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Quelques réflexions sur le nationalisme
mercredi 14 avril 2004
vide à combler, de concret qui rejaillit, mais on retrouve d’abord des éléments des vagues précédentes : émancipation, décolonisation, imitation, réaction, balkanisation marquent la fin de la guerre froide. Chaque modification de l’équilibre planétaire semble faire le jeu des nations. C’est la politique et elle seule qui paraît ne rien pouvoir créer d’autre que la nation.
Définir le nationalisme
Le nationalisme sert souvent d’étiquette idéologique. Et ces étiquettes sont élastiques. Nationalisme désigne aussi bien une famille d’idéologies, telle ou telle doctrine, l’attitude d’un individu, d’un peuple, ou un excès, un travers, une démeusure du sentiment national. Mais il y a tout de même quelques traits récurrents propres à la plupart des nationalismes : l’identité, afin d’être soi, même à un prix politique ou économique très élevé. Le sentiment d’infériorité, ou au moins d’une menace externe ou interne. La tradition, c’est-à-dire une histoire, une mémoire et un patrimoine quelconque à préserver ou agrandir. Ou encore une conception de la solidarité que l’on sent menacée ou que l’on considère comme meilleure que les autres. Enfin l’usage de la propagande.
Stein Rokkan (3) remarquait que les clivages rural-urbain (liés au capitalisme marchand du XVIe siècle), Eglise-Etat (lié à la Révolution française), travail-propriété (lié à la révolution industrielle) perdaient de leur vigueur tandis que le clivage ethno-linguistique (renforcé à l’époque de la Réforme) était en plein essor. Mais l’éthno-linguistique n’a pas gagné pour autant. Il n’est pas non plus voué au seul national : il alimente aussi bien des identités locales, régionales, provinciales, immigrées.
A la Renaissance, une zone centrale, véritable colonne vertébrale de l’Europe, s’est fait jour. Elle était constituée de l’Allemagne de la Hanse, des Pays-Bas, de la Flandre, du Rhin, de la Bourgogne, du Rhône, de la Suisse, de l’Italie du Nord, de la Catalogne. Cette zone centrale, la plus européenne de l’Europe, fut un obstacle constant à l’unité étatique. C’était d’ailleurs une forteresse de l’Eglise. La dernière tentative de centralisation est fulgurante et brève : Napoléon unifie un empire éphémère mais exporte durablement l’idée nationale. Cette "Lotharingie" existe encore : aucune fédération européenne ne saurait ne passer de la France ou de l’Allemagne. Le modèle proposé par la Lotharingie n’est pas celui de l’Etat-nation, c’est une évidence. Ce n’est guère plus celui de la nation. C’est le modèle de l’empire, le seul qui permette la conjonction de nationalités non seulement diverses mais contradictoires aussi. La construction européenne doit répondre à ce défi.
Aujourd’hui, le nationalisme ne se porte pas plus mal que l’Etat-nation. Le clivage ethno-linguistique peut affaiblir l’Etat-nation de l’intérieur (régionalisme, cultures immigrées) et de l’extérieur (ethnismes contientaux, à la manière du choc des civilisations anticipé par Samuel Huntington). Mais comment concilier alors ces forces d’affaiblissement, qui nous semblent sympathiques, avec la liberté politique, laquelle se marie mal avec le nationalisme ? C’est par la fédération, déjà avancée par Proudhon, que se concilie le régionalisme et l’européisme avec la liberté. Voilà pourquoi les libéraux ne peuvent être que partisans du principe fédératif, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières.
On a cru que les nationalismes n’étaient que des éruptions passagères, liées soit à la fin de l’Ancien régime, soit à la décolonisation, puis déclinantes. Mais en réalité c’est l’inverse qui prévaut. Le nationalisme est plus tenace que l’Etat-nation. Il est l’exutoire de passions diverses, le refus de l’incertitude et des compétitions jugées trop menaçantes. C’est autant le refuge du conservatisme que du socialisme. De tous ceux pour qui la volonté générale rousseauiste représente l’horizon indépassable de la liberté politique, et qui ne voient pas que la vraie liberté dépend du jeu des checks and balances qu’un régime mixte et fédéral permet. En fait, le nationalisme semblerait presque avoir une neutralité idéologique tant est grande sa capacité à s’arrimer à n’importe quoi. Musil voyait dans le nationalisme la seule transition tolérée, parfois favorisée, d’un moi discipliné par les contraintes sociales vers un nous qui pouvait se permettre les actes vaniteux, immoraux, violents qui étaient d’ordinaire réprimés pour l’individu (4).
Apaisante et tolérante, toujours libérale, la conscience nationale parvient à un équilibre subtil entre la mémoire et l’oubli, la lucidité et l’amnésie, la tradition et l’imagination. Il suffit que ce dosage change et des groupes de toutes sortes, appliquant et dévoyant toutes les doctrines possibles, fabriquent de l’humanité féroce et des individus fanatiques.
Notes
1 : Isaiah Berlin, A contre-courant, Paris, Albin Michel, 1988.
2 : Gil Delannoi, "Reflexions sur le nationalisme", Esprit, n° 198, janvier 1994.
3 : Shmuel Eiseinstadt et Stein Rokkan, sous la dir. de, Bulding States and Nations, London, Sage, Beverly Hills, 1973, et Centre-Periphery Structures in Europe, Frankfurt, New York, Campus Verlag, 1987. Sur Stein Rokkan : Hans Daalder, "Stein Rokkan, 1921-1979 : a Memoir", European Journal of Political Research, 1979, 7.
4 : Essais, Paris, Seuil, 1984.