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L’Etat-providence : une conception éronnée de l’intérêt général

mardi 13 novembre 2007

Les libéraux critiquent l’Etat au nom de la liberté individuelle...

La lente construction de l’Etat commencée en France depuis le 13ème siècle s’accélère après la Révolution et tout au long du 19ème siècle. Nombreux sont les historiens qui ont tracé les grandes étapes de cette évolution vers un Etat toujours plus important. Bertrand de Jouvenel [1] a insisté sur l’innovation révolutionnaire de la conscription obligatoire offrant une assise solide au pouvoir de l’Etat sur les citoyens. A la suite de la révolution, Napoléon Bonaparte pose les "masses de granite" qui fondent de l’Etat moderne [2]. Enfin, avec l’avancée de la statistique [3], l’administration est mieux à même de connaître l’état du pays et donc de le transformer. C’est de cet interventionisme croissant qu’est né l’Etat Providence du 20ème siècle.
Le rôle accru de l’Etat a entraîné un paradoxe : alors quels les choix politiques sont de moins en moins arbitraires, ils sont de plus en plus perçus comme des atteintes à la liberté individuelle. Ainsi on a d’un côté des choix politiques qui ne servent plus ouvertement l’intérêt des dirigeants comme c’était le cas du temps de la monarchie absolue : il n’est plus question d’obéir car "telle est la volonté du roi" et la secrète raison d’Etat a laissé sa place à l’intérêt général (déterminé en consultant la volonté nationale ou poulaire). Mais d’un autre côté, l’Etat ayant les moyens matériels de faire appliquer toutes ses décisions, sa présence se fait beaucoup plus sentir dans la vie de tous les jours. Il en découle que ses moindres erreurs sont rapidement perçues par les citoyens qui subissent son omniprésence. La croissance de l’Etat est à double tranchant : les hommes politiques ont une plus grande prise sur la société mais ils n’en sont que plus critiqués puisque la moindre incartade est immédiatement décelée. C’est à la lumière de ce paradoxe qu’il faut saisir les critiques des libéraux classiques toujours prêts à défendre la liberté individuelle contre la menace de l’Etat.

Ainsi Benjamin Constant [4] opposait la liberté des Anciens de nature politique (le fait de pouvoir participer à la prise de décision) à la liberté des Modernes qui est essentiellement résistance à l’encontre du pouvoir étatique. Une des garanties de l’indépendance de la sphère privée étant le droit il met alors au point une constitution à même de protéger les libertés individuelles. On a dans l’oeuvre de Constant d’un côté la volonté de limiter le champ de l’intervention étatique au nom de la liberté individuelle (l’Etat minimalitaire est un Etat régalien) et d’un autre côté le souci de l’efficacité de l’Etat dont les décision légitimes doivent être appliquées. On retrouve bien les deux éléments du paradoxe évoqué : une plus grande efficacité de l’Etat et une critique attentive de tous les débordements qui pourraient nuire à la liberté individuelle.

La croissance de l’Etat, son omniprésence, ont conduit les libéraux à réagir en réaffirmant l’existence de la sphère privée. Pour cela ils soutiennent que l’intérêt général ne recouvre pas totalement les intérêts particuliers : l’Etat ne peut s’en prévaloir que dans certaines conditions et doit respecter la volonté des citoyens dans les autres. Ainsi, contrairement à Rousseau, Constant refuse l’aliénation totale de l’individu dans la société.

"L’universalité des citoyens est le souverain, dans ce sens, que nul individu, nulle fraction, nulle association partielle ne peut s’arroger la souveraineté, si elle ne lui est pas déléguée. Mais il ne s’en suit pas que l’universalité des citoyens ou ceux qui par elle sont investis de la souveraineté, puissent disposer souverainement de l’existence des individus. Il y a au contraire une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est hors de toute compétence sociale. La souveraineté n’existe que d’une manière limitée et relative. Au point où commencent l’indépendance et l’existence individuelle, s’arrête la juridiction de cette souveraineté." [5] (les parties en italique ont été rajoutées).

On a vu comment la croissance de l’Etat était à l’origine d’un paradoxe : au moment où les dirigeants commencent à avoir recours à l’intérêt général pour légitimer leurs décisions, ils sont de plus en plus suspectés par des citoyens gênés par l’omniprésence de l’Etat. De ce paradoxe a émergé la pensée libérale qui cherche à limiter le champ de l’intervention étatique en réaffirmant la sphère individuelle ; elle soutient ainsi que l’intérêt général ne recouvre pas totalement les intérêts particuliers. Dans ces conditions, que se passe-t-il si l’Etat cherche à s’imposer à la volonté des citoyens au nom de l’intérêt général ? Ceci pose un problème plus global : comment se fait-il, alors que l’intérêt général se trouve au point d’accord des volontés particulières, qu’il ne soit invoqué que lorsqu’il y a un désaccord ?

Si l’on suit strictement le raisonnement ultralibéral, l’Etat ne peut pas tenter d’imposer l’intérêt général en allant à l’encontre d’un quelconque intérêt particulier. En effet, l’intérêt général étant un accord, chaque fois qu’il n’y a plus d’accord, il n’y a plus d’intérêt général (rappelons ici que l’hypothèse de Rousseau de la méconnaissance de ses propres intérêts est généralement rejetée [6]). Chaque fois que l’Etat revendique l’intérêt général pour imposer un choix on assiste à une falsification du sens : il fait passer pour un intérêt général ce qui n’en est pas un. Les marxistes avaient dénoncé un Etat qui faisait passer les intérêts de la classe sociale dominante pour l’intérêt général. Les libéraux ont au contraire conservé l’idée d’une neutralité de l’appareil étatique mais ont insisté sur les pressions des différents groupes d’intérêts au sein de la société. Les libéraux ont ainsi dénoncé la mauvaise compréhension de l’intérêt général de la part de tous les groupes qui tentaient de faire passer leur intérêt particulier pour l’intérêt général. C’est cette idée que l’on retrouve chez Frédéric Bastiat [7] lorsqu’il définissait l’Etat comme : "la grande fiction à l’aide de laquelle tout le monde cherche à vivre aux dépends de tout le monde". Chacun essaie de faire pression sur le pouvoir étatique pour faire reconnaître son intérêt particulier comme un intérêt général et vivre ainsi en puisant dans les richesses mises en commun. On retrouve le même raisonnement dans la dénonciation du "mirage de la justice sociale" par Hayek : ce que l’on tente de faire passer pour une exigence de la justice n’est en fait que le reflet d’intérêts particuliers. Ici encore les critiques libérales préfigurent celles des ultralibéraux.

Les critiques que les libéraux ont adressé à un Etat grandissant au nom de la liberté individuelle nous ont mis en garde contre les détournements dont la notion d’intérêt général peut être victime. Elles annoncent les critiques ultralibérales de l’Etat Providence.

...préfigurant ainsi le reproche totalitaire fait par les ultralibéraux à l’Etat Providence.

Au "’long 19ème siècle’ commencé avec la Révolution française et la révolution industrielle, règne du libéralisme bourgeois", Christian Stoffaës [8] oppose "le ’court 20ème siècle’, de 1914 jusqu’à l’effondrement du système soviétique, marqué par les extrémismes politico-idéologiques et la montée de l’Etat". La croissance de l’Etat s’est donc non seulement prolongée tout au long du 20ème siècle mais a surtout été accompagnée par un durcissement des doctrines politiques. C’est au travers de ce double constat qu’il faut tenter de saisir la pensée ultralibérale de l’intérêt général.

En effet si l’on replace dans leur contexte des penseurs tels que F. V. Hayek ou plus généralement les libertariens américains, on se rend compte que bon nombre de leurs affirmations revêtent un caractère extrémiste du fait même de l’extrémisme ambiant qu’ont installé les années de guerre et les idéologies totalitaires qui les ont précédé. L’ultralibéralisme doit ainsi être compris en grande partie comme une réaction au totalitarisme.

Par ailleurs les théoriciens voient le totalitarisme comme une conséquence de la logique instaurée par le socialisme et l’Etat Providence. Dans La route de la servitude, essai publié en 1946, Hayek essaie par exemple de montrer que c’est le socialisme (et notamment en Allemagne) qui a détruit les valeurs individualistes à la base de la civilisation occidentale, laissant libre champ au totalitarisme hitlérien :

"Vers 1870 l’Angleterre perdit sa maîtrise intellectuelle dans le domaine politique et social et devint un pays importateur d’idées. L’Allemagne devint le centre à partir duquel les idées destinées à gouverner le monde au 20ème siècle se répandaient vers l’Est et l’Ouest, des idées dirigées contre le fondement de notre civilisation".

"Au moment où Hitler est arrivé au pouvoir, le libéralisme était en fait mort en Allemagne. Et c’est le socialisme qui l’avait tué." [9]

Quels sont les principaux arguments que les utralibéraux avancent contre l’Etat socialiste ? C’est d’abord, dans le droit fil de la pensée libérale, une accusation générale de ne pas respecter le "principe individualiste de notre civilisation". Ainsi le socialisme promet d’apporter un bonheur collectif, solution qui, selon Hayek, ne peut que nous mener sur "la route de la servitude". En effet cette promesse de bonheur collectif suppose un accord sur les fins qui n’est pas possible dans une société complexe d’individus différenciés. Les fins que poursuivra l’Etat ne peuvent pas être partagées par tous et seront donc imposées à certains. Le prétendu bonheur collectif (qui n’est en fait que la réalisation des fins de quelques uns, si ce n’est d’un seul) passe par l’asservissement d’une partie de la société.

"Les divers genres de collectivisme,communisme, fascisme, etc, diffèrent entre eux par la nature du but vers lequel ils veulent orienter les efforts de la société. Mais ils diffèrent tous du libéralisme et de l’individualisme en ceci qu’ils veulent organiser l’ensemble de la société et toutes ses ressources en vue de cette fin unique et qu’ils refusent de reconnaître les sphères autonomes où les fins individuelles sont toutes puissantes. En bref, ils sont totalitaires."

Au contraire, "reconnaître l’individu comme juge en dernier ressort de ses propres fins, croire que dans la mesure du possible ses propres opinions doivent gouverner ses actes, telle est est l’essence de l’individualisme" [10]

Les ultralibéraux dénoncent deux systèmes dans lesquels l’Etat impose des fins qu’ils prétend être collectives. Le premier est le collectivisme, appliqué par exemple en Allemagne nazie et en URSS. Il s’agit d’un système où ceux qui sont chargés de définir les fins collectives sont directement au pouvoir : les rédacteurs du plan, ou, dans un système moins complexe, le chef d’Etat, définissent les fins communes du haut de leur position au sommet de l’Etat. Ils sont chargés de découvrir les supposées fins communes et de mener une action politique dans cette direction. Ce système est voué à l’échec car il sacrifie à l’illusion du "constructivisme" : les dirigeants ont l’impression qu’un seul homme, ou un groupe de spécialistes, peut découvrir quelles sont les fins dernières qui mèneront au bonheur de tous. Pour les ultralibéraux une telle démarche est inconcevable puisqu’il n’y a pas de fins communes, toute tentative pour définir le monde idéal est ainsi prohibée.

"(certaines démarches politiques tiennent à) une conception particulière de la formation des institutions sociales, que j’appelerai rationnalisme constructiviste ; une conception qui tient pour certain que toutes les institutions sociales sont le produit d’un dessein délibéré, et doivent l’être."

"Le rationnalisme constructiviste peut être montré comme reposant sur des présomptions matériellement fausses, toute une famille de pensées et d’écoles tant scientifiques que politiques se trouvent ainsi convaincue d’erreur". Parmi celles-ci : le positivisme juridique, l’utilitarisme et "toutes les doctrines totalitaires, dont le socialisme qui n’est que la plus noble et la plus influente." [11]

Le second système dans lequel l’Etat impose des fins qu’il prétend être collectives est celui de l’Etat-Providence. Il s’agit de la "démocratie de foire" ("démocratie de marchandages" selon Hayek) où tous les membres de la société luttent au travers de groupes de pression pour faire reconnaître par l’Etat leurs intérêts particuliers et les faire passer pour l’intérêt général. Ici ceux qui prétendent détenir le secret d’un bonheur collectif ne sont pas directement au pouvoir : ils tentent simplement d’influencer les hommes d’Etat qui se doivent de les écouter puisqu’ils sont dans un régime démocratique.

"La cause des reproches (à l’encontre de la démocratie) est que les gouvernements soient contraints de servir les intérêts divers d’un conglomérat disparate de groupes nombreux" [12]

On assiste enfin à une même perversion de l’intérêt général dans une démocratie où la majorité à un pouvoir illimité. C’est à dire une démocratie où la majorité, au lieu de se contenter de trancher entre différents lititiges au sein d’un cadre fixé par un commun accord, se permet d’imposer sa conception du juste ou du bien. Du fait de cette trop grande compétence, ici aussi c’est finalement un intérêt collectif qui prend le pas sur l’intérêt général : l’intérêt général du plus grand goupe au sein de la société se fait passer pour l’intérêt général de la société. [13]

Pour illustrer ce problème du passage d’un intérêt collectif à l’intérêt général, on peut prendre l’exemple de "la justice sociale" dénoncée par Hayek. Quand un groupe au sein de la société revendique plus de justice sociale, il est en réalité en train de demander que l’on fasse exception aux règles de justices acceptées par tous pour en adopter certaines qui sont plus à son avantage. Ainsi alors que la justice (la vraie, celle composée des règles générales sur lesquelles tous s’accordent) recommande un traitement égal de tous les hommes, la plupart des revendications de justice sociale veulent déroger à cette égalité de traitement et faire bénéficier certains groupes de la société d’avantages spécifiques. Il s’agit bien là d’un intérêt collectif qui veut se faire passer pour l’intérêt général. [14]

Les ultralibéraux ont une conception limitée de l’intérêt général : c’est un accord sur les moyens dont plusieurs individus ont besoin pour réaliser des fins qui sont pourtant différentes. Cette vision restreinte les amène à critiquer, dans le droit fil de la pensée libérale, un Etat qui prend trop d’importance car il a une vision extensive de l’intérêt général (il agit comme si les différents individus s’accordaient sur leurs fins dernières). Est-ce à dire que les ultralibéraux condamnent toute action étatique ? Les "lois du marché" garantiraient-elles à elles-seules que la société fournissent à chacun les moyens dont il a besoin ?

Société de marché et intérêt général

Un reproche courant fait aux ultralibéraux consiste à les accuser de ne faire confiance qu’aux lois du marché, à tomber dans l’illusion qu’un Ordre Naturel assurerait de lui-même l’intérêt général. S’il est vrai que le marché, et son application étendue dans une société de marché, est aux yeux des ultralibéraux un principe fondamental pour la réalisation de l’intérêt général, il faut cependant relever que la plupart sont conscients de ses limites et demandent à l’Etat d’intervenir pour pallier à ses défauts. Il s’agira ici de préciser comment le marché peut produire l’intérêt général puis de comprendre la nécessité de l’action étatique pour combler ses lacunes.

Précisions sur les termes

Avant toute chose, on effectuera un travail de traduction des termes de "marché", "société de marché" ou encore "échange" afin de passer de leur utilisation courante à une acception particulière qui permettra de les intégrer au sein de notre raisonnement. Il s’agit de prolonger le raisonnement hyperbolique filé jusqu’ici en employant les termes tournant autour de l’idée de marché de manière aussi précise qu’en ce qui concernait les idées d’intérêt général ou d’association. Signalons juste qu’un tel extrémisme dans le raisonnement ne doit pas paraître vain parce qu’éloigné de la réalité : l’étude de cas extrêmes permet au contraire de retourner au réel en l’abordant sous un nouveau jour (ce que nous ferons dans l’annexe), démarche qui ne peut être que fertile.
Qu’entendons nous donc exactement par le "marché" ? Traditionnellement on définit le marché comme le lieu où se rencontrent l’offre et la demande. Deux personnes réalisent un échange (d’un objet contre un autre objet ou d’un objet contre un étalon de valeur commun : l’argent) sur le marché car chacun en tire profit. On dit ainsi que le marché est créateur de valeur. Chacun tire profit de l’échange, cela signifie que le marché satisfait l’intérêt particulier de tous les participants, est-ce à dire qu’il produit un intérêt général ? Si les deux intérêts particuliers sont satisfaits, cela ne veut pas pour autant dire qu’ils se confondent : on n’assiste pas à l’assouvissement d’un intérêt commun aux deux échangeurs mais à celui de deux intérêts particuliers différents. Le marché satisfait donc deux intérêts particuliers sans pour autant qu’il y ait un quelconque accord,qu’on aboutisse à un intérêt général. On peut à la limite dire que le marché est en lui-même d’intérêt général (car tous les participants ont un intérêt en lui en tant que moyen d’assouvir leurs intérêts particuliers) mais on ne peut pas dire que le marché serve lui-même l’intérêt général.

Nous nous situons ici dans le cadre d’un marché simple, lieu d’un échange entre deux personnes. Que se passe-t-il si ce principe de l’échange est étendu à la société en son entier ? Comment une société de marché pourrait-elle garantir l’intérêt général ?

La société de marché est d’intérêt général...

Dans le cas extrême précédement cité le marché ne conduisait pas à l’intérêt général mais pouvait être considéré d’intérêt général en lui-même, nous verrons que l’extension du marché à l’ensemble de la société peut aussi être considérée d’intérêt général.
En effet, dans la "société de marché", la multiplication des échanges simples est à l’origine d’un processus d’amélioration de la condition de chacun Si l’on considère qu’une meilleure condition facilite la recherche de nos fins individuelles et est donc d’intérêt général ; qu’à cela on rajoute que la société de marché améliore nos conditions ; on en déduit alors que la société de marché est d’intérêt général. Il reste cependant à savoir par quel processus la société de marché améliore la condition de chacun.
Sur un marché simple, lorsque deux individus réalisent un échange, la satisfaction de leur intérêt particulier ainsi procurée conduit à une amélioration de leur condition : chacun ressort grandi de l’échange. A partir de là, chaque participant aura un peu plus à offrir aux autres membres de la société lors d’une transaction ultérieure. Un échange ainsi réalisé entre deux personnes, non content de satisfaire les deux intérêts particuliers, est aussi bénéfique pour toutes les personnes qui sont susceptibles de mener des échanges avec eux plus tard. Chacun a alors intérêt à ce que se multiplient les échanges au sein de la société, que s’installe une société de marché : la spirale d’augmentation des conditions ainsi enclenchée permettra à chacun de retirer toujours plus de bénéfices des échanges. Les échanges seront toujours plus bénéfiques et seront des moyens toujours plus puissants au service de nos fins particulières. La société de marché est donc bien un moyen de faciliter la poursuite des fins individuelles, elle est d’intérêt général.

Les avantages retirés de la société de marché ont été analysés en d’autres termes par bien d’autres penseurs : ainsi Turgot accordait déjà une grande confiance au marché [15]. Plus tard Adam Smith désigna par la métaphore de la "main invisible"ce mécanisme par lequel la recherche de nos intérêts particuliers va s’agencer naturellement au profit de l’ensemble de la société.

Ainsi Adam Smith écrit [16]

"Chaque individu met sans cesse tous ses efforts à chercher, pour tout le capital dont il peut disposer, l’emploi le plus avantageux ; il est bien vrai que c’est son propre bénéfice qu’il a en vue,et non celui de la société ; mais les soins qu’il se donne pour trouver son avantage personnel le conduisent nécessairement à préférer ce genre d’emploi même qui se trouve être le plus avantageux à la société".

la confiance dans la société de marché est aussi bien illustrée par cette parole de Murray Rothbard [17] :

"En réalité, le libre marché est précisément diamétralement opposé à la société de la ’jungle’. La jungle est caractérisée par la guerre de tous contre tous. L’un ne gagne qu’au détriment de l’autre, en s’emparant de la propriété de ce dernier. Lorsque tous se trouvent au niveau de la subsistance, il y a une véritable lutte pour la survie, le fort écrasant le faible. Dans le libre marché, en revanche, l’un ne progresse qu’en rendant service à l’autre, bien qu’il puisse aussi se limiter à une production autosuffisante d’un niveau primitif si tel est son désir. (...). Ceux qui sont ’aptes’ dans la jungle sont les hommes qui sont les plus experts dans l’exercice de la force brutale. Ceux qui sont ’aptes’ dans le marché sont les hommes qui sont les plus experts dans le service rendu à la société. La jungle est un endroit brutal où quelques uns dépouillent d’autres et où tous vivent à un niveau de famine ; le marché est un endroit paisible et productif où tous sont au service à la fois d’eux-même et des autres en vivant à un niveau de consommation infiniment plus élevé."

"C’est précisément l’étatisme qui ramène la loi de la jungle, en ramenant les conflits dépassés, la dysharmonie, la lutte des classes, les conquêtes et la guerre de tous contre de tous ainsi qu’une pauvreté générale. A la ’lutte’ de compétition pacifique consistant à rendre des services mutuels, l’étatisme substitue un chaos prévionnel et la lutte à mort d’une compétition imprégnée de darwinisme social en vue de privilèges politiques et d’une subsistance limitée."

De la fable des abeilles que nous conte Mandeville à l’ordre spontané décrit par Hayek, les analyses cherchant à démontrer l’efficacité d’une "société de marché" sont nombreuses et font bien partie d’un esprit commun à tous les libéraux (et donc à l’esprit de l’utralibéralisme qui sur ce point le recoupe)

Revenons maintenant un instant sur la typologie que nous avions établie dans l’introduction (cf le document 2 p12). Après avoir vu que les ultralibéraux optent, du fait de leur individualisme, pour un intérêt commun (intérêt de tous) plutôt que pour un intérêt public (intérêt du tout), il reste encore à savoir si cet intérêt général est naturel (une donnée extérieure) ou artificiel (un produit de la volonté humaine). Le cas de l’intérêt général assuré par la société de marché n’est pas simple car il ne rentre dans aucune de ces deux catégories. En effet "l’ordre" crée par le marché, qui assure l’intérêt général alors qu’il se base sur la recherche des intérêts particuliers, ne peut être dit "naturel", extérieur à la société, puisque il est fondé sur des actions humaines. Il ne peut pas non plus être considéré comme volontaire puisque les hommes ne cherchent pas délibérément à l’instaurer : ils poursuivent leurs intérêts particuliers sans se préoccuper de cet ordre qui va tirer de leurs actes éparpillés un intérêt général dont tous bénéficient. Cette idée d’un ordre spontané qui n’est ni naturel ni volontaire est clairement exprimée par Hayek (43) :

"Il existe des structures ordonnées, qui sont le résultat de l’action d’hommes nombreux mais ne sont pas le résultat d’un dessein humain". Il s’agit d’un "ordre muri par le temps que nous avons déjà mentionné comme auto-généré ou endogène, il peut être facilement caractérisé comme étant un ordre spontané". Le grec classique "désigne sous le terme de Kosmos cet ordre issu de la pratique".

Nous avons montré dans cette dernière sous-partie que la société de marché pouvait être d’intérêt général. Cela ne signifie pas pour autant que l’intérêt général tel que le conçoivent les ultralibéraux se limite à la société de marché : ils ne tombent pas dans une confiance aveugle en cet ordre spontané, confiance qui entraînerait la disparition progressive de tout action politique (44). Au contraire les ultralibéraux sont conscients des limites de la société de marché et laissent une place à l’action étatique pour la compléter.

...mais ses lacunes rendent nécessaires l’action étatique

Comme l’écrit Gareth Morgan (45), la compréhension d’un phénomène au travers d’une métaphore est enrichissante car elle met en relief certains de ses aspects. Mais une telle approche est limitée car la métaphore employée ne peut jamais saisir l’ensemble du phénomène et, dans le même temps où elle éclaire quelques uns de ses aspects, elle nous rend aveugles aux autres. Assimiler la société à un marché, ce que font les penseurs libéraux depuis Adam Smith (46), est ainsi une démarche limitée car elle appauvrit par trop le fait social : la société ne peut être réduite à un ensemble d’individus reliés par leurs seuls échanges. En effet, l’existence d’un marché suppose que les individus se cotoîent ; il s’en suit que leur liberté doit être un minimum réglée par un ensemble de normes qu’ils respecteront tous. Ces normes juridiques ont pour but de “protéger la liberté de chacun”, elles seront garanties par un Etat de droit. La “main invisible” est ainsi suppléée par l’idée d’un “contrat social” (47) : la première est à l’origine de l’harmonisation des intérêts, le second à celle des règles de droits auxquels tous se soumettent. Ainsi les ultralibéralaux se représentent la société au travers de deux mythes : celui de la “main invisible” permettant la société de marché et celui du “contrat social” (47) à l’origine de l’Etat de droit.

Mais cette justification de l’Etat liée à l’insuffisance de la métaphore de la société de marché pour rendre compte du fait social en son entier n’est pas unique. En effet, même si l’on reste dans la logique de cette métaphore, les ultralibéraux légitiment l’action étatique car le marché comporte des défauts auxquels il faut remédier. Bien que la langue de ce mémoire ne soit pas celle des économistes il faut ainsi rappeller la place centrale qu’ils accordent aux notions d’externalité et de monopole naturel.
Les externalités font partie de ce que Milton Friedman considère comme des “défauts de marché” : il s’agit des effets non pris en compte par l’agent économique lors de son calcul des avantages et inconvénients de l’opération qu’il va mener (par exemple la pollution pour une entreprise). Lorsque le marché présente de tels défauts on a alors intérêt à avoir recours à la “forme de coopération volontaire”, c’est à dire au gouvernement. L’action étatique est ici légitimée en vue d’internaliser les externalités : il s’agit de faire prendre en compte (à l’aide de subventions ou d’impératifs juridiques) ces facteurs que l’on aurait tendance à négliger. Milton Friedman émet cependant quelques réserves : ce type d’intervention est limité par l’inefficience viscérale (cf infra) du gouvernement : souvent “le marché imparfait peut être aussi efficace que l’autoritarisme imparfait” (48).

Le problème des monopoles naturels (49) est le second argument visant à légitmer l’action étatique pour pallier aux imperfections du marché. Il arrive en effet que certains secteurs soient dominés par une seule firme car le coût des investissements de base très élevé ne laisse pas pénétrer aisément la concurrence (par exemple pour la mise en place d’un réseau ferrovière). L’offreur dominant aura alors tendance à pratiquer des “super-prix” car ceux-ci ne seront pas contestables par d’éventuels concurrents. Il pourra de plus profiter de sa position de force pour faire barrage par tous les moyens aux concurrents potentiels ou encore tenter de s’imposer sur d’autres marchés (cf “un point de vue critique”). La domination d’un marché par un seul offreur ou demandeur est ainsi mal vue par les économistes qui invitent l’Etat à intervenir pour pallier à cette insuffisance de certains marchés. Il existe deux types de réponses étatiques : alors qu’aux Etats-Unis (50) l’Etat aura tendance à prohiber totalement les monopoles(cf la législation anti-trust), en Europe, et plus particulièrement en France, l’Etat préfèrera prendre en charge le secteur à tendance monopolistique en le nationalisant (51).
Pour des raisons économiques il est donc d’intérêt général que l’Etat intervienne pour rectifier les défauts du marché. Les externalités et les monopoles naturels constituent deux types de légitimation partagées par quasiment tous les ultralibéraux. Il en existe d’autres (comme la théorie des biens publics) qui ne font cependant pas l’unanimité puisqu’elles ont été critiquées par les économistes anarcho-capitalistes (52).

Tentant de construire l’esprit de l’ultralibéralisme pour en saisir les rapports avec l’intérêt général, nous avons rencontré un problème majeur tout au long de cette première partie : celui du respect de la pensée des auteurs cités. Comment s’appuyer sur des éléments de pensée d’origine différente sans pour autant les dénaturer ? Bon nombre de précisions supplémentaires auraient été indispensables pour bien saisir les concepts de chacun. Cela n’a cependant pas été fait car une telle présentation aurait été trop lourde et aurait obligatoirement limité le champ d’investigation.

On peut par ailleurs douter de l’intérêt d’intégrer ainsi des concepts coupés de leur contexte au sein d’un raisonnement qui les englobe. Un tel amalgame n’est cependant pas vain : bien que l’objet construit soit artificiel (on ne rencontre pas l’esprit de l’ultralibéralisme a l’état pur), il est pertinent car il représente l’idéal type (au sens wébérien) qui permet d’expliquer bon nombre de pensées ultralibérales différentes.
La seconde partie s’attachera à étudier avec plus de précision (en entrant plus dans les implications concrêtes) deux pensées ultralibérales. Ceci se fera à la fois sous la lumière et dans le prolongement des grandes lignes que l’on vient de tracer.


[1l’idée de "technostructure" est développée par Galbraith dans La science économique et l’intérêt général et dans Le nouvel Etat industriel.

[2Cf le mot de Pierre Manent (Histoire intellectuelle du libéralisme) : "l’apolitisme, est et à toujours été, de droite".

[3Cf le mouvement des yuppies dénoncé dans Le modèle libéral en question (Warde et Farnetti) comme dans L’ère du vide (Lipovetsky). Cf aussi le désanchantement politique décrit par Sorman dans La révolution conservatrice américaine. Les ultralibéraux n’ont jamais fait de la démocratie une valeur fondamentale (Hayek : Droit, Législation et Liberté), ce qui leur a pemi de s’accomoder facilement avec la dictature de Pinochet qui fut le premier à appliquer leurs politiques économiques.

[4Notons que le marché politique étant fortement concurrencé, ce genre d’activité n’est pas des plus rémunératrice. La plus grosse rénumération est en fait de nature symbolique.

[5Rapport du Conseil d’Etat sur l’intérêt général, p 344 : "La véritable fonction de la notion d’intérêt général serait d’être un mythe, une croyance idéologique, qui permet à la société de se ressouder".

[6Le terme "inventer" est bien entendu un peu fort. Pour ouvrir la discussion on peut rappeler les théories qui dénoncent la logique publicitaire-sensualiste à laquelle sont soumis bon nombre de problèmes politiques lors de leur inscription sur l’agenda politque. Ainsi la mise en avant arbitraire de certains conflits internationaux plus télévisuels que d’autres, dans tous les cas bien loin de la vie quotidienne des citoyens.

[7Cet interventionnisme des philosophes dans la sphère politique a été dénoncé par Julien Benda : La trahison des clercs. Je partage son point de vue.

[8Cf Hayek, Droit, Législation et Liberté

[9cité par Keith Dixon, p42

[10une analyse très pertinente de la constitution de ce "climat d’idées" et de son influence sur les politiques anglo-saxones est menée par Keith Dixon : Les évangélistes du marché.

[11Étaient présents à la première réunion de ce qui deviendra la société du Mont Pèlerin : Hayek (futur président, initiateur du mouvement), M. Friedman, Mises, F.D. Graham, J. Jewkes, F H Knight, Salvador de Madariaga, F. Machlup, K. Popper, W E Rappard, Lionnel Robbins, W Röpke, G J Stigler. Pour l’essentiel c’était donc un public d’économistes (mais l’assemblée comptait aussi des journalistes et des philosophes comme Popper). Parmi les français : Maurice Allais et B d Jouvenel. On y trouve aujourd’hui l’économiste Pascal Salin.

[12Nous avons eu l’occasion de visiter bon nombre de sites de ces think tanks lors de nos recherches sur le net : on retiendra par exemple "The Ayn Rand Institute", "The foundation for economic education", "Capitalism.org". Notons que les plus influents sont recensés dans l’ouvrage de Keith Dixon.

[13Keith Dixon, opp. Cit.

[14cf les critiques de l’équipe du monde diplomatique et, plus particulièrement, le « Manière de voir » n28 : Les nouveaux maîtres du Monde

[15cf Introduciton aux civilisation latino-américaines de Jacqueline Covo, mais aussi World Politics since 1945 de Peter Calvocoressi

[16cf l’ouvrage d’Olivier Dabène du même titre

[17plus d’un tiers des revenus de la Colombie reposent sur le traffic de la feuille de coca.

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