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La mort
lundi 14 avril 2008
Avec la mort, surgit la lancinante question de la survie ou de l’inéluctable fin, et cette question est incontournable. Qui fuit le spectacle de la mort n’aurait d’autre objectif que celui de na pas penser sa propre fin. Et pour cela, notre inconscient aurait toutes les ruses : derrière ce que nous prenons pour nos peurs que nous attribuons à telle ou telle cause, il y aurait la même origine, le même alibi : la volonté, à notre insu, de reporter sur des motifs qui n’en sont pas vraiment, la crainte que peut nous inspirer la perspective du trépas. La même personne peut d’abord redouter la mort, vouloir se cacher d’elle, puis décider de "l’apprivoiser", de se la rendre familière comme le fit Montaigne.
La mort serait ce seuil obscur, l’ultime marche que l’on doit gravir et pour certains, la porte ouvrant sur l’inconnu. Ainsi dans l’Egypte d’Osiris, la mort n’est pas la lumière définitivement vaincue : elle n’est autre, précisément, qu’une porte, et même la toute première à pousser pour pouvoir passer de l’univers visible à celui interdit aux vivants. Les morts avaient leur livre, un rouleau de papyrus, le Livre des Morts. Le récit de cette "fin" où l’âme elle-même est pesée, jaugée, se lit sur un papyrus anonyme de la dix-huitième dynastie. La pyramide était le lieu d’une rencontre entre deux univers, celui de la base - il était lié aux rites funéraires - et celui du sommet symbolisant le passage à la vie supra-temporelle : c’est là l’enseignement de la région de Memphis.
Plus généralement, la mort se présente souvent comme l’espoir en une autre vie que l’on dit "meilleure" : les fées et les enchanteurs des enfants ne seraient-ils pas les héros d’un univers dont le langage serait codé à l’usage des adultes à la manière des anthropomorphismes par lesquels le Dieu de la Bible se ferait comprendre, images à l’appui ? Dans les légendes bretonnes, l’ankou ou le Yannig-A-Nod, qui traduisent ce goût de l’enigme, marque aussi l’absence de séparation, de frontière, entre la vie et la mort. Nous ne trouvons pas ici la notion d’irréparable, pas d’aspects définitifs.
A l’inverse, le désespoir, quel qu’il soit, constitue souvent un fondement morbide : dans Rire le Coeur, François Poirié raconte l’histoire d’un homosexuel qui, contraint et forcé, renonce précocément à toute possibilité de futur. De même, Sylvie Garcia, dans L’Eté du Chien, trace une chronique du désespoir d’une femme de trente ans, qui a simplement cessé d’espérer, pourtant jeune et séduisante. Rien n’a lieu, hormis la mort du chien.
De cette image du désespoir découle naturellement une réflexion sur le suicide : pourquoi Vatel, le maître d’hôtel du prince de Condé, s’est-il donné la mort, estimant ne pas avoir rempli sa tâche à la perfection ? En 1580, Philip Sidney, dans L’Arcadie, met en scène partisans et adversaires de la mort volontaire. La conclusion qu’il retire, la même d’ailleurs que pour Pierre Charon (Livres de Sagesse, 1601) est que la mort volontaire est permise et raisonnable si elle est le résultat d’une décision mûrement réfléchie et motivée. Un chapelain anglican, John Donne, écrira le célèbre Biothanatos en 1619, qui est la première vraie défense et illustration du suicide. L’auteur manquera ensuite de brûler son livre, effrayé par son audace. Plus près de nous, David Hume écrira lui aussi un Traité sur le suicide. Mais à l’exception du jeune philosophe suédois Johan Robeck, les auteurs de traités sur le suicide aiment trop la vie au XVIIIe pour recourir à l’extrémité qu’ils prônent. Même le baron d’Holbach, fervent partisan de la mort volontaire, doutait de l’existence du suicide philosophique : des volumes d’apologie du suicide n’entraîneront pas une mort supplémentaire, si personne n’a de bonnes raisons de se tuer.
Georges Mimois, dans son Histoire du suicide, insiste sur le paradoxe né avec le jansénisme, une sorte de triangle d’incompatibilité, entre un monde radicalement mauvais, un Dieu insaisissable, et, au milieu, l’homme seul, assoiffé d’absolu et conscient de ne pouvoir l’atteindre. Le jansénisme serait dès lors, potentiellement, un agent du suicide.
Mais rien n’est simple, car il convient de noter que même les animaux ont recours au suicide.
Par ailleurs, et par contraste, il y a aussi la mort qui, par sa pensée même, stimule la recherche scientifique. Inspiratrice, la mort, ou plus exactement sa perspective, peut l’être. Jean-Marie Rouart s’est demandé si la littérature, même lorsqu’elle apparaît sous un jour avenant et enjoué, ne serait pas ce qu’il nomme "un long et fertile dialogue avec la mort, avec les morts". Ces morts persistent dans leur volonté de communiquer avec nous, même si leur trépas est ancien et Rouart note que pour certains d’entre eux - et ce n’est pas le moinde des paradoxes - il leur est insufflé une vie plus intense que celle dévolue à certains vivants.
A Londres, au Saint-Christopher’s Hospice, la morphine est administrée par voie orale. La mort symbolique précède alors la mort biologique : l’histoire propre à un individu n’est plus racontée ; elle n’intéresse plus personne.
Ainsi en est-il également de la mort "légale". Avant l’abolition de la peine capitale en France, Victor Hugo, dans Le Dernier jour d’un condamné, évoque l’unique distraction du détenu tout occupé dans son insupportable inactivité à regarder sur le mur de la cellule un rien de lumière que le judas projette sur la muraille.
Une notion voisine de la mort est celle des rites funéraires : Erwin Panofsky, dans Sépultures funéraires, déchiffre les symboles témoignant dans chaque culture et à chaque époque, des craintes, aspirations, interprétations sur le devenir des morts, et plus encore sur la tranquilité des vivants. Il distingue d’une part la manipulation magique de l’avenir, en Egypte, et d’autre part la célébration du souvenir, chez les Grecs. Mais bien sûr, ces deux pôles peuvent se combiner. Cela étant, il faut noter que jusqu’à cette époque, si les morts étaient célébrés, les sépultures étaient cependant toujours tenues éloignées des sanctuaires et des cités, tant les dépouilles étaient jugés impures. Tout change avec le christianisme : les tombes sont accueillies à l’intérieur des Eglises, le plus près possible de celles des saints, à portée de salut en somme. Ainsi en est-il de la représentation allégorique des Vertus, animation de la figure du défunt : Michel Ange, puis les grandes compositions baroques du cavalier Bernin (La Fontaine des quatre fleuves, L’Extase de Sainte Thérèse).
De nos jours, assistons-nous à l’agonie du cimetière ? De nouvelles formes de rites funéraires voient le jour et se développent. Il ne s’agit pas seulement de la crémation, mais aussi, par exemple, d’une initiative qu’une entreprise de pompes funèbres de la principauté de Monaco vient de mettre au point : l’ouverture d’un cimetière virtuel sur Internet.
Jadis les rites étaient très institués : il fallait "faire plutôt que dire". La souffrance pouvait être dite, mais pas n’importe comment. Les oraisons funèbres étaient là pour ça, le verbe lui-même était ritualisé. A la base de ce dispositif était le cimetière, sanctuaire des morts. Dans la relation aux morts, la sépulture constituait le média par excellence. L’hommage supposait forcément la pélerinage au cimetière.
Que se passe-t-il aujourd’hui ? Le rite ne passe plus. Les cérémonies funéraires ne gardent un sens qu’à condition d’être personnalisées. Il s’agit dès lors, selon le mot de Jean-Hugues Déchaux, de "faire plutôt que dire". Au protocole est préféré le verbe, supposé plus transparent et authentique. A chacun sa mort, son deuil et son hommage, l’important étant de ne pas tricher, d’exprimer sa peine en toute sincérité,. Cette psychologisation met au centre du dispositif funéraire, non plus le cimetière, mais ego. L’inscription des morts dans l’espace social devient chose accessoire. Moins figuratives, les traces se détachent de la référence au cadavre.
Devons-nous nous en réjouir, comme le prétend Anthony Giddens ? A la vérité, croire que l’individu peut seul faire face à la mort n’est que pure illusion. Seul le groupe social est en mesure de contenir l’effroi ; par ailleurs, il n’y a pas de "monde commun" sans profondeur temporelle. Or la perpétuation du groupe, l’appartenance qu’elle délivre, est sans doute la plus archaïque conjuration qui soit ; c’est aussi la meilleure. En effet, l’autoréférentialité dont est porteur le principe de l’autonomie engendre un monde sans altérité, sans extériorité, où tout est rapporté à la subjectivité triomphante d’ego. Un monde sans épaisseur temporelle. Or le passé n’est pas un héritage comme les autres ; il se transmet à nous sous la forme d’une responsabilité : responsabilité inéluctable qui nous lie aux morts comme à l’avenir du monde. Le cimetière est ce jardin de Mnèmosunè, la déesse grecque de la mémoire, mère des neuf muses, lesquelles président à la poésie lyrique.