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Comment les institutions s’émancipent de leur projet initial
Esquisse d’un cadre commun aux paradigmes du contrat social et du marché
mardi 13 novembre 2007
Notre but est de montrer que ces deux façons de penser ne sont pas si hétérogènes et qu’il est possible de les rendre complémentaires pour appréhender un phénomène institutionnel défini de manière plus générale.
Commençons par présenter trois théories des institutions, celles d’Hauriou, Rawls et Hayek, nous permettant de passer graduellement du paradigme du contrat social à celui du marché.
Du paradigme du contrat social à celui du marché
La première théorie, élaborée par le juriste toulousain M. Hauriou au tournant du 20ème siècle, présente les institutions comme des groupements humains dominés par une idée d’œuvre à accomplir [3] -le maintient de l’ordre pour la police, la diffusion du christianisme pour l’église ou l’accumulation de capital pour l’entreprise.
Une fois la définition posée, Maurice Hauriou explique en détail comment se forment les institutions. Selon lui, l’institutionnalisation se décompose en cinq phases successives [4] : 1/ une idée d’œuvre est lancée par quelques individus, 2/ cette idée se propage et un groupe de gens aspire à sa réalisation, 3/ dans ce groupe s’élève un pouvoir qui s’empare de la domination pour réaliser l’entreprise, 4/ un débat s’engage et débouche bientôt sur une définition des rôles et des statuts, 5/ enfin cette organisation devient une institution après une assez longue durée de rapports pacifiés en son sein.
Un tel schéma nous permet de comprendre, par exemple, l’avènement d’une institution internationale telle que l’Organisation des Nations Unies. L’idée d’une paix mondiale, qui est à l’origine de cette institution, s’était déjà propagée après la première guerre mondiale et avait alors donné naissance à la Société Des Nations. Après l’échec de cette première tentative (qui n’a pas dépassé l’étape n°5), l’ONU est créée dès 1945 sous l’impulsion des nations les plus puissantes du moment. Ce sont ainsi les Etats Unis, l’URSS, la Chine, la France et l’Angleterre qui dominent initialement l’institution par le biais du conseil de sécurité (étape n°3). Ils dirigeront l’attribution des différents rôles et statuts des membres et contribueront ainsi à la consolidation de l’institution (étapes n°4 et 5).
En résumé, on retiendra que pour M. Hauriou une institution est le fruit d’un projet collectif, elle est plus précisément le moyen commun pour réaliser une idée ou volonté commune.
De cette première théorie on peut glisser vers celle de J. Rawls, en soulignant que pour celui-ci l’institution n’est pas le moyen commun de réaliser une même fin mais plutôt le moyen commun de réaliser des fins différentes. Les individus s’accordent pour mettre en place une institution, non pas parce qu’ils partageraient une même volonté que celle-ci permettrait de réaliser, mais plutôt parce que l’institution créée sera utilisée par chacun pour accomplir sa propre volonté. Volonté qu’il ne partage pas forcément avec les autres membre de la société.
La pensée de Rawls [5] se construit autour du problème de l’institution politique. Son projet est d’affiner la théorie du contrat social telle que la présente, par exemple, J.J. Rousseau. Il suppose pour cela un état premier où, derrière un voile d’ignorance qui interdit à chaque individu de savoir quelle sera sa position dans la société future, tous sont amenés à définir quelle est la meilleure institution politique à adopter. Selon Rawls, les individus vont logiquement - et non chronologiquement puisqu’il ne prétend pas à la vérité historique de son hypothèse- les individus vont logiquement s’orienter vers le modèle institutionnel qui assurera la meilleure place possible au plus démuni. Ce choix du « maximin » assure l’existence la moins mauvaise possible à ceux qui occuperont les positions les plus dévalorisées de la société. Concrètement, cela se traduit par l’adoption de deux principes qui guideront la justice : le premier, celui de la liberté, prévalant absolument sur le second, celui de la justice sociale. Sans supposer une adhésion de tous les individus à un projet de société, Rawls parvient ainsi à comprendre la mise en place de l’institution politique comme le fruit d’un accord commun.
Cette esquisse de la théorie que Rawls élabore aux Etats-Unis dans les années 1970 nous permet de saisir un cas particulier au sein du paradigme du contrat social. Ici l’institution est toujours un moyen consciemment mis en place, mais elle est le moyen de fins hétéroclites et non pas d’un projet commun.
Par un second glissement on peut passer de la théorie de Rawls à celle de F.V. Hayek. Ce glissement n’est pas plus important que le précédent ; il marque cependant le passage du paradigme du contrat social à celui du marché. Il s’agit dorénavant de considérer que l’institution, qui est toujours le moyen commun servant des fins différentes, n’est pas sciemment mise en place mais émerge au contraire spontanément. Ici l’institution apparaît sans que les individus ne s’en rendent compte au lieu qu’elle soit le résultat de leur accord. Chacun poursuivant ses propres fins, diverses institutions apparaissent et aident à la réalisation de ces fins, sans pour autant que les individus ne se soient concertés ou n’en soient même conscients.
L’exemple du marché est souvent mis en avant dans l’œuvre de Hayek. Si l’on songe à la réunion, un même jour et sur une même place publique, de divers vendeurs, on ne peut qu’admettre qu’il s’agit bien d’une institution servant les objectifs différents de chaque acheteur. Institution qui n’a pas forcément été programmée par tous les concernés - du moins à ses débuts. L’exemple du marché sera théorisé et appliqué à bien d’autres domaines. Ainsi F. V. Hayek [6] parlera d’un ordre spontané (par opposition à l’ordre artificiel du contrat social) qui permet de comprendre comment se met naturellement en place la meilleure allocation, non seulement des ressources rares, mais aussi de toutes les informations et connaissances. La majeure partie de la justice (le nomos, mélange de traditions et lois coutumières) serait par exemple issue d’un ordre spontané alors que les lois consciemment créées par les juristes (la thesis) auraient une portée bien plus faible. La justice, présentée par Hayek comme un moyen nécessaire à tous pour réaliser leurs fins respectives, serait elle aussi une institution émergeant spontanément.
On voit donc comment on peut passer, par des glissements successifs, du paradigme du contrat social à celui du marché. L’institution est d’abord conçue comme le moyen consciemment mis en place pour atteindre une fin commune. On concède ensuite qu’elle est le moyen consciemment mis en place pour atteindre des fins divergentes. Et finalement que l’institution est un moyen spontanément apparu permettant de réaliser des fins divergentes.
Ces glissements montrent comment il est possible de passer du paradigme du contrat social à celui du marché par un même mouvement. Ces deux façons de penser ne sont donc pas si hétéroclites qu’on voudrait bien le croire à première vue. Il reste maintenant à trouver un cadre qui leur serait commun.
Une émancipation des plus vieilles institutions vis-à-vis de leur projet initial
Notre démarche est d’aller chercher au sein même de l’histoire d’une institution le cadre théorique permettant de réunir les deux paradigmes. Nous nous rapprochons donc plus de la méthode d’Hauriou qui analyse le phénomène d’institutionnalisation, plutôt que de celle de Rawls qui spécule sur un état originel idéal, ou encore que de celle d’Hayek qui étend une même notion à de nouveaux domaines. Nous appuierons notre raisonnement sur l’histoire idéelle d’une institution, l’histoire de l’institution étatique telle que la schématise J. Buchanan [7] .
Selon cet auteur américain, l’institution étatique débute bien comme un contrat entre tous les membres d’une population qui ont pour objectif commun d’assurer leur sécurité. L’Etat est fruit d’un accord qui se réduit au strict minimum : ce sont les idées d’ordre et de justice qui sont à son origine. Le projet qui le soutient, l’« intérêt général », est bien un intérêt commun, une idée de justice partagée par tous les membres.
Avec le temps, cependant, Buchanan déplore le développement "tentaculaire" de l’Etat qui investit rapidement bien d’autres domaines et outrepasse ses missions initiales. Il semble alors que l’idée commune originelle soit peu à peu oubliée, ou encore mise sur le même rang que d’autres objectifs secondaires n’émanant que des dirigeants. Les hommes politiques se chargent en effet de fixer à l’Etat de nouveaux objectifs (la santé ou l’éducation de l’Etat Providence par exemple), sans forcément prendre en compte l’avis de la population en son entier. Buchanan remarque alors que l’intérêt général censé justifier l’Etat change de nature. On passe en effet de la simple idée de justice, un intérêt commun déterminé par tous les individus qui ont donné naissance à l’Etat, à des idées plus sociales, des intérêts publics mis en avant par les dirigeants pour des raisons électorales et que toute la population ne plébiscite pas. Et ainsi l’Etat accumulerait des missions annexes qui n’étaient pas de son ressort lors de sa constitution.
Une telle théorie ne rend évidemment pas fidèlement compte du processus historique de construction de l’Etat-nation moderne. Sans doute parce qu’il s’agit plutôt d’une sédimentation d’institutions anciennes [8] que de la création d’une institution étatique spécifique par un groupe d’individus donné. La théorie Buchanan met cependant à jour un phénomène intéressant qui permet d’affiner la théorie de Maurice Hauriou : les institutions se détachent de leur projet initial au fur et à mesure qu’elles se développent. Ainsi l’Etat est d’abord créé au nom d’un projet commun (la justice) mais il perd peu à peu cet intérêt commun et le remplace par des intérêts publics. Il existe donc une différence radicale entre l’institution naissante (celle des quatre premières étapes dégagées par Hauriou) et l’institution achevée (cinquième étape) : alors que les plus jeunes institutions sont entièrement dépendantes du projet qui les anime, les plus vieilles ont au contraire tendance à s’en émanciper. Le processus d’institutionalisation de Maurice Hauriou n’est valable que durant la première phase.
Notre premier résultat est donc que si les institutions sont bel et bien créées pour servir une fin commune, elles ont tendance à se détacher de celle-ci au fur et à mesure qu’elles vieillissent. Prolongeons maintenant notre raisonnement et cherchons à voir, au travers de l’explication de ce détachement, ce par quoi les institutions remplacent leur projet initial.
Comment expliquer le mouvement d’autonomisation de l’institution en regard du projet qui lui a donné naissance ? On peut chercher une première réponse à cette interrogation en se penchant sur les individus faisant partie de l’institution et en étudiant leurs motivations. Les individus qui participent à la naissance d’une institution, les fondateurs, sont essentiellement motivés par l’idée à réaliser. Ils ne voient l’institution qu’ils créent que comme un moyen pour réaliser cette idée. Au contraire, les individus qui entrent dans l’institution alors que celle-ci existe déjà de longue date sont le plus souvent motivés par des avantages parallèles plutôt que par l’idée qu’elle est censée servir. Ainsi, ce sont la plupart du temps des avantages financiers ou symboliques qui décident les individus à entrer au service de telle ou telle institution déjà bien établie, plutôt que la cause que celle-ci défend [9] . Et ces individus entrés dans l’institution pour un tout autre motif que l’idée initiale continueront de fonctionner dans cet état d’esprit. C’est à dire qu’il se sentiront bien plus au service de l’institution qu’à celui de sa cause. Et, une fois arrivés aux postes de commandement, ils rechercheront la continuation de l’institution à tout prix, quitte à lui inventer de nouvelles raisons d’être.
Les institutions se détachent donc de leur projet initial parce que les individus qui la composent changent et que, avec les individus, ce sont aussi les fins qui changent. On touche là à un second résultat, à savoir que l’institution, non content de se détacher de sa fin initiale, devient sa propre fin. Les individus dirigeants recherchent en effet plus la prolongation de l’institution pour elle-même que la réalisation du projet qui la justifiait initialement [10] . On comprend alors mieux la critique adressée par Buchanan aux gouvernants à qui il reproche d’inventer de nouvelles missions à l’Etat.
Cette idée d’une institution qui devient sa propre fin, son propre projet [11] , trouve un écho dans les écrits de l’économiste J. K.Galbraith. En effet, il montre que les entreprises ont tendance à voir diminuer leur taux de profit au fur et à mesure qu’elles grossissent [12] . Ceci serait dû à l’augmentation de leurs frais de fonctionnement et à une bureaucratisation irrationnelle compensant les économies d’échelles. Ainsi les entreprises, en s’institutionnalisant, s’émancipent elles-aussi de leur but initial –l’accumulation du capital- pour devenir leur propre fin et consacrer l’essentiel de leur énergie à leur propre survie [13] .
Généralisation
Le schéma d’institutionnalisation élaboré par Maurice Hauriou n’est donc valable que pour les institutions les plus jeunes. On ne retiendra donc de sa théorie que l’origine consciente accordée à toute institution : quelques individus cherchent sciemment à réaliser une idée et fondent une institution à cette fin. Mais ce contrôle conscient de l’homme sur l’institution disparaît au fur et à mesure que celle-ci vieillit. Les institutions dépassent en effet rapidement des individus qui ne font que passer en leur sein. Par un processus historique complexe, on glisse d’une institution créée par des individus pour servir une fin commune à une institution qui semble vivre pour elle même et qui abrite des individus aux fins personnelles divergentes. L’institution se pose bientôt comme un être indépendant qui englobe les individus membres, plus qu’elle ne leur sert à réaliser une idée commune.
Si l’on généralise les résultats que l’on a obtenu à partir de l’étude des théories d’Hauriou, Rawls et Hayek, on peut affirmer que le paradigme du contrat social et celui du marché se complètent pour former un même cadre général. Celui-ci fait intervenir une dimension historique : à l’origine de l’institution se trouve un contrat social, puis, au fur et à mesure que celle-ci vieillit, la fin sur laquelle tous s’étaient accordés est oubliée et on se retrouve dans une situation de marché où plusieurs individus s’affrontent au sein de l’institution pour réaliser leurs propres fins.
[1] Nous utilisons la notion de paradigme avec le sens fort que lui a donn