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Tradition et modernité
lundi 14 avril 2008
I. Les aspects polymorphes de la tradition
La tradition s’exprime de deux manières différentes et complémentaires : c’est d’une part l’évolution d’un état d’esprit, l’idée de décadence, et d’autre part un courant intellectuel et philosophique.
L’idée de décadence
L’instinct de mort joue un rôle considérable dans toutes les cultures. Platon, dans La République, expose comment les régimes se corrompent. Mais ce mal reste évitable, par des systèmes d’éducation évolués. A Rome, le problème de la mort de l’empire s’est posé bien avant que celle-ci n’intervienne. On analysera cette décadence en termes de prolétariat intérieur et extérieur (Toynbee). Il en va de même pour la décadence athénienne telle qu’éclairée par Salluste (La Conjuration de Catilina).
Une explication d’ordre religieux : si les ennemis extérieurs demeurent les barbares, les ennemis intérieurs deviennent les péchés : l’idée de décadence s’alourdit de tout le poids d’une faute.
Au XVIe siècle, l’Antiquité est valorisée contre la modernité selon Furet. Quevedo parle en 1624 d’une corruption par le luxe d’un idéal originel de frugalité et de moralité. Bruni associe la décadence des Belles-lettres à la dégradation des libertés publiques. Giovanni Botero établit une généalogie de la corruption à l’intérieur d’un Etat. Une méfiance croissante se fait jour dans les forces de l’homme, avec le sentiment que même les cités parfaites de l’Antiquité ont été à la fin détruites par la fortune. Il existerait une puissance, mi-providence mi-hasard, à laquelle le monde est soumis, et qui détruit aussi la République de Platon.
Le danger des richesses : Gibbon, s’il cite toujours les causes morales de la décadence, est attentif à ses causes sociales. C’est l’idée, célèbre, que la décadence commence avec l’abondance. La civilisation des Lumières se sait vulnérable et elle a la hantise des ruines (Magnasco, Guardi peignent ainsi les restes de l’architecture antique).
Pour Herder, la Renaissance est un hommage tardif à l’Antiquité, qui doit être répudié. Le Moyen Age est un mythe germanique et réactionnaire. Sa vitalité est exaltée par opposition à la civilisation rationaliste et mécaniste du XVIIIe siècle français, rongé par le doute et le scepticisme. Le déclin est ainsi déplacé du bas-empire au XVIIIe. Le triomphe du rationalisme français est une victoire sur la vie, le dynamisme, l’esprit faustien.
Au XIXe siècle, Tocqueville a estimé que la double identification de l’homme de la décadence à l’homme dégénéré, et de la décomposition de la démocratie, ne lui paraissent pas pertinente. Renan ajoute que la décadence n’a lieu que selon les esprits étroits qui se tiennent obstinément à un même point de vue. Une société n’est forte qu’à la condition de reconnaître le fait des supériorités naturelles. Elle est celle de la race qui domine.
Réaction allemande contre l’intellectualisme : Nietzsche étudie la crise des sociétés occidentales. Il condamne le nivellement progressif des valeurs d’où résulte la dégradation de l’énergie. L’élément de la décadence, c’est la démocratie, le pacifisme et le socialisme. Thomas Mann oppose la culture (vraie spiritualité, conquise contre la barbarie), et la civilisation (adoucissement artificiel des moeurs). Spengler exclut toute idée de renaissance spirituelle.
En Italie, Benedetto Croce a une conception psycho-sociologique de la décadence : celle-ci commence lorsque les individus, incapables de trouver une solution pour améliorer la puissance de la civilisation existante, la sapent. C’est une tendance permanente de l’esprit humain.
Selon H.I. Marrou, dans Culture, civilisation et décadence, le phénomène de transition est masqué par celui, bien plus visible, de la décadence. Il refuse de voir en celle-ci un moment catastrophique de l’évolution créatrice. Une civilisation trop vieille tend à n’être qu’une somme de contraintes. On peut donc se demander si l’oubli de l’acquis antérieur n’est pas quelquefois une condition favorable qui aide à la création originale et nouvelle de la civilisation. La décadence doit donc être assumée car elle a pour ultime effet d’alléger l’esprit et de lui rendre sa liberté de mouvement.
La légitimation de la tradition
1. Le conservatisme : le terme de conservateur désigne le gardien des droits et privilèges. Politiquement, ce terme a une connotation de refus du renouvellement de la société (cf. texte de Hayek), d’autant plus que ce renouvellement s’annonce comme proche et rapide (volonté de conserver l’Ancien Régime face à la démocratie). Au milieu du XIXe siècle, le conservatisme était perçu comme positif, car le passé et la tradition étaient des valeurs à défendre.
Puis un retournement s’est opéré dans la deuxième moitié du XIXe, les nouvelles valeurs devenant le progrès, l’avenir, donc le changement. D’où une connotation péjorative au terme de conservatisme. Il devient l’attitude mentale de ceux qui refusent le progrès et le changement social (donc c’est un refus de l’histoire). Les références prônées sont celles des valeurs éternelles, et l’on croit en la pérennisation des institutions et du pouvoir politique, non soumis aux fluctuations de l’opinion.
2. Le traditionnalisme : Il vise à éviter toute rupture avec la tradition, siège de la vérité. Il cherche à préserver les anciennes formes et valeurs politiques, religieuses et morales, car elles sont l’expression spontanée des vrais besoins d’une société. Elle peut être rattachée à la coutume : la mutualité médiévale postulait qu’était bon ce qui venait des parents, ce qui avait toujours été fait.
Mais à toute époque, des hommes ont proclamé leur fidélité aux traditions et leur scepticisme face à la légitimité et à l’efficacité des innovations. Burke crée un système (Reflexions sur la Révolution en France) et un style : celui de la contradiction de l’individualisme libéral, des prétendus impératifs d’une raison universelle, de l’abstraction illusoire sur laquelle repose la démocratie. Il faut conserver les formes religieuses et politiques traditionnelles. Peu importe qu’on échoue à les justifier intellectuellement, car leur valeur ne tient pas au fait qu’on peut les vérifier ou non par la critique, mais au fait que la société, qui s’est édifiée bien avant l’apparition de la science, a dû connaître et satisfaire ses besoins profonds de manière spontanée ; c’est-à-dire à partir d’une révélation congénitale. C’est cette révélation qui est le fondement de tout, y compris de la vérité. C’est par la tradition que la vérité peut être connue (fidéisme). Cf. Bonald, Maistre, Bautain.
Conception précise de l’obéissance : l’homme doit recevoir la vérité d’en haut, comme un héritage collectif. Cet héritage ne peut venir que de la société, car la fondation de celle-ci coïncide avec une Révélation qui apporte toutes les vérités nécessaires. L’individu est subordonné au corps social : on prône souvent l’idéal d’une société rurale, chrétienne.
Comme caractéristique de l’extrême droite, le traditionnalisme a des éléments nouveaux : on prend le parti de la fidélité à une dynastie et à un type de société que fut le légitimisme. Nombreux sont les partisans du catholicisme social (de Moulin, La Tour du Pin, de Men).
Le traditionalisme est un élément d’une vaste synthèse positiviste chez Comte.
Au regard du développement économique et social, quatre aspects du traditionalisme :
Le traditionalisme fondamental : il tente d’assurer la sauvegarde des valeurs, les agencements sociaux et culturels les plus fortement cautionnés par le passé ;
Le traditionalisme formel : il prône le maintien d’institutions, de cadres sociaux, ou culturels, dont le contenu s’est modifié. De l’héritage du passé, seuls certains moyens sont conservés. Les buts ont changé.
Le traditionalisme de résistance : pendant la domination coloniale, c’était un écran protecteur permettant de dissimuler les réactions de refus. Les traditions abritent les manifestations d’opposition et les initiatives visant à rompre les liens de dépendance.
Le pseudo-traditionalisme : la tradition devient l’instrument de stratégies de sens contraire : elle permet de donner une signification immédiate aux réalités nouvelles ou d’exprimer une revendication en marquant une dissidence face aux responsables modernistes.
Il est enfin intéressant de noter que le traditionalisme a été condamné par l’Eglise romaine en 1855.
II. La modernité
Genèse
C’est un mode de civilisation caractéristique, inextricablement mythe et réalité, qui se spécifie dans tous les domaines. Mouvante dans ses formes et ses contenus, elle n’est stable que comme système de valeurs, comme mythe (la Modernité). En cela elle ressemble à la tradition. En quelque sorte, c’est une morale canonique du changement, qui s’oppose à la morale canonique de la tradition. ("tradition du nouveau" selon Harold Rosenberg). La modernité naît avec la Renaissance (1492, Galilée, la Réforme et ses 95 thèses contre les Indulgences).
Le XVIIIe marque la mise en place des fondements philosophiques et politiques de la modernité. Pour Stendhal, le romantisme est un modernisme radical. La modernité n’est pas encore un mode de vie, mais est devenue une idée. Elle prend alors une tonalité bourgeoise libérale qui ne cessera de la marquer idéologiquement.
Au XXe siècle, la modernité (comme pratique sociale et comme mode de vie) est articulée sur le changement, l’innovation. Mais aussi sur l’inquiétude, la tension, l’instabilité, la représentation idéale ou mythologique.
Logique de la modernité
C’est un concept techno-scientifique : l’ère de la productivité provoque une modification des conditions de vie (de nos jours, passage de la civilisation du travail et du progrès à la civilisation de la consommation et des loisirs). Mais la mutation n’est pas radicale selon Jean Baudrillard : elle ne change pas la finalité productiviste, le découpage chronométrique du temps.
C’est aussi un concept politique : les Temps modernes étant le dualisme abstrait, la modernité devient une tendance abstraite de l’Etat, sous le signe de la constitution, de la propriété privée.
Un concept psychologique : apparition de l’individu avec sa conscience propre, ses conflits et son intérêt.
La modernité et le temps : la tradition semble axée sur le passé, la modernité sur l’avenir, selon une dialectique propre. Mais à l’intérieur de ce temps indéfini (la modernité se pensant historiquement et non plus mythiquement selon Hegel), la modernité se veut toujours contemporaine, immédiate, c’est-à-dire l’envers pur et simple de la durée historique.
Rethorique de la modernité
Innovation et avant-garde sont une exaltation de la subjectivité profonde, de l’éphémère, par l’éclatement des règles de l’irruption de la personnalité. C’est une destruction toujours plus poussée des formes traditionnelles.
Cette tendance est suractivée par l’avènement des mass medias et de la culture de masse : en se radicalisant dans un changement à vue, la modernité change de sens. Elle perd toute valeur substantielle de progrès pour devenir une esthétique du changement pour le changement. Elle rejoint purement et simplement la mode, qui est en même temps la fin de la modernité. Elle entre dans un changement cyclique où ressurgissent d’ailleurs toutes les formes du passé (archaïques, folkloriques,...) vidées de leur substance, mais exaltées comme signes dans un code où ancien et moderne s’équivalent et jouent alternativement selon Baudrillard.
Idéologie de la modernité
La modernité n’est pas la révolution technique et scientifique, c’est le jeu de l’implication de celle-ci dans le spectacle de la vie privée. Ce sont les effets de la science qui sont modernes.
La modernité n’est pas la rationalité, qui pourtant la fonde. C’est l’exaltation réactionnelle d’une subjectivité menacée de partout par l’homogénéisation de la vie sociale.
C’est la destructuration de toutes les valeurs anciennes sans leur dépassement. C’est l’ambiguïté de toutes les valeurs sous le signe d’une combinatoire généralisée.
Elle n’est pas une révolution, même si elle s’articule sur des révolutions (industrielle, politique, informatique...) C’est l’ombre de la révolution manquée, sa parodie (Lefebvre). C’est une révolution permanente des formes dans un cycle où se referme la brèche ouverte dans le monde de la tradition.
Selon Baudrillard, les idéaux que la modernité s’étaient donnée lui échappent : elle se caractérise de plus en plus par la transcendance abstraite de tous les pouvoirs. Après avoir été une dynamique de progrès, la modernité devient un activisme du bien-être. Elle devient une "culture de la quotidienneté". En tant qu’idée où toute une civilisation se reconnaît, elle assume une fonction de régulation culturelle et rejoint par là subrepticement la tradition.
Le postmodernisme
Traditionnellement, les historiens français désignent, sous le terme d’"époque moderne", la période qui s’ouvre en 1453 - au moment de la fin de la guerre de Cent ans et de la prise de Constantinople par les Turcs - et s’achève à la Révolution française. Date à laquelle commencerait la période contemporaine. La modernité serait derrière nous, ce que laisse entendre l’expression désormais fréquente de "postmodernisme" pour désigner l’époque actuelle.
A cette vision de la modernité comme un moment du passé, on doit pourtant opposer l’acception courante de "moderne" qui désigne le présent, l’actuel même. A ce compte, le "moderne" n’a pas d’épaisseur historique.
Enfin, on peut concevoir la modernité explicitement ou non, comme une période qui commence avec l’ère moderne des historiens et se marque encore dans les attitudes contemporaines. La modernité n’aurait donc pas totalement rompu avec les phénomènes qui ont affecté la période moderne, c’est-à-dire l’histoire occidentale depuis la fin du XVe siècle. Nous serions plutôt dans une phase de transition. C’est la thèse de Hannah Arendt dans la Condition de l’homme moderne.
Arendt déplace les repères : il y aurait deux modernités. Celle de la science, qui correspond à la mécanique classique ; celle de la politique, liée à l’atome et ses nouveaux moyens. A ce compte, la "modernité" c’est la période moderne, plus, en bonne partie, la période contemporaine, et il y aurait une modernité politique qui possèderait sa propre temporalité.
L’avènement d’une époque nouvelle
L’histoire française fait commencer la modernité sur un double achèvement : celui d’une série de guerres entre les rois de France et d’Angleterre, et leurs alliés respectifs ; celui d’une civilisation héritière de l’empire d’Orient. Pourtant ce qui marque la période moderne, ce sont moins les fins que des commencements et des découvertes. Arendt distingue trois phénomènes qui ont ouvert l’époque moderne : la découverte du Nouveau monde (1492), la Réforme (en 1517 Martin Luther rédige ses Quatre-vingt quinze thèses sur la vertu des indulgences d’un moine), l’invention du téléscope (par Galilée en 1609).
Le premier fait de la modernité, c’est l’élaboration d’une nouvelle conscience de l’universel : le Nouveau monde est symbole d’un monde nouveau qui devient moins mystérieux.
Le second trait de la modernité, c’est la montée en puissance de la figure de l’individu et la sécularisation des valeurs. La Réforme - et l’on doit ajouter la Réforme catholique [1] - a largement corrélé cette importance de l’individu capable de découvrir par lui-même et en lui-même la vérité. Le protestantisme promeut une lecture personnelle de la Bible, la renonciation à nombre de dogmes. Louis Dumont dit ainsi que "le mouvement commence dans l’Eglise, avec Luther (...) Leur qualité de chrétiens fait de tous les hommes des égaux et place pour ainsi dire l’essence de l’homme tout entière en chacun d’eux" [2]. La Réforme donne les moyens de penser chaque homme comme un être incomparable. L’individu est par conséquent fortement promu. Michael Walzer ou Norbert Elias ont également insisté sur ce point.
L’individu est aussi promu économiquement : la Réforme a été l’occasion de redistribuer les terres appartenant jusque-là aux monastères, favorisant l’apparition d’une bourgeoisie, voire, en Angleterre, d’une noblesse, aux valeurs plus individualistes.
Enfin, le troisième trait de l’époque moderne est celui de la rationalisation, de l’avènement d’une nouvelle science et du primat de la raison scientifique. L’invention du téléscope signifie d’abord l’éclosion d’une vision nouvelle de la science, fondée sur la rationalisation de l’expérimentation. Ce n’est pas tant la méthode expérimentale par elle-même qui est l’élément novateur dans la science de Galilée, mais bien l’échange entre une expérimentation et une théorie mathématisée de celle-ci. Voltaire donne corps à ce point de vue dans une fiction où il retrace les aventure de Micromégas, habitant de Sirius et voyageur interstellaire haut de trente-deux kilomètres [3].
Mais Galilée découvre également, à partir de l’observation de la lune, que les astres ne sont pas constitués d’une autre matière que la Terre. C’est la preuve que la Terre n’est qu’une planète parmi d’autres, comme toutes les autres. Les astres n’ont donc aucun privilège sur la Terre : le monde n’est plus hiérarchisé selon des perfections imaginaires : il s’est "désenchanté" (M. Gauchet). A l’époque moderne, les hommes sont devenus les nains de l’univers. Mais ces nains ont conscience à la fois de la relativité et de la puissance de leur raison.
Ce n’est pas un hasard si la modernité est symbolisée par trois découvertes, plus que par l’agonie d’un empire ou la fin d’une guerre. Un certain rapport au temps s’est transformé. Longtemps, il ne pouvait à proprement parler y avoir de "découvertes", mais seulement des "redécouvertes", telle celle d’Aristote par Thomas d’Aquin. L’époque moderne signifie, en revanche, que l’homme est capable de découvertes radicalement neuves. La grande opposition qui se dessine dès lors est celle de la modernité contre la tradition, alors que se développe une véritable prétention à la nouveauté radicale à partir du XVIIe siècle. Descartes en temoigne tout particulièrement. Dans ses Méditations de philosophie première (1641), il affirme la valeur du doute radical pour éprouver la valeur des opinions et des croyances et trouver "d’autres fondements dans les sciences, que ceux que nous avons eus jusqu’à présent". La rupture avec les prédecesseurs est consommée. La tradition prend donc une valeur ambiguë. A l’admiration pour les Anciens se substitue la crainte que leur lecture ne soit le véhicule dangereux du préjugé. L’autorité des Anciens n’est plus inconditionnelle. Elle doit se soumettre au principe de raison. Devant elle, il faut faire du passé table rase.
La raison est justement le second trait de la modernité. "Dans tous les cas la modernité a fait de la rationalisation le seul principe d’organisation de la vie personnelle et collective en l’associant au thème de la sécularisation, c’est-à-dire du détachement de toute définition des "fins ultimes" [4] ". La rationalisation a donc deux sens. L’un épistémologique : c’est le développement scientifique et technique. L’autre est proprement politique et social : c’est la conscience que l’organisation sociale elle-même peut trouver des fondements rationnels. Rationalisation et sécularisation sont liées dans la mesure où, comme c’est par la raison qu’est assurée la découverte - dans tous les ordres : scientifique, politique, social -, la révélation a forcément moins d’importance. Une nouvelle manière de vivre la foi religieuse est apparue. La religion aussi devient, d’une certaine manière, une affaire "séculière". L’Eglise n’est plus une institution "hors du monde" qui offre son intercession aux croyants. Ce sont les croyants qui font l’Eglise [5]. Dumont révèle alors un paradoxe : le rôle important de la Réforme dans le mouvement de sécularisation ne vient pas de ce que la religion protestante prétend laisser la liberté de conscience à chaque homme ; au contraire, la religion protestante, en refusant la suprématie du Pape, s’est posée en modèle d’organisation sociale, aboutissant à la théocratie de Genève. Mais la Réforme a unifié par là même ce qui était distinct dans le catholicisme : l’ordre du monde et l’organisation de la foi. La sécularisation ne signifie donc pas immédiatement la déclin de la religion. Elle repose d’abord sur la conviction que c’est "dans le siècle" que se trouve l’oeuvre de l’homme, y compris son oeuvre religieuse. C’est ce qui explique qu’une société aussi "sécularisée" que celle des Etats-Unis, de forte tradition protestante, accorde une si grande place à la religion.
Les contradictions de la modernité
Initialement, le terme de "postmodernisme" a surtout eut un sens dans le domaine de l’art : ce sont les école de peinture et d’architecture qui manifestent leur volonté de rupture avec l’école moderne. Mais depuis quelques années ce terme prend une acception plus large, qui caractérise les champs politique et social. Tel que défini par Jean-François Lyotard ou Jean Baudrillard, le postmodernisme repose sur l’affirmation que les sociétés contemporaines développées vivent selon des schémas différents de ceux qui ont été légués par la période proprement moderne. Nous serions sortis de la modernité et de ses modes de pensée. Tout le problème dès lors est d’identifier la rupture et son sens.
Pour Touraine, il faut "sortir de la modernité" : l’intérêt de sa réflexion tient à ce qu’il n’oublie pas les apports de la modernité. Ce ne sont donc pas les modes de pensée qui se sont modifiés, mais leur sens qui est diffemment apprécié à la période récente. La postmodernité correspond au refus d’identifier systématiquement l’ensemble de valeurs de la modernité (raison, sécularisation, individualisme) comme un bien. Toute la pensée moderne a une "foi" en la modernité. Mais, dès la fin du XIXe siècle, de graves critiques apparaissent, notamment celle de Marx dans le domaine social et politique, et de Nietzsche à propos de la question des "valeurs". C’est une prise de conscience que toutes ces grandes conquêtes de la modernité ont aussi leur face noire, leur risque. Le constat est brutal : le triomphe de la raison est aussi l’avènement d’une rationalisation desséchante, étouffante, "répressive" dira Freud. La rationalité, les sciences, vident l’univers de tout contenu poétique, de toute passion et de tout enthousiasme. Quant à la rationalité technique, ses progrès fournissent des machines étonnantes, et terribles.
Dans le domaine socio-économique, ce même progrès technique a un dur impact sur la vie des peuples qui vivent les "révolutions industrielles". L’économie capitaliste est aussi le lieu de la pire des exploitations, celle du prolétariat. La sécularisation, de son côté, a certes opposé la liberté de l’individu aux superstitions du passé, au dogme et à l’opression de la tradition. En même temps, elle a détruit les grandes croyances traditionelles et le fondement qu’elles offraient à la société. Le grand sentiment de nouveauté qui a fait la modernité se transmue en une obsession de la nouveauté et dégénère en argument commercial.
Sortir de la modernité ?
A la lumière de ce constat désabusé, on comprend mieux le thème de la "postmodernité". Elle n’est pas fondamentalement une "antimodernité". La postmodernité est bien plutôt l’ombre destructrice de la modernité qui s’étend, et la société postmoderne est le lieu de toutes les négations, de tous les refus, sans que rien ne vienne se mettre à la place de ce qui est nié. Nietzsche tout particulièrement développe ce nihilisme : "N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne fait-il pas nuit sans cesse et de plus en plus nuit ?" [6] Le goût presque mortuaire des pensées modernes pour les "fins" et les "morts" risque bien de confirmer ce que Nietzsche donnait pour un diagnostic de l’avenir. Se profile une ère du vide (Lipovetski) où domine l’impression d’un véritable éclatement social, d’une négation de toutes les structures entre les individus que rien ne relie plus entre eux, ni la raison qui s’est révélée destructrice, ni la volonté d’émancipation, qui n’a plus de sens lorsque les autorités traditionnelles sont affaiblies, ni le sentiment de la nouveauté réduit aux modes passagères.
Les valeurs de la modernité, principes de libération, ont représenté d’abord les valeurs qui ont guidé les grands combats pour la liberté : ceux de la liberté politique comme ceux de la liberté de pensée. Mais à terme, passés ces grands combats, elles auraient enfanté une société grise, où des individus isolés auraient perdu tout lien collectif et toute certitude commune, une identité éclatée, morcelée en tribus, en identités culturelles. L’ère du vide, est une ère de divergence perpétuelle des différences. Et la postmodernité est désormais le nom qui désigne cet isolement de chacun, qu’on le juge positivement comme une libération ultime débarrassée des illusions de la tradition, ou qu’on y discerne le symptôme de la décadence des sociétés développées.
La modernité comme crise
Il n’est pas inutile de souligner que le thème de la crise est récurrent dans les sociétés occidentales. La postmodernité peut aussi bien apparaître comme le mythe des sociétés aux démographies sur le déclin et peu confiantes en l’avenir, de surcroît confrontées à des périodes de crise économique. Le thème de la grise société postmoderne est-il autre chose qu’une manière très compliquée de se plaindre du monde moderne, pour des intellectuels qui ne le comprennent plus très bien ?
On doit répondre par l’affirmative à une telle question. En même temps, le thème de la "postmodernité" sert de révélateur à l’ambiguïté qui empreint la vision moderne dès ses commencements. Le désenchantement du monde, mais aussi l’atmosphère de crise, ont toujours accompagné les civilisations modernes depuis le XVIe siècle. D’emblée la modernité a été d’essence critique : le scepticisme de Montaigne, le doute de Descartes, le goût pour le tragique de Pascal, l’ironie de Montesquieu, Voltaire, Diderot voire Rousseau. Dans cette mesure, l’idée d’une postmodernité qui serait véritablement distincte de la modernité est quelque peu décalée. Nous demeurons modernes et nous vivons plus une "hyper-modernité", qu’un dépassement de la modernité. C’est notre regard sur nos valeurs, les valeurs modernes, qui a changé, et non pas nos valeurs elles-mêmes.
L’homme moderne ne peut plus vivre avec les grands idéaux du passé comme s’ils étaient en eux-mêmes une évidence. Mais est-ce le signe que l’homme doit se résigner à l’éclatement postmoderne de la raison, du droit ou de la liberté, ou bien l’appel à une vigilance accrue pour réinvestir tout ce dont la société moderne semble nous priver à l’aide des moyens inédits qu’elle nous donne ? Ce qui se présente au pessimisme de certains comme une "ère du vide" est aussi riche de possibilités, d’une nouvelle manière de comprendre l’homme, et une nouvelle incitation à l’action.
ADDENDUM
Critique de la modernité, selon Alain Touraine
Ce qui commande les conduites sociales, c’est la séparation croissante entre la subjectivation et la rationalisation. Au départ, la modernité est identifiée au règne de la raison et des Lumières. Contre les sociétés inégalitaires et déchirées, elle impose "l’alliance des hommes et de l’univers".
Ce qui revient à faire de l’utilité sociale le principe de la morale. On assiste au règne d’une raison objective, dégradée en rationalité instrumentale.
A côté de la raison, une autre tradition moderne consistitue l’individu, le sujet, comme la volonté d’être acteur et de transformer son environnement, d’échapper à une définition totalement sociale de lui-même. Il faut donc associer sans faillir, et distinguer, rationalisation et subjectivation.
La modernité construit l’image d’un sujet resistant à la fois à la théologie, à l’Etat et à la raison universelle impérialiste.
La pensée sociale du XIXe effacera l’image dualiste de la modernité. La subjectivité devient "bourgeoise" ou enfermée dans l’être romantique. La liberté de l’homme faisant l’histoire est supprimée, car le sujet est dissous dans la nécessité et la totalité : c’est cette tradition moderne qui est aujourd’hui en crise.
La critique de l’idée de sujet est indissociable des transformations mêmes des sociétés modernes. La sexualité et la nation ont détruit le moi rationnel et l’idée de progrès. Nietzsche et Freud ont détruit l’idée d’un moi conscient et maître de lui-même. La conception du sujet comme emprise des pouvoirs de la raison sur le corps est fausse d’après Foucault. Si bien que la modernité s’abolit elle-même dans la consommation des sociétés de masse, tandis que la culture devient postmoderne, polythéiste et kitch.
C’est cette image que refuse Touraine en revendiquant la tradition moderne du sujet. Puisque les sociétés modernes sont dualistes (la tension entre sujet et raison), alors le malheur vient de leur séparation et de leur isolement. La vie sociale oppose un sujet capable de dire je à une société à rationalisation croissante. Ce sujet se forme dans les critiques des illusions d’un moi qui n’est que l’interiorisation de l’ordre social : le sujet veut agir et être reconnu comme acteur.
Par conséquent, chez Touraine, la vie sociale est moins définie comme un conflit central autour d’un enjeu historique, que comme une tension entre subjectivation et rationalisation.
Illustration sous licence Creative Commons : Religion, Tradition and Technology
[1] La Réforme catholique est le mouvement de renaissance religieuse que la crise du protestantisme a provoquée dans l’Eglise catholique ; son épisode marquant est le Concile de Trente (1545-1563) qui renouvelle largement la pratique catholique. (NdCat.)
[2] Louis Dumont, Essai sur l’individualisme, 1983.
[3] "Le nain, qui jugeait quelquefois un peu trop vite, décida d’abord qu’il n’y avait personne sur la Terre. (...) Ce globe-ci est si mal construit, cela est si irrégulier et d’une forme qui me paraît si ridicule ! (...) En vérité, ce qui fait que je pense qu’il n’y a ici personne, c’est qu’il me paraît que des gens de bon sens ne voudraient pas y demeurer - Eh bien, dit Micromégas, ce ne sont peut-être plus des gens de bon sens qui l’habitent".
[4] Alain Touraine, Critique de la modernité, 1992.
[5] Cf. Déclin ou renouveau des religions sur ce site.
[6] Nietzsche, Le Gai savoir.