Paris.
En attendant, le sociologue Jean-Luc Bodiguel estime qu’on est entré dans un processus de "démocratisation à rebours" de l’ENA : il dénonce le ciblage géographique et social de plus en plus apparenté à la bourgeoisie parisienne. La proportion d’enfants de chefs d’entreprises, de fonctionnaires de catégorie A et de professions libérales atteint de 65 % à 70 % selon les années. Il y a 10 % de fils ou de filles de fonctionnaires.
Le concours et la scolarité de l’ENA ont été modifiés treize fois en cinquante ans, mais ces réformes n’ont rien changé en profondeur. "Ce n’est pas par un décret qu’on réglera le mode de raisonnement des élèves de l’ENA, qui vient de Sciences-Po", déclare ironiquement Odon Vallet, ajoutant que l’Ecole "subit plus les changements qu’elle ne les provoque". Privatisation et politisation ont été à ce titre deux phénomènes majeurs, imposés de l’extérieur. En revanche, les tentatives de création d’une troisième voie d’accès à l’ENA n’ont aboutit qu’à l’admission homéopathique d’une dizaine d’élèves venus du monde syndical, associatif, et trop rarement de l’entreprise.
La privatisation fait désormais de l’entrisme le plus ouvertement dans le petit monde de l’ENA : aujourd’hui, sur dix élèves sortis de l’Ecole dans la "botte" des mieux classés, huit en moyenne viennent d’HEC ou de l’ESSEC. Aux yeux de ces énarques hybrides, le secteur de l’entreprise privée est assurément plus attrayant que la fonction publique même haut perchée.
En outre, dans un avenir immédiat, l’ENA risque d’essuyer l’effet de souffle que promet une Europe toujours plus libérale ; Bruxelles est certes très réglementatrice, mais cent fois moins peuplée en fonctionnaires que la France bureaucratique. Actuellement, le droit européen offre un compromis entre le droit français et le droit anglo-saxon artisan d’une common law entre secteurs public et privé. L’administration française pourrait bien subir un contrecoup de ce mariage hors normes...
La politisation de l’Ecole n’est pas moins évidente que sa privatisation de fait. L’ENA est devenue la voie royale du métier politique français : après l’accession de Valéry Giscard d’Estaing à l’Elysée en 1974, on a vu mieux en 1995, avec la confrontation courtoise de deux énarques, Chirac et Jospin, au second tour de la présidentielle. Deux énarques qui en avaient supplanté d’autres au premier tour, comme Edouard Balladur et Philippe de Villiers. On peut se demander si l’ENA n’a pas fait le coup du chimpanzé à la Ve République, quand on voit les "grands commis de l’Etat" prendre le pouvoir, démocratiquement il est vrai, mais venant d’un club fermé. Le privilège de la mise en disponibilité explique la surreprésentation des fonctionnaires dans notre système parlementaire.
Parmi les élèves de l’ENA, on regrette que les enseignants de l’Ecole soient presque exclusivement recrutés parmi les énarques, au risque d’une auto-reproduction sclérosante et d’une moindre qualité de l’enseignement : "En économie, il vaudrait mieux être formé par des universitaires, et en gestion, par des cadres d’entreprise", résume un jeune énarque de 27 ans. Ajoutant qu’il n’y a pas là d’obstacle juridique, mais "un obstacle sociologique, de mentalité".
L’énarchie est un mythe
Au lendemain de quatorze années de socialisme énarchisant, Didier Mochtane, conseiller à la Cour des Comptes, n’en démord pas : "l’énarchie est un fantasme. Ca n’existe pas. Il y a des technocrates, mais pas de technocratie. Ce pouvoir qu’on prête aux technocrates, c’est celui que les enfants prêtent aux mécaniciens qu’ils voient auprès de belles locomotives, et qu’ils identifient à la puissance des machines, alors que personne n’est plus contraint qu’un mécanicien".
Même dénégation chez Philippe Saint-Marc, un énarque atypique qui flirte depuis longtemps avec l’écologie : "On hypertrophie l’influence de l’ENA par rapport au phénomène de la "pensée unique", qui est le fait de l’establishment, attaché à un modèle unique et désastreux de développement."
L’ENA n’en a pas moins besoin d’oxygène. Les anciens élèves, qui viennent de publier leurs propositions en dix points, y sont même favorables. La filiforme troisième voie pourrait bien prendre corps dans un centre de préparation à la haute administration ouvert aux cadres d’entreprise et aux professions libérales. Il serait au public ce que le Centre de perfectionnement aux affaires (CPA) est au privé.
Pour restaurer son crédit, l’ENA devra aussi faire sa nuit du 4-août : ou le privilège de la mise en disponibilité n’est à personne, ou il est à vous.
Notes
1 : Jean-Michel Gaillard, l’ENA miroir de l’Etat, de 1945 à nos jours, Ed. Complexe, 239 p.
Odon Vallet : "un idéal perdu"
Docteur en droit, Odon Vallet est un énarque défroqué qui a quitté la haute fonction publique pour suivre un parcours personnel d’universitaire et d’écrivain. Après avoir publié en 1977 L’Ena toute nue, et, en 1991, un deuxième livre caustique sur l’Ecole, il a publié Administration et pouvoir (1995). Entretien avec cet esprit indépendant.
Economie mixte et Etat Providence ont été les deux dimensions doctrinales de la création de l’ENA en 1945. Aujourd’hui, ces deux piliers de la société d’après-guerre sont remis en cause. Que va devenir l’ENA dans cette mutation ?
L’ENA est fille de la Libération et de la Révolution. Née en 1945, elle avait déjà connu une brève préhistoire d’un an en 1848 et avait fait l’objet d’un nouveau projet en 1936, à l’heure du Front populaire. Or, Libération et Révolution sont des événements étatiques, car ils ont donné à l’Etat la direction de l’économie. L’ENA est née en 1945 à l’époque des grandes nationalisations et de la prise en charge de l’économie par l’Etat. Aujourd’hui, nous vivons une époque de dénationalisation, de privatisation. Dans ces conditions, l’ENA peut apparaître comme anachronique et moins adaptée à notre époque que les écoles de commerce. Mais si l’Etat est appelé à la rescousse pour réduire la fracture sociale et sauvegarder l’économie, l’ENA pourrait à nouveau jouer directement un grand rôle, mais différent de celui de 1945. Si l’ENA veut imiter les business schools, elle sera moins bonne qu’elles. Mais si on veut redonner une responsabilité à l’Etat devant la crise des banlieues, alors les écoles administratives comme l’ENA joueront un rôle irremplaçable. Cependant, je ne sais pas quel est le scénario qui l’emportera : si on a un nouveau mai 68, l’ENA trouvera un rôle majeur à jouer. Mais si on a des années Reagan ou des années Thatcher, l’ENA ne jouera qu’un rôle secondaire.
Michel Debré écrivait en 1945 que l’ENA "devra chercher à maintenir dans l’esprit des promotions successives [...] l’enthousiasme que la jeunesse met au service de la chose publique". L’Ecole n’a-t-elle pas échoué sur ce point, avec l’attirance croissante du secteur privé ?
L’enthousiasme est un transport divin. Dans la France laïque, je ne suis pas sûr qu’il soit partagé facilement. En 1945, la promotion de la Résistance avait l’enthousiasme de la guerre. Mais ensuite, cet enthousiasme s’est peu à peu refroidi, et c’est la période gestionnaire qui a prévalu. Il y a bien eu le frisson gaulliste en 1958 et le frisson gauchiste en 1968, mais il s’agissait de fièvres de courte durée. Globalement, l’idéal du service public s’est un peu perdu pendant les cinquante dernières années...
La construction européenne remet-elle en cause le pouvoir des énarques en France ?
La France est le seul pays d’Europe qui ait une telle doctrine du service public. L’Europe ayant une idéologie essentiellement libérale et concurrentielle, voilà une interrogation majeure. Si on a une Europe libérale, l’ENA n’a pas de mission européenne à remplir. Mais si on a une construction européenne étatique avec des pouvoirs publics importants, alors l’ENA a un rôle à jouer.
Actuellement, l’Etat français est coincé entre l’Europe et les collectivités territoriales issues de la décentralisation. L’ENA est-elle bien outillée pour préparer à la fois à l’administration de l’Europe, de la France et des collectivités territoriales ? Peut-on se mettre dans la peau de ces pôles d’intérêts souvent antagonistes ? Si l’ENA veut préparer à ces trois niveaux d’administration, elle risque de se disperser. On aboutirait alors à une sorte de business school administrative.
Le ministre Claude Goasgen, sous le gouvernement Juppé, a proposé d’envoyer les futurs énarques dès leur sortie de l’école, sur le terrain, dans les zones difficiles, pendant cinq ans avant leur nomination, y compris pour ceux des grands corps....
En 1970, on avait créé une "année sociale" à effectuer dans les ministères sociaux. Echec cinglant : on a abandonné au bout d’un an. Voici un projet plus ambitieux et plus justifié. Mais la question des grands corps est plus générale : est-ce que les corps d’inspection et les juridictions peuvent fonctionner sans que leurs membres aient acquis une expérience sur le terrain ? Les jeunes inspecteurs des Finances ou hauts magistrats jugent l’administration active sans y avoir été : c’est en effet discutable.
Propos recueillis par Denis Lensel.