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La violence et le politique
lundi 14 avril 2008
1. DEFINITION
En tant qu’agressivité et combativité, elle est au principe des actions individuelles et collectives ; en tant que destructivité, elle menace continûment la stabilité des hommes entre eux.
Mais du point de vue conceptuel, la violence est presque indéfinissable. Elle implique une infraction par rapport aux normes ou règles qui définissent les situations considérées comme naturelles ou legales. C’est donc une notion fortement performative : elle exprime des évalutations favorables ou défavorables qui, en retour, pèsent sur les situations ainsi appréhendées et les actions menées. Or cette appréhension dépend des critères qui sont en vigueur d’un groupe à un autre pour caractériser ce qui est normal ou anormal. Donc les formes d’appréhension de la réalité sont partie intégrante de cette réalité (Yves Michaud : "constante solidarité entre ce que l’on croit et ce que l’on fait")
1.1 : Histoire de la violence
Les attitudes et sensibilités par rapport à celle-ci sont très variables.
USA : Histoire scandée par une violence souvent importante mais considérée comme normale (guerre d’indépendance, de Sécession, Conquête de l’Ouest).
En France, la montée de l’Etat s’est faite par la répression sanglante des particularismes, de la religion et de la criminalité. Il ne faut pas oublier que l’insécurité des rues était la règle jusqu’au début du XIXe. C’était une composante normale de la vie ou la simple fatalité d’une existence malheureuse. (Dickens, Zola, villermé)
1.2 : Données statistiques
Singer et Small : entre 1816 et 1965, 367 guerres, grandes ou petites (29 millions de morts directes)
Pour les conflits intérieurs : guerre civile de Colombie (1948-58) : 100 à 300.000 morts ; purges staliniennes : 20 à 80 millions de morts
Crimimalité : elle est devenue souvent un à-côté du gaspillage et une profession. (homicides viols vols avec violence coups et blessures graves=1830/100.000 personnes en 1973 aux Etats Unis)
1.3 : Les nouveaux visages de la violence
Une technologie renouvelée
aujourd’hui il y a des armes pour tous les goûts, toutes les occasions et toutes les bourses. Un fait nouveau : elles sont très accessibles. L’organisation en panoplies favorise une situation de relatif équilibre entre instruments offensifs et répliques défensives ou neutralisatrices appropriées et proportionnées. On observe une spécialisation technique des personnels, qui deviennent des professionnels hautememt qualifiés et bien rémunérés. Donc dans l’organisation, la mise en oeuvre et la gestion de cette violence sophistiquée, les connaissances jouent un rôle décisif. Apparaît enfin la technologie du comportement : psychologie des foules, propagande,...
Gestion et rationalisation
Rationaliser la violence consiste à la faire entrer dans la perspective d’une action instrumentale où elle est un moyen maîtrisable en vue de certaines fins posées par ailleurs. Cela suppose que l’on considère le jeu politique comme un domaine d’interactions qui compte la violence parmi ses éventualités. (forme de gestion extrême mais non anormale des conflits)
Conséquences
1) la violence est le prolongement des comportements pacifiques (mais où s’arrête la contrainte, la pression, et où commence la violence proprement dite ?)
2) Soumise aux calculs et aux comptes de gestion, elle est graduée. D’où l’importance de la crédibilité des menaces et de la communication au sein même de l’affrontement.
3) les actions ne sont jamais unilatérales : elles se font par rapport à l’autre et par rapport à un public de spectateurs pouvant s’engager à leur tour. La politique devient marchandage.
4) la rationalisation a un effet de ritualisation et de mise en forme de la violence. Elle aboutit à la banalisation de la violence. Prédomine le cynisme de l’action positive et désenchantée. Société dans laquelle l’atomisation des individus prend le pas sur leurs anciennes solidarités. Mais tous les aspects ne sont pas négatifs : il y a chaque fois des contre-techniques qui viennent répondre à la technicisation de la violence, en créant les conditions d’une maîtrise satisfaisante. Paradoxe de Michaud : les sociétés contemporaines agissent sur elles-mêmes sans disposer d’une théorie complète sur ce qui leur arrive ou sur ce qu’elles mettent en oeuvre, et, pourtant, elles parviennent ainsi à surmonter en partie les problèmes auxquels elles sont confrontées.
2 : THEORIES DE LA VIOLENCE
Situation de cercle : la théorie modèle les faits dont elle rend compte, et elle les modifie à travers les actions qu’elle légitime.
2.1 : Approche anthropologique
1) Anthropologie préhistorique et historique :
Démuni en armes naturelles et en instincts, n’ayant pas une agressivité particulièrement développée, l’homme est doté de communication symbolique et d’instrmentation technique. C’est par son évolution technique et sociale (outils, chasse, groupes sociaux différenciés) qu’est démultipliée son agressivité en la rendant redoutablement efficace.
L’agressivité, indispensable au départ, est en partie devenue inutile lorsque la technique et la culture ont pu se substituer à l’instinct. Surtout, elle est devenue désadaptative et destructrice avec le progrès des outils meurtriers et avec la faillite des régulations instinctives face aux déterminations de la culture. (Washburn)
2) approches psychologiques :
Relations entre frustration et agression (Dollard), phénomène capital de soumission à l’autorité (Milgram)
3) Psychanalyse :
Hypothèse d’une pulsion de mort, conjointe aux pulsions de vie. Intériorisée, elle présiderait aux comportements d’autodestruction ; tournée vers l’extérieur, elle deviendrait pulsion d’agresssion ou de destruction. (Mélanie Klein)
2.2 : Conceptions sociologiques
Volonté d’établir les liens entre violence intérieure et violence sociale.
Pour Gurr et Davies, la cause de la violence réside dans une privation relative (de satisfactions).
S. Huntington et les Feierabend défendent plutôt un lien entre changement, modernisation et violence.
Les marxistes (en particulier Engels) lient violence, changements économiques et affrontements de la lutte des classes sur l’horizon du progrès industriel.
Pour l’analyse systémique (Parsons, Coser) la violence est l’effet de la désintégration du système social, qui ne parvient plus à se stabiliser face aux contraintes internes et externes. Mus Merton (un fonctionnaliste) souligne les valeurs d’intégration du conflit.
2.3 : Approches philosophiques
1) Pensées qui admettent, dans I’être, des principes de contradiction ou de négativité :
Elles admettent tôt ou tard la légitimité ontologique de la violence, car c’est une manifestation de la structure même de l’être. (Hegel, le marxisme, l’Ecole de Francfort) L’Absolu ne peut être une totalité heureuse qu’à l’issue du processus dialectique.
Les philosophies de la vie (Darwin, Spencer, Schopenhauer, Nietzsche) considèrent la violence comme indissociable des processus d’affirmation et d’évolution de la vie. D’où Engels, Sorel, le fascisme.
Les pensées messianiques légitiment la violence pure et furieuse qui est l’analogue humain de la pensée par laquelle Dieu affirme son absolue puissance. (H. Arendt, des écrivains comme Jean Genet).
A l’opposé, une approche de la violence en termes d’altérité et de différence (Sartre) : c’est le rapport à autrui dans l’affrontement des désirs qui engendre la violence. Autrui devient mon ennemi absolu, un double démoniaque, quand s’affrontent nos désirs dans l’élément de la rareté.
2) Pensées de la présence ou d’un être sans différence, qui serait à pleine égalité avec lui-même :
Elles commandent une non-violence absolue et prônent une réconciliation de l’humanité et de la nature sous toutes ses formes. (St François d’Assise).
C’est à partir du moment où apparaît une pluralité de points de vue rivaux que les catégories juridiques se défont et que la notion polymorphe de violence intervient (cf. intro). Donc l’usage du concept de violence correspond à une société que l’on peut considérer comme pluraliste ou divisée. La question de la violence n’agite donc que les sociétés démocratiques. (cf. partie 4)
3. L’ETAT ET LA VIOLENCE
L’Etat est un terme ambigü : il se définit par la souveraineté du groupe qui exerce un connandement sur la société. Quant à la violence, c’est un fourre tout — la force n’est pas toujours en jeu quand on parle de violence ; et la force n’est pas la violence (acte chirurgical). L’agressivité ne résout rien non plus. L’Etat, selon Weber, serait l’exécuteur des basses oeuvres de la société, ou, au choix, le héros abstrait qui assume pour nous le mal nécessaire.
3.1 : La fondation de l’Etat comme abolition de la violence par la violence
Machiavel fonde une théorie de l’Etat dans Laquelle le législateur n’a aucune fonction que de retourner la méchanceté contre elle-même pour engendrer l’ordre politique et les valeurs de la vie en commun. Car un peuple, même bien constitué, demeure méchant et tend dès le premier instant à se corrompre. II faut donc tout subvertir pour tout recommencer. Machiavel certes condamne les princes criminels qui ont assis la violence sur leurs passions ; mais les moyens pour obtenir le consensus n’excluent pas le recours à une violence dictée par la raison. Il faut user de séduction hypocrite, forme subtile de violence.
Hobbes : il convient d’utiliser l’inégalité de fait afin d’eriger un pouvoir tout-puissant qui assurera l’ordre. Le souverain ainsi constitué dispose d’un pouvoir absolu. Il est sans devoirs. La méchanceté de l’homme s’abolit dans la rationalité du souverain. (consensus rationnel)
3.2 : La naissance de l’Etat libéral
La raison d’un peuple n’étant pas la raison universelle, on va s’efforcer de séparer l’Etat de la société globale. L’Etat deviendra soit un arbitre neutre (Montesquieu), soit une volonté gérexale chassant de lui toute violence (constitution de 1791). D’où la tendance à aseptiser l’Etat (Rousseau) : s’il conserve le droit de guerre, c’est parce que les relations extérieures sont du domaine de la nature ; s’il garde le droit de punir, c’est que la punition, restaurant la loi, restaure la liberté. L’Etat devenant un médiateur, un faiseur de compromis, est aussi un pacificateur : l’usage de la violence est donc maintenu dans des bornes assez resserées ; mais le principe est maintenu.
Il y a un problème : comment faire pour qu’il y ait un consentement universel désignant l’Etat comme arbitre ? la réalité effective de l’Etat modéré exige un ensemble de conditions factuelles (communauté d’intérêts, égal accès aux langages,..) remplies qu’illusoirement. Alors l’Etat n’est ni arbitre ni gendarme mais foire d’empoigne (Bastiat). D’où les thèses idéalistes (Comte) ou matérialistes (Marx, Habermas) qui veulent l’abolition de la violence, mais aussi l’abolition de l’Etat.
Le pressentiment des libéraux idéalistes provoque trois réquisitoires :
1) le discours anarchiste (Proudhon) dénonce dans l’Etat la violence et la force incarnées.
2) Le discours marxiste qui voit dans l’Etat la force un mise au service de la classe dominante. Il ne répugne pas à la violence en appelant le prolétariat à s’emparer de l’Etat et de sa puissance.
3) le discours tiers-mondiste dénonçant dans les Etats des nations sous-dévelopées l’instrument dissimulé de l’oppression impérialiste.
3.3 : Une grande voix étouffée et ses échos tardifs
Etienne de la Boetie : le consensus n’exprime plus la paix conquise, c’est l’abaissement de l’homme et de ce qui fait sa dignité, la liberté. La violence reste la violence même si les violentés y consentent, car ils n’y consentiraient pas s’ils étaient restés pleinement humains. L’Un, l’Etat, est le mal dans l’homme, mais l’homme conserve la faculté de chasser l’Un de lui-même et de se retrouver homme en s’instruisant.
Bakounine ajoute que le pouvoir ne peut être utilisé en vue de la justice, car c’est le mal essentiel. "contre l’Etat brigand il faut s’unir même aux brigands" ; "soyons violents contre la violence !"
3.4 : L’Etat moderne : Guerre chaude ou paix froide ?
Il y a un accord général : l’Etat est violence. Le désaccord apparaît au niveau des principes :
1) La sociabilité de l’homme est "insociable" (Kant) : il faut une puissance pour imposer la loi civile. L’Etat est mauvais parce qu’il est de l’homme, mais il est bon parce qu’il permet une concorde relative dont le désir est aussi de l’homme.
2) La sociabilité est spontanée et immédiatement parfaite : l’Etat est inutile.
Une société sans Etat est-elle concevable ? Cela n’arrangerait rien car si l’Etat monopolise la violence c’est pour apporter un Etat de droit excluant la violence. Aron : on ne se bat pas quand on est en paix, même si c’est une paix froide à laquelle on répugne.
4. VIOLENCE ET DEMOCRATIE
4.1 : Le rejet sorélien de la démocratie
Georges Sorel (Reflexions sur la violence, 1906 ; Le mouvement socialiste, 1908) estime que la démocratie parlementaire aux prétentions socialistes se limite elle-même dans son économisme, et est incapable d’exprimer le tout de I’homme et surtout de le promouvoir. L’économisme va de pair avec la démocratie ("expression privilégiée de l’entropie — chute de l’énergie humaine — moderne"). Donc en soi la démocratie est oppressive et la dictature du prolétariat un leurre. Il faut une violence qui accompagne la révolte, étant tout à la fois "volonté de puissance" (au sens de Nietzsche) et "puissance de création", acte créateur venant de l’homme et conduisant l’homme en humanité, sans la tutelle d’un quelconque pouvoir. Donc la violence est la morale elle-même, c’est-à-dire l’énergie luttant contre l’entropie. Il y a aussi une identité entre violence et travail, car le travail est une lutte, une création.
4.2 : Les nouvelles formes de violence face aux nouvelles formes de démocratie
1) Les nouvelles formes de démocratie : la légitimité :
Si la puissance publique impose des règles pour l’action collective qui sont sanctionnées par la coercition (à Rome, l’Empereur n’eSt rien sans l’armée), il n’empêche que selon Rousseau le pouvoir politique ne peut être uniquement ni indéfiniment coercitif et répressif. L’obéissance impose la légitimité (par une puissance magique comme la mana, par la volonté des Dieux, la souveraineté du peuple, l’indépendance nationale, la supériorité d’une race). Mais Weber (Le Savant et le politique) précise que l’idéologie politique ne légitime pas seulement l’usage de la violence par les autorités, elle les dispense d’y recourir sans cesse, en justifiant l’obéissance à leurs commandements.
2) Les nouvelles formes de violence : la désobéissance civile :
Henry Thoreau : c’est le refus de se soumettre à des lois ou à une autorité dont les effets sont jugés contraires à la dignité de l’homme ou aux aspirations de la vie. Ceci conduit soit à la non-violence, soit, avec plus de combativité, à transgresser les interdits. Trois motifs : la loi divine (Tolstoi, Luther King) , le droit naturel (Thoreau), le projet révolutionnaire (Libertad).
4.3 : Rôle des medias en démocratie
Ce ne sont pas les violences effectives ni le décompte objectif des pertes qui importent, mais ce qu’on apprend, ce qu’on en imagine, ce qu’on en voit ou veut en voir. Le spectaculaire compte plus que la réalité de ce qui arrive, les symboles dépassent la positivité des faits. D’où une bataille pour les images qui devient un prolongement des affrontements sur le terrain et peut compromettre des situations acquises militairement. Conséquence : les acteurs doivent se servir des medias (Brigades rouges en Italie). D’où une ambigüité selon Michaud : d’un côté, une violence réelle qui n’a rien à voir avec la violence diffusée ; mais d’un autre côté, cette violence diffusée contribue très réellement à produire et à entretenir des sentiments d’insécurité qui pèsent lourd dans la vie politique et dans la vie sociale tout court. (Bandura : suggestion de l’agressivité réelle)
4.4 : La désorientation philosophique
Dans les années 60-70 il y eut un soutien au droit à la révolte, et un scepticisme des partisans de la démocratie (Enzersberger). D’où un soutien au porno-politique (tout peut arriver parce que tout est permis)
4.5 : Les nouveaux défis
1) Effondrement des totalitarismes : ça donne raison à Hobbes et son léviathan (personne ne peut plus compter sur rien donc violence de tous contre tous)
2) Nouveaux besoins de distinguer le légitime de l’illégitime : retour à Arendt, Rawls, Aron, Ricoeur
3) Violence et recherche d’identité : la démocratie étant un cosmopolitisme politique (perte de son identité pour affirmer le principe de son égalité et de sa liberté), certains y échappent tout en subissant les effets de sa puissance de différentiation. Il ne reste alors que la violence pour exister.