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L’insécurité sociale
vendredi 14 avril 2000
Dans les économies rurales, le rythme des semailles et des moissons fournissait un travail occasionnel et la solidarité familiale ou religieuse une aide en cas de détresse. Les Poor Laws anglaises de 1601 constituent la première organisation cohérente d’une solidarité collective. Ces lois confèrent un droit à l’assistance à chaque habitant d’une paroisse et à celle-ci l’obligation de l’assister. La paroisse devait fournir un logement à un enfant ou à un invalide et un travail à un indigent. Les héros de Dickens racontent l’histoire cruelle et colorée des pensionnaires des workhouses anglaises au XIXe siècle. Cette réglementation, fondée sur la réciprocité, garantissait la subsistance à chacun et protégeait la société contre les déviances de la marginalité. Mais cette organisation génère des abus : le refus de travailler de la part des bénéficiaires et la contrainte exercée sur les individus de la part des centres d’accueil. À l’aube de l’ère industrielle, le dixième de la population se voyait ainsi redistribuer le sixième du revenu agricole en Angleterre. Une controverse célèbre a opposé les économistes classiques reprochant à cette solidarité d’appauvrir la société en incitant à la paresse une partie croissante de la population, et les partisans de cette législation protectrice. Les Poor laws furent abolies en partie en 1834, mais la controverse reste d’actualité.
Puis la révolution industrielle a fourni, à une population rendue disponible par le progrès des techniques agricoles, des emplois exigeant une formation et dont la rudesse serait atténuée par la législation du travail et la sécurité sociale. La crise de 1929, troisième étape, provoque le chômage massif du quart des Américain et du cinquième des Européens, dans la force de l’âge, que l’agriculture et l’industrie laissent sur le bas côté. Les Raisins de la colère de Steinbeck illustrent leur situation tragique.
Keynes et Beveridge fourniront une solution apparemment satisfaisante pour l’étape suivante, celle des "Trente glorieuses". Keynes écrit en 1933 : « À l’avenir, l’État aura la charge d’une nouvelle fonction publique. Il doit effectuer un décaissement total suffisant pour protéger ses citoyens contre un chômage massif, aussi énergiquement qu’il lui appartient de les défendre contre le vol et la violence. » En 1942, le rapport Beveridge énonce, à la demande de Churchill qui prépare l’après-guerre, les six principes destinés à fonder l’État providence. Une société utilisant les techniques modernes et où chacun travaille peut éliminer la pauvreté ; la sécurité sociale doit protéger chaque citoyen contre les risques de la vie ; mais il lui faut stimuler la responsabilité individuelle ; les aides se garderont de rendre l’oisiveté plus attractive que le travail ; les citoyens seront en mesure de contrôler la part des ressources confiées à l’État providence ; enfin, la solidarité ne doit inciter personne à augmenter le niveau des risques couverts.
L’auteur met en garde : « En premier lieu, la sécurité sociale signifie la garantie d’un revenu correspondant à un minimum, mais l’allocation d’un tel revenu doit être associée avec des mesures destinées à l’interrompre aussi tôt que possible (1). »
Quel paradoxe ! Après la guerre de 1940, nos sociétés ont su se mobiliser et intégrer tous leurs membres ; aujourd’hui, elles laissent se créer des champs de ruines. Malgré la sécurité sociale, nos sociétés fabriquent des « sauvages urbains » que la collectivité doit loger, nourrir, distraire ou contrôler. Les ressources diverses fournies par la collectivité (logements sociaux, RMI, allocation pour personne seule ... ) et les actions d’animation des banlieues (Opérations de prévention été ... ) semblent accroître l’importance du phénomène. Comment en arrive-t-on à voir les banlieues peuplées de jeunes et d’adultes inemployés dans la force de l’âge, à laisser se multiplier les immeubles dégradés et repous- sants, sans jardins pour les enfants ? Comment de pareils et évidents besoins de réhabilitation coexistent-ils avec une si importante force de travail inemployée ?
Les travaux récents du CERC et du CREDOC. rappellent que chômage et dégradation des conditions de logement constituent un cercle vicieux. Les chômeurs perdent tout accès à un logement décent, perte qui, à son tour, compromet leur capacité à se réintégrer. Les jeunes qui regardent un père et un grand-père inactifs ne savent plus ce que signifie travailler. Les quartiers sensibles abritent 10 % de la population en Île-de-France. Entre le quart et le tiers des jeunes n’y sont ni à l’école ni au travail. La génétique ne justifie pas un tel pourcentage. Les enfants de la fin du XXe ne sont pas plus bêtes que ceux des générations précédentes. Souffriraient-ils d’une nouvelle incapacité ? Sauf à accepter l’argument de Herrnstein et Murray, selon lesquels la protection sociale incite les couches les plus pauvres à procréer plus que de besoin et engendre un sous-prolétariat à l’intelligence trop rudimentaire pour s’intégrer à la société moderne, il faut s’interroger sur les effets des régulations sociales.
Les rapports officiels paraissent avec une constance qui n’a d’égale que l’incapacité des hommes politiques à décider. Parmi les derniers : l’Étude économique de l’OCDE sur la France, La France de l’an 2000 (rapport Minc, 1994), La santé en France (rapport du Haut comité de la santé publique, 1994), le Rapport relatif à la sécurité sociale (présenté au Parlement, 1994), le Livre blanc sur le système de santé et l’assurance maladie (rapport Soubie) et le Rapport sur le financement de la protection sociale du Plan (Rapport Foucauld). Tous décrivent vingt années d’erreurs et de retards de notre pays par rapport à l’étranger.
Performance économique et échec social
L’excès de sécurité sociale génère-t-il l’insécurité sociale ? La société française s’est fracturée, selon l’expression d’Alain Minc ou de Christian Saint Étienne, en un monde productif qui joue bien le jeu de la modernité et un monde qui y renonce (2) . Tous les indicateurs convergent en ce sens. La performance s’apprécie par la croissance économique à long terme, supérieure à celle des pays anglo-saxons ou de l’Allemagne, par notre balance des paiements équilibrée et par notre monnaie forte. L’échec social se révèle par le taux de chômage bien sûr, mais aussi par cinq indicateurs plus subtils. 1) Le CERC estime que l’économie privée française se satisfait de seulement 7 millions d’emplois stables. 2) Ainsi, la part de la population qui travaille dans le secteur marchand créateur de richesses apparaît-elle la plus faible au sein des grandes puissances : 29 % en France contre 36 % en Allemagne ou au Royaume-Uni, 38 % aux États-Unis et 49 % au Japon. 3) À titre de comparaison, 12 millions de résidents vivent des divers mécanismes de garantie de ressources, dont au moins 5 millions en âge et en état de travailler et un million du RMI 4) L’OCDE attire depuis longtemps l’attention sur le faible taux de participation des Français d’âge actif, de 15 à 65 ans, à la vie active : 65 % contre 75 % dans l’AELE, aux États-Unis ou au Royaume-Uni. 5) Les actifs français supportent donc 10 % de plus d’inactifs que ceux des pays voisins. La différence vient de l’exclusion des jeunes entre 15 et 25 ans et des départs en retraite croissants entre 55 et 65 ans.
La société française se décompose donc en deux mondes. celui des actifs compétents et soumis à l’exigence de productivité des entreprises, dont le temps de travail augmente, et celui des inactifs, dont le temps libre au contraire croit avec l’isolement.
Notes
(1) William Beveridge, Social Insurance and allied services, 1942, p. 32.
(2) Alain Minc, La France de l’an 2000, Odile Jacob, 1994 ; C. Saint Étienne, Le Combat de la France, Eska, 1994 et Génération sacrifiée, Plon, 1993.