Accueil > Culture > Culture générale > L’idée d’Europe
L’idée d’Europe
dimanche 14 avril 2002
Les figures historiques de l’Europe
Hérodote : il y a 3 continents (Asie, Libye – qui deviendra l’Afrique, l’Europe). Dans l’Antiquité, la première occurrence de l’Europe est mythologique. L’Europe est une déesse asiatique dont Zeus sera amoureux. Leur enfant commun sera Minos. La déesse symbolise un mouvement de séparation face à l’Orient.
Par extension, l’Europe c’est celui (ou celle) qui « voit large ». L’Europe c’est un dieu féminin qui se sépare de l’Asie et qui voit loin. L’Europe se confond donc avec l’Occident.
Par opposition, au Moyen Age, ce qui fait référence c’est le catholicisme. Dans cet esprit, l’Europe est perçue comme une limitation.
C’est au XVIIe que l’Europe prendra son sens moderne : John Barclay, dans Origine de l’art de la mémoire humaniste (1614), tente de comprendre le rapport entre une diversité linguistique et politique, et ce qui existe comme communauté. Il tente de comprendre comment s’organise sur un lieu le rapport mental à toute une tradition littéraire ou artistique. On trouve la même démarche chez Keyserling en 1928 (Das Spectrum Europas). Barclay décrit la barbarie de l’esprit en Europe ; il définit une typologie des tempéraments nationaux (donc ses distinctions ne sont pas fondées sur des clivages fondamentaux).
Son ouvrage est aussi un traité d’éducation des princes : on ne doit pas simplement gérer par autorité, mais aussi entrer en connivence avec l’esprit d’une nation (idem chez La Rochefoucault ou La Bruyère).
Ce lieu commun à toute l’Europe c’est une humanité fondatrice (celle des lettres, car il se joue là un rapport à la mémoire, et une capacité par la communication à créer un milieu commun). Ce thème est repris par Voltaire, dans Le Siècle de Louis XIV. (mais avec chez lui l’idée que la vérité de l’Europe, c’est la France).
Il y a donc un rapport spécifique à l’universel en Europe.
· Pourquoi n’y a-t-il pas eu une unification linguistique autour du latin ? Dans le monde islamique, c’est la langue qui a donné de la cohérence. Alors qu’en Europe, on assiste à une différenciation accélérée des langues à partir du XIVe.
L’explication est religieuse : ce qui a entraîné la division linguistique de l’Europe, c’est le fait que l’Eglise a abandonné le latin, pour s’adresser aux populations avec des langues vernaculaires. C’est donc une volonté pratique de diffusion des principes religieux. Les élites ont emboîté le pas.
Hegel : la circulation culturelle en Europe s’effectue par un processus d’extension et un processus de profondeur. L’article de l’Europe, c’est savoir jouer des particularités avec son universel.
La laïcité est impossible quand l’universel se déploie sur une seule logique ; quand l’universel se déploie en luttant contre les particularités, alors la laïcité devient possible. Donc la laïcité n’est pas seulement liée au registre religieux, mais aussi au culturel.
Donc l’Europe a en permanence dû se penser dans la confrontation, en même temps qu’en tant qu’horizon commun.
L’Europe, horizon commun
Valéry écrivait en 1924 : L’Europe est l’addition d’un triple héritage : Rome, le christianisme et la Grèce. L’idée culturelle en Europe, c’est la sédimentation de traditions (le Forum, les catacombes et le Parthénon).
Rémy Brague, 1994, Europe, la voie romaine : le monde romain s’est senti héritier des faits artistiques qu’il n’avait pas créé mais qu’il a tenu à transmettre, ceux de la Grèce. Donc il s’agit d’une seconde arrivée, qui ne se pense pas comme premier moteur, mais dans un rapport à l’héritage, à la transmission. On a donc ce sentiment que l’Europe doit son existence à la tension entre la barbarie latine et une civilisation qu’elle se sent tenue de s’approprier (contre l’empire byzantin et le monde islamique).
La notion même d’Europe a été indissociable du système de balance des pouvoirs. Il s’agit du concept messianique d’équilibre, qui naît en Italie au XVIe siècle. Ce pays était en effet une vaste confédération permettant de mettre en place un équilibre en Europe.
Roberston, 1648, Traité de Westphalie : on définit pour la première fois l’Europe à partir de l’équilibre. L’Europe, c’est un espace de paix, car il y a entre la maison d’Autriche et la maison de France une sorte de mise à niveau.
Le traité d’Utrecht (1714) organise globalement l’équilibre entre toute l’Europe. Il se base sur les travaux de l’Abbé de Saint Pierre (Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe), rédigé au moment de la négociation du traité. Kant et Rousseau commenteront ces travaux.
Citons enfin, avant Utrecht, des ouvrages anglais sur la notion d’équilibre : William Penn, Essai sur le futur de l’Europe ; John Bellers, 1710, Considérations pour la constitution d’un Etat européen.
Plus tard, naîtra l’idée de la constitution d’un espace économique européen. On perçoit l’économie, dans sa dimension d’équilibre, comme le vecteur fondamental de la richesse. Cette thèse s’oppose à Fichte, qui, en 1800, prônait l’Etat commercial fermé (ce n’est pas l’espace qui compte, c’est la densité économique).
L’Europe comme espace économique, c’est aussi un moyen de répondre à la mondialisation.
L’Europe de 1957 a poursuivi ces logiques, sans en renouveler aucune.
Les modèles d’avenir
On observe une minceur des représentations implicites de l’Europe. C’est un mouvement historique qui a défini l’Europe, pas un modèle, une forme.
On constate qu’il n’y a pas d’adéquation entre les formes historiques de la construction européenne depuis 1957, et les modèles connus politiques et institutionnels.
La distinction entre la forme politique de l’Europe et l’Etat-nation pose le problème de la définition juridique de la souveraineté en droit public. Duguit formule cette question : La souveraineté c’est la transformation de la puissance souveraine et totale.
Or l’Europe c’est un principe juridique qui apparaît détaché de la souveraineté. A cela vient s’ajouter une dissociation entre l’espace juridique et l’espace politique.
Alors se pose la question de savoir quels sont les rapports entre cette forme politique nouvelle, l’Europe, et une forme politique classique : l’empire, qui avait comme caractéristique de procéder à une dissociation du droit et de la souveraineté, lui aussi (pluralisme juridique / unicité de la souveraineté).
Le modèle impérial par excellence, c’est l’empire romain. C’est, pour Maurice Sartre, un modèle où on a à la fois la force du centre sur le plan symbolique, et la faiblesse de ce même centre, sur un plan pratique. La puissance et la difficulté à mettre en œuvre des stratégies de tutelle vont de pair. L’empire est donc défini de façon religieuse (unicité symbolique).
Mieux, l’empire est lié à l’absence d’uniformité juridique ; on assiste au contraire à un enchevêtrement de droits. L’empire romain ne démantèlera aucun droit coutumier. Même pour les actes officiels, les deux langues, la locale et le latin, étaient employées.
Enfin, la pluralité religieuse constituait un principe fondateur.
Donc l’empire romain, c’est un système de dissociation méthodique de l’espace politique, de l’espace économique, de l’espace culturel et de l’espace religieux. On est loin des apories de l’Etat fédéral.
Une autre caractéristique de la construction de l’UE, c’est d’avoir été principalement organisée par le droit. Un droit plus judiciaire que législatif : une part importante de l’organisation de l’UE est fondée sur la jurisprudence de la CJCE et non sur des normes à valeur législative. C’est surtout vrai dans l’ordre du droit administratif, où tout un droit s’est développé sans principe organisateur.
C’est un droit libéral, fondé sur les checks and balances, et non pas sur une vision (à la française) de la volonté générale. C’est un droit fondé sur des procédures de consultation. Il n’y a pas de hiérarchie des légitimités, mais un processus circulaire. Cette organisation fonctionne avec des institutions aux contours un peu flous.
C’est un droit sui generis, pragmatique, construit au coup par coup.
C’est enfin un droit qui a donné une prééminence (relative) au droit économique. De là découlent des rapports inédits entre l’espace économique et la souveraineté politique.
Quels sont les rapports entre la construction de ce type de rapport au droit, et l’idée démocratique ? Cet espace n’est pas adémocratique, mais il sépare ses modalités de fonctionnement de l’espace national, seul resté démocratique.
Selon Paul Thibaud, l’Europe apparaît comme l’espace de réalisation de ce qu’il y a de pervers dans la modernité (avènement du droit au détriment de la responsabilité, espace de régulation dissocié d’une logique d’identité, etc). Il y a donc un moteur pervers polarisant différents pathos modernes. Il y aurait selon lui un accord implicite entre les dirigeants nationaux et les dirigeants européens pour mettre sur le compte de la contrainte européenne les décisions incapables d’être légitimées chez eux. On assiste donc à une baisse de la capacité de régulation démocratique interne, sous-produit de la justification extérieure.
La solution, pour Thibaud, est de démanteler les bases de cette mécompréhension. Il y aurait nécessité de ne plus comprendre l’Europe comme un espace expérimental de droit, mais comme une société particulière des nations.
Luc Ferry interprète la coupure de l’espace de décision entre l’UE et l’espace national comme une différenciation à l’intérieur même de l’espace politique : tout se passe comme si Bruxelles absorbe les fonctions techniques de régulation par le politique ; laissant à nu la fonction critique, proprement politique. Bruxelles fait une différenciation fondamentale entre la gestion et la politique. L’Europe radicale cette différence classique. Ainsi la redistribution par exemple, s’entend non pas d’individu à individu, mais de groupe à groupe. Or la démocratie, c’est un contrat par lequel les individus s’obligent les uns les autres, non les groupes.
La question européenne oblige à reformuler l’idée démocratique elle-même. La démocratie devient une procédure d’animation de l’Etat-nation. Le problème fondamental n’est pas l’invention d’un modèle qui dépasserait l’Etat-nation, mais l’invention d’un modèle qui, en dépassant l’Etat-nation, contraint à repenser le sens et les formes de la démocratie.
On pense bien sûr au modèle fédéral. Il y a néanmoins une grande difficulté à le définir théoriquement. Montesquieu définissait trois principes constitutifs du fédéralisme :
La garantie mutuelle entre les institutions (pacte de survie)
L’homogénéité politique : c’est la possibilité de faire coexister des entités différentes et proches, qui présuppose résolu le problème que cette condition veut régler.
La proportionnalité des droits et devoirs (principe logique).
La fédération, ce n’est pas un modèle, c’est une expérience historique : on parle toujours d’expériences singulières.
Il faut dégager la logique de l’expérience : avoir comme façon de se libérer la réflexion, le modèle impérial plus que fédéral. C’est une des conditions de la réflexion libre d’un modèle à inventer : il différenciera probablement la sphère de la vie de la démocratie de la sphère de l’économie. Une telle solution n’est pensable qu’à la condition d’effectuer une reconquête démocratique.