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Sur le libertarianisme
mercredi 14 avril 1999
PS 2 : je vous envoie une pensée d’un auteur japonais lu dernièrement ( Mishima ) assez forte :
" L’image qui accompagne l’ombre de l’Etat-Providence et menace le cœur de l ‘espèce humaine : l’idéologie du foyer individuel n’enthousiasme le jeune qu’aussi longtemps qu’il se démène pour se trouver un petit nid à soi. Sitôt trouvé, l’avenir ne propose plus rien sinon de faire cliqueter son boulier à mesure qu’il amasse l’argent de sa retraite, puis la paix, l’ennui et la décrépitude de la vieillesse. Le besoin de travailler a dès à présent disparu et assurer la subsistance de ses vieux jours n’est plus un sujet d’inquiétude : accablés d’ennui et d’amertume par la société qui ne leur demande que de se « se reposer » un nombre extraordinaire de vieillards se suicident. Le Japon ( la France ! ! ! ) est un modèle idéale en matière d’assistance : le désir de travailler s’est perdu et s’en sont suivis le déclin et la décrépitude de l’industrie. Les hommes et les femmes cherchent un sacrifice qui vaille le sacrifice de leur vie. L’axiome de l’ère démocratique est qu’il vaut mieux vivre le plus longtemps possible...." Dur mais tellement vrai...
Jean-Philippe Boursier
Bonjour,
Pour moi, Hayek n’est pas réellement libertarien, mais à la frontière entre le libéralisme et le libertarianisme. Je trouve les libertarien trop systématiques, au sens premier du terme (adeptes de systèmes). Leur logique est implacable (le site de Bertrand Lemmenicier en est un bon exemple) et incontestable ; mais ce sont les hypothèses de départ, les "supposons que" qui me gênent. Cela étant, je reste très ouvert aux libertariens. Si vous avez des documents au sujet de D. Friedman par exemple, ça m’intéresse.
A bientôt
PS : votre document japonais sonne juste : il manque d’ailleurs une analyse sociologique importante des méfaits de l’assistanat sur la vie individuelle et en société. Beaucoup ont critiqué l’Etat paternaliste sur le plan philosophique, et à juste titre ; personne, à ma connaissance, n’a effectué d’étude sociologique en la matière.
Copeau
Bonjour,
Je travaille actuellement sur le resumé de " La constitution de la liberté ". En fait de résumé, c’est un texte reprenant exactement mot pour mot les idées fortes de ce livre. Comment pourrais - je avoir l’impudence de croire que je puisse résumer un texte de Hayek ?!
Je ne vous cache pas ma surprise en vous entendant parler de libertariens adeptent de systèmes. La science économique libertarienne est la praxéologie. Science bien éloignée de l’ingenieurerie sociale. La science économique est ici purement qualitative, l’homme n’y est pas utilisé en tant que constante comme en science physique, il dispose d’une raison et donc du libre-arbitre. je ne retrouve donc pas ici l’idée de système. Ou peut-être un système acceptant une infinité de système, à la limite, un système par individu. Mais peut-être ai-je mal compris ou interpreté vos pensées, excusez moi...
Pourriez - vous approndir s’il vous plait ?
PS : Je crois avoir trouver ce passage sur l’excellent site de Pierre Lemieux : " il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. " Tocqueville publia ces lignes en 1840. On y est presque. Si nous ne disons rien, c’est que nous sommes trop occupés à brouter. Il reste toujours de l’herbe pour les moutons."
Croyez vous à la sociologie ( sic ) libérale ?
PS 2 : d’autres citations :
Jack Lewis : " Question simple mais fondamentale : que fais Dieu pour aider les malheureux victimes d’accidents, de la maladie, ou de la pauvreté ? Pourquoi Dieu l’a t- il permis ? N’est – il pas censé être bon ? Il est censé nous aimer. Dieu veut –il que nous souffrions ? Et s’il fallait répondre oui à cette question, Dieu veut – il que l’homme soit heureux ? Je ne le pense pas. Je crois qu’il nous veut capable d’aimer avant tout et de grandir ensemble. Et donc j’ose suggérer que c’est parce qu’il nous aime que Dieu a voulu nous faire don de la souffrance . Ou pour le dire autrement, la douleur est le porte-voix dont Dieu se sert pour réveiller un monde sourd. Voyez vous nous sommes semblables à des blocs de pierre que le sculpteur taille pour leur donner forme humaine. Ce sont les coups de son burin si douloureux parfois qui peuvent nous rendre parfait ! " On peut remplacer le terme " Dieu " par " la Nature " non ?!
Sand : " Il est certain, en général, que la vie part du bas de la société et se perd à mesure qu’elle monte au sommet, comme de la sève dans les plantes L’ energie morale et physique diminue chez les personnes qui perdent l’habitude du temps et le courage de la souffrance. "
Mishima : " S’imaginer que rien d’autre ne compte que sa sécurité et son bonheur, c’est sombrer dans le divertissement, fin profondément lamentable."
" La génération actuelle est lâche et veule, incapable de maîtriser ses appétits. "
" Que l’on vienne à manquer d’or, l’argent devient précieux , que l’argent disparaisse et c’est la cuivre qui n’a plus de prix. Avec le temps les capacités humaines décroissent. Dans un monde qui se dégrade, il est relativement facile d’exceller."
Jean-Philippe Boursier
Oui, il existe bel et bien sociologie que l’on peut dire libérale. Un auteur prestigieux, Raymond Boudon, s’attaque aux théories non rationnelles de la connaissance, qui prétendent que nos croyances positives (le vrai, le faux) et normatives (le bon, le mal, le juste, l’injuste) sont le fruit de mobiles supraconscients (le surnaturel, la contagion des masses, l’inconscient freudien,..). Boudon, au contraire, fidèle à l’héritage de Max Weber, estime que nos croyances s’expliquent bien plus parce qu’elles font sens aux gens qui les adoptent. C’est parce que nous avons de bonnes raisons de croire au socialisme que nous adoptons ces thèses, pas parce que nous serions dans un contexte social (le prolétariat aurait dit Marx) ou psychologique (l’assistanat) qui nous y conduirait. C’est un exemple à ne pas prendre au premier degré, bien entendu... :-))
On est certes loin a priori de Hayek, qui prétend au contraire que nous agissons bien souvent sans connaître jusqu’à l’existence des règles ou des coutumes que nous utilisons. Mais ces deux positions ne sont en réalité pas nécessairement contradictoires : nous avons bel et bien de bonnes raisons de croire à ce que nous croyons, mais le sens de nos actes ne nous sont pas nécessairement explicites.
D’autre part, la sociologie dite de l’analyse transactionnelle de Michel Crozier me semble tout à fait digne d’intérêt. Elle montre en substance que le pouvoir dont dispose un individu provient de sa maîtrise de cercles d’incertitudes et de la rétension d’informations à laquelle il se livre. Par ailleurs, des auteurs comme Mancur Olson (La logique de l’action collective, aux PUF), ou encore Boudon (Effets pervers et ordre social, PUF), montrent l’écart qui sépare les stratégies individuelles et les stratégies collectives. Il faut veiller à ne pas confondre la sociologie "holiste" et la sociologie tout court, à laquelle elle ne se confond pas.
En quoi le libertarianisme me semble-t-il être une doctrine faite de "systèmes" ?
Il existe deux manières de concevoir la société et la place de l’homme dans la société : d’une part une vision artificialiste, et d’autre part une vision, disons, naturaliste.
La vision artificialiste consiste à se plonger dans une rhétorique abstraite : le contrat social, l’Utopie également. Rousseau, mais aussi Locke, Rawls ou Nozick sont les représentant de l’école du contrat social ; Campanella, et aussi Saint-Simon et More sont ceux de l’Utopie. Il me semble que les libertariens, en ce qu’ils reconstruisent un monde parfait, se situent eux aussi dans ce "système" de pensée, qui fait fi du monde concret. Il est vrai que leur dimension économique tend à masquer cette réalité, mais leurs modèles économiques ne se soucient guère de savoir s’ils sont scientifiques, donc réfutables, au sens où Popper emploie ce terme. Si je me trompe, détrompez-moi.
A cette conception s’oppose la vision que je baptise naturaliste, en ce qu’elle a pour origine non pas l’étude (allégorique ou non) d’un modèle idéal, mais l’étude de la dimension concrète et historique de la société. Lorsque Montesquieu dit que "là où il n’y a pas de commerce il n’y a pas de liberté", il insiste non pas (seulement) sur une matière économique, mais surtout sur le fait que la liberté n’a pas une origine abstraite (le contrat social) ; qu’elle est au contraire le fruit du développement des sociétés. Hayek, qui cite l’exemple de çatal Hõyuk, ville d’Anatolie de l’Antiquité, ne dit pas autre chose. Jouvenel encore, dans son étude sur le développement du pouvoir, insiste sur l’origine historique et non pas abstraite de la liberté. Cette conception, plus modeste et moins intellectualiste, me semble sonner juste.
Mais il est vrai qu’elle a également connu son dévoiement : lorsqu’on assimile cette dimension avec l’établissement de lois de l’histoire (Hegel, Marx, Comte), alors on perd toute la force de la conception naturaliste. Elle est non seulement concrète et non abstraite, elle est aussi immanente et non téléologique : elle ne tend vers aucune fin, car qui peut fixer une fin à la société ?
PS : Les citations de Mishima sont excellentes, mais il est difficile de distinguer chez lui le cynisme constructif du pessimisme réactionnaire. Je lui oppose un vrai penseur cynique, Nietzsche :
"L’un tient à ses opinions parce qu’il se fait gloire d’y être arrivé tout seul, l’autre parce qu’il a eu du mal à l’assimiler et est fier de l’avoir comprise : l’un et l’autre, donc, par vanité".
"Beaucoup sont des obstinés pour ce qui est de la voie qu’ils ont prises, bien peu le sont quant au but."
"On critique âprement un penseur quand il énonce une proposition qui nous est désagréable ; il serait pourtant plus raisonnable de le faire quand sa proposition nous est agréable".
Copeau