Accueil > International > Affaires étrangères > Darfour > Et pendant ce temps-là au Darfour
Et pendant ce temps-là au Darfour
vendredi 26 octobre 2007
Il est difficile de résumer en quelques paragraphes ce qu’il se passe au Darfour. Il s’agit d’une région désertique de l’Ouest du Soudan dans laquelle vivent 6 millions de personnes et où s’affrontent différents mouvements et milices. La complexité vient de l’histoire de la région, qui contrôlée par différentes dynasties a connu la conquête islamique puis la colonisation britannique, laissant un imbroglio de religions (animiste, islamique et chrétienne) et un morcellement du pouvoir entre divers groupes. Mais cette complexité est volontairement entretenue pour mener une guerre beaucoup plus simple qui est celle du gouvernement de Khartoum pour assurer sa domination politique et économique (le contrôle des ressources de la région, en particulier pétrolières). Le conflit fait suite à une autre tragédie, celle du Sud-Soudan où l’on compte quelque 2 millions de victimes et qui depuis un accord de 2005 a plus ou moins retrouvé la paix et est partiellement indépendant. L’accord de 2005 excluait cependant la région du Darfour. Tout comme dans le Sud-Soudan, la guerre qui y est menée est lâche mais efficace, elle consiste à organiser la famine et à armer des milices (en particulier les Janjawids) pour perpétrer des massacres, terroriser les populations et exploiter les antagonismes en poussant les populations « arabisées » à combattre les populations « africaines » (qui sont aussi islamisées, à la différence du Sud-Soudan où populations chrétiennes et animistes d’une part et musulmanes de l’autre s’affrontaient). L’éloignement du pays, la faible présence des ONG et des journalistes (savamment organisée) et la complexité de la situation permettent au gouvernement du Soudan de faire l’innocent, comme Milosevic l’a aussi réussi en Bosnie. D’autres protagonistes sont à mentionner pour compléter le tableau : l’existence de plusieurs mouvements rebelles, en particulier le Mouvement de libération du Soudan, qui sont pour certains dans un processus de négociation avec le gouvernement (un accord de paix avait été signé en mai 2006 avec une partie du Mouvement de libération du Soudan) et pour d’autres en lutte contre lui. Ces mouvements rebelles combattent au Darfour les milices soutenues par le gouvernement de Khartoum. Il y a aussi une force internationale de paix, envoyée par l’Union africaine, mais qui avec 7000 hommes ne peut pas faire grand-chose.
Le conflit a déjà fait de nombreuses victimes, entre 300 000 et 400 000 sur les 3 dernières années. On compte aussi plus de 2 millions de réfugiés et personnes déplacées. Il existe de nombreux rapports sur les atrocités commises. Même si le travail des journalistes et enquêteurs n’est pas évident dans la région, on sait néanmoins ce qu’il s’y passe et on ne peut pas dire que l’information manque, en particulier sur les responsabilités du gouvernement de Khartoum. La mobilisation internationale s’est organisée autour de collectifs et d’associations, de personnalités comme l’acteur George Clooney aux Etats-Unis ou Bernard-Henri Lévy en France. Le problème est que la plupart des organisations internationales en appellent essentiellement à la solidarité avec les victimes et à un « arrêt des massacres » sans se prononcer sur la manière concrète dont cela peut se produire. A titre individuel, des personnes demandent plus clairement une intervention armée (c’est le cas par exemple de George Clooney) mais celle-ci se heurte au blocage du Conseil de Sécurité de l’ONU dans lequel la Chine et la Russie œuvrent à protéger les criminels (comme souvent, dans une sorte d’inertie liée à leur passé totalitaire lequel n’est pas entièrement derrière eux). Lors de la campagne présidentielle française, les candidats avaient bien sûr été interpellés sur la question du Darfour et ils ont tous fait dans la surenchère sémantique pour condamner le génocide et les actes du gouvernement soudanais. Mais sur le chapitre des solutions, aucun n’avait la même détermination. Pour se limiter aux deux protagonistes du Second tour, l’art était de botter un peu en touche, en insistant sur la condamnation des dirigeants de Khartoum en les traduisant devant le tribunal pénal international pour Nicolas Sarkozy et en appelant au boycott des JO de Pékin pour faire pression sur la Chine du côté de Ségolène Royal. Nicolas Sarkozy a aussi mentionné la protection des corridors humanitaires mais sans être clair sur le type d’intervention militaire que cela impliquerait. La candidate socialiste s’est quant à elle exprimée clairement contre l’intervention militaire en déclarant qu’il fallait agir par la diplomatie. C’est pour le moment la « diplomatie » qui est la voie privilégiée des Européens (et du gouvernement Villepin) lesquels ne semblent pas avoir tiré beaucoup de leçons des génocides précédents (Bosnie ou Rwanda) ou bien c’est peut-être leur manière pudique de dire que l’on détournera la tête devant les crimes en prétextant le blocage à l’ONU.
Face au génocide en Bosnie, des associations avaient demandé à lever l’embargo sur les armes et avaient commencé à collecter des fonds pour financer l’armement des bosniaques musulmans (position de BHL à l’époque, réitérée concernant le Darfour). Cela avait soulevé une condamnation morale alors que c’était concrètement la seule manière réaliste d’arrêter la purification ethnique. Au lieu de cela, il a fallu plusieurs années pour mettre en place une force de l’ONU qui a complètement failli à sa tâche en laissant se perpétrer les massacres dans ses « zones protégées » et c’est seulement quand les Etats-Unis se sont davantage engagés avec une action de l’OTAN et de la « force de réaction rapide » que le conflit a pu être stoppé (avec la négociation des accords de Dayton en 1995). Trop tard puisqu’on dénombre 40 000 victimes civiles selon le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie qui aujourd’hui juge les responsables (du moins ceux qui ont pu être amenés devant la justice).
Seuls les Etats-Unis ont une position cohérente sur le Darfour quand ils appellent à une intervention militaire. Bien sûr, venant du président George Bush et devant l’enlisement irakien, cette position américaine a une faible crédibilité et on peut imaginer que les citoyens américains aussi bien que tous ceux qui tirent à boulet rouge sur la politique étrangère américaine feraient obstacle à une telle intervention quand bien même le Conseil de Sécurité de l’ONU s’y montrerait favorable (ce qui a aussi peu de chances de se produire). Pourtant, on pourrait imaginer un scénario similaire à celui du bombardement de la Serbie pour protéger le Kosovo en 1999. Sans véritable accord de l’ONU, cette campagne de l’OTAN avait permis de prévenir les massacres avec peu de moyens militaires engagés et peu de « dommages collatéraux » (même si bien sûr le « chirurgical » a ses limites en matière d’intervention militaire et des victimes civiles serbes étaient aussi à dénombrer en Serbie). Beaucoup ont dénoncé l’incohérence de George Clooney qui s’est opposé à la guerre en Irak mais réclame maintenant la guerre au Darfour. Mais cela peut se défendre dans le sens où la situation est différente et plus proche du cas du Kosovo avec non pas un objectif de renversement du pouvoir de Khartoum et d’occupation du pays par l’armée américaine mais un rapport de force avec les autorités soudanaises pour qu’elles arrêtent d’armer les milices, permettent la création des corridors humanitaires et laissent agir la force africaine de paix.
Ce qui est certain c’est qu’on n’arrête pas la violence avec des caméras, de l’aide humanitaire ou des décisions à l’ONU. Les génocides rwandais ou bosniaques ont été très médiatisés, cela n’a pas permis de les empêcher. Il y a aussi des images du Darfour et elles n’ont pas provoqué de réaction majeure de la part des pays qui les diffusent. Quant aux décisions de l’ONU, il y en a déjà un paquet sur le Darfour et elles n’ont pas eu d’effet. La violence s’arrête par la violence, par l’emploi de la force. Bien sûr une « violence légitime », qui s’inscrit dans le droit et en particulier le droit international, dans l’idéal avec une légitimité venant des Nations Unies mais on connaît l’échec de l’ONU et de son Conseil de Sécurité. Ce qui ne doit pas empêcher d’agir comme cela a pu être possible dans le cas du Kosovo.
Or nos sociétés aujourd’hui condamnent toute forme d’utilisation de la violence. La peine de mort est bannie même pour les crimes les plus graves comme les crimes contre l’humanité, la prison est dénoncée, envoyer un CRS dans une manifestation est rapidement assimilé à du fascisme, faire appliquer les lois votées démocratiquement soulève la désapprobation générale dès lors que la contrainte ou la force sont employées. La guerre aussi est de manière générale condamnée ou rejetée. C’est en partie un progrès mais il faut aussi reconnaître que la conséquence de la renonciation à l’utilisation légitime de la violence par l’Etat laisse se développer les formes non légitimes de violence, à la fois à l’intérieur de nos sociétés (d’où le retour aux « thèmes sécuritaires ») et à l’extérieur (multiplication des victimes civiles dans les conflits et des crimes contre l’humanité depuis la chute du mur de Berlin et du monde bipolaire). Au niveau des opinions publiques il manque le plus souvent la nuance qui pourrait par exemple faire une distinction entre l’emploi légitime de la force par la police et des bavures policières qui sont bien sûr à condamner. Le clivage se fait plus souvent sur l’interdiction d’emploi de la force face à la justification de tout type d’utilisation de la violence (chez des partis extrêmes qui prospèrent lorsque les délits se multiplient). Au niveau international aussi, il faut définir des interventions militaires comme « légitimes », se justifiant par la nécessité d’arrêter les massacres de civils ou de protéger des pays contre un voisin qui veut les envahir ou anéantir. Ce critère n’est pas toujours évident et on peut bien sûr discuter de la « légitimité » réelle ou supposée de nombreuses interventions (voir le débat sur l’Irak) mais il y a une urgence qui est celle du compteur des victimes et qui dans le cas du Darfour ne permet pas d’avoir d’hésitations.
Dans un deuxième temps, il faudra aussi bien sûr condamner les responsables des massacres et juger les dirigeants soudanais. Même si cela ne fait pas revivre les morts, on aurait tort de croire que c’est sans effet ou que les populations s’en moquent. Il faut voir en Bosnie ou au Rwanda comme les victimes sont attachées à la condamnation même tardive et partielle des responsables. Il faut comprendre qu’au meurtre s’ajoute dans le cas des crimes contre l’humanité le déni du droit d’existence et donc il ne s’agit pas seulement de réparer la perte de la vie d’êtres proches et chers (perte qui pourrait se produire dans le cadre d’un accident de voiture ou d’une quelconque catastrophe naturelle) mais au-delà de rétablir le droit d’exister. Il est donc indispensable de mettre tôt ou tard les dirigeants de Khartoum sous le regard et le jugement de leurs victimes pour rétablir le droit et mettre les mots qui conviennent sur leurs actes. Cependant, la première urgence est celle de l’intervention sur le terrain, avec ou sans l’accord de la Chine ou de la Russie et du Conseil de sécurité de l’ONU. Il y a déjà une force de paix africaine, les armées françaises et américaines ne sont géographiquement pas loin, le gouvernement soudanais n’est pas dans une position lui permettant de s’opposer à une communauté internationale qui hausserait le ton. Si Nicolas Sarkozy veut mettre en pratique les principes qu’il a énoncés lors de sa campagne, à savoir intervenir pour les opprimés et perpétuer l’alliance forte avec les Etats-Unis, il y a là une opportunité pour affirmer le rôle nouveau de la France en faisant en sorte que l’Europe rejoigne les Etats-Unis pour une action ferme et immédiate visant à stopper le génocide au Darfour.