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Le vrai secret du capitalisme (2/2)
lundi 14 avril 2003
Point aveugle numéro 1 : la vie en-dehors de la cloche de verre
Dans les années 1980, lorsque mes collègues péruviens et moi-même avons commencé notre travail, la plupart des officiels s’imaginaient que notre partie du monde était dans une large mesure contrôlée par la loi. Certes, il y avait des pauvres qui travaillaient, se logeaient en-dehors de la loi, mais on tenait que ce secteur extralégal était relativement restreint et représentait donc une question marginale. Les pays avancés avaient leur part de pauvreté, de chômage et de marchés noirs, et nous avions la nôtre. Les traiter était essentiellement un travail pour la police, ou pour la poignée de sociologues universitaires qui avaient décidé de consacrer leur carrière à étudier des curiosités locales.
Cependant, personne ne savait seulement comment mesurer ce que les pauvres, faisaient en réalité. Si bien que mes collègues et moi-même avons décidé de ranger nos ouvrages et revues universitaires pour aller visiter les véritables experts du problème, à savoir les pauvres eux-mêmes. Une fois que nous fûmes allés dans les rues pour voir et écouter, nous avons commencé à découvrir des faits surprenants. Par exemple, l’industrie péruvienne de la construction était en plein marasme. Le bâtiment n’allait plus, on licenciait. Or, surprise, chez ceux qui vendaient les matériaux de construction, les caisses enregistreuses n’avaient pas cessé de tinter. Nous avons découvert que les pauvres achetaient plus de ciment que jamais pour leurs projets de construction pour des maisons, des bâtiments, des entreprises qui n’étaient pas légalement enregistrées ni actées, et de ce fait ne se retrouvaient jamais sur les écrans d’ordinateur des économistes et statisticiens d’Etat. Nous avons commencé à pressentir que c’était une économie extralégale vivace, indépendante et officiellement invisible qui bourdonnait à l’intérieur des villes dans l’ensemble du monde en développement.
Au Brésil, l’industrie du bâtiment n’affichait en 1995 qu’une croissance de 0.1 % ; or, les ventes de ciment avaient crû de près de 20 %. la raison de cette anomalie, d’après une analyse de Deutsche Morgan Grenfell, était que dans la région, 70 % de la construction ne se retrouve jamais dans les statistiques. Le secteur extralégal, comme nous nous en apercevions, était tout sauf une question mineure. Il était immense.
Les zones extralégales des pays en développement sont typiquement représentées par de modestes habitations agglutinées à la périphérie des villes avec une myriade d’ateliers en leur sein, des armées de colporteurs faisant l’article pour leurs produits dans les villes, et d’innombrables lignes de minibus allant dans tous les sens. Tous semblent sortis de nulle part. Des vagues régulières de petits artisans, leurs outils sous les bras, élargissent l’éventail des activités exercées dans la ville. D’ingénieuses adaptations locales ajoutent à la production de biens et services essentiels, transformant radicalement certains domaines de la fabrication, du commerce de détail, du bâtiment et du transport. Les mornes paysages qui entouraient les cités du tiers monde sont devenues les dernières extensions de la métropole, et les villes de style européen ont cédé la place à une personnalité plus bruyante, plus locale mêlées de fades imitations de galeries commerciales façon banlieue américaine. La simple taille de la plupart des ces pays crée en elle-même ses propres occasions d’entreprendre. De nouveaux entrepreneurs capitalistes sont nés qui, à la différence de leurs prédécesseurs, ont de très humbles origines. L’ascenseur social a un nouveau moteur. les styles de consommation et les produits de luxe des anciennes sociétés urbaines ont été supplantés par d’autres, plus populaires.
La marche vers les villes
La migration est bien sûr le facteur clé de la croissance des villes. Ses causes, en revanche, ne se laissent pas appréhender aussi facilement. Dans chaque pays, des commentateurs proposent différentes explications : une guerre, un programme de réforme agraire, un embargo étranger sur le commerce international, l’ouverture au commerce international, le terrorisme et la guérilla, le déclin moral, les échecs du capitalisme, les échecs du socialisme, y compris le mauvais goût ("c’est tellement plus joli à la campagne. Pourquoi donc n’y restent-ils pas ?")
L’opinion, cependant, commence à converger autour d’un petit nombre de causes générales. L’explication la plus visible de ces vagues de migration dans l’ensemble du monde en développement consiste dans l’amélioration du réseau routier. De nouveaux modes de communication ont fourni une incitation supplémentaire. La radio, en particulier, a engendré des attentes de consommation et de revenu plus élevés. Elle a donné l’impression que la modernité était à la portée de quiconque aurait le courage de prendre la route pour aller à sa rencontre.
Il existe aussi un consensus général sur le fait que des crises agricoles ont été un facteur décisif dans nombre de pays. La modernisation de l’agriculture et l’incertitude des marchés pour certaines récoltes à la suite de la Seconde guerre mondiale ont déclenché des licenciements massifs de travailleurs agricoles sur les propriétés traditionnelles et relâché de vastes contingents de personnes prêtes à partir à la recherche de nouveaux horizons. Alors, là aussi, il y avait le problème des droits de propriété dans les campagnes. La longueur, la complexité du processus de réforme agraire n’ont fait qu’aggraver la difficulté traditionnelle qu’il y avait à se procurer de la terre cultivable. Ne pouvant pas posséder de terre ni trouver un emploi à la campagne, beaucoup de gens sont partis vers les villes.
Un autre puissant facteur d’attraction a été le plus bas taux de mortalité infantile dans la plupart des grandes villes. Cet écart s’est accru lorsque la qualité des services médicaux a commencé à s’améliorer après la Seconde guerre mondiale. De meilleurs salaires étaient aussi un facteur d’attraction important. En Amérique latine, par exemple, les gens qui quittaient la campagne pour prendre dans les villes des emplois semi-qualifiés pouvaient doubler ou tripler leur revenu mensuel. Dans ces villes lointaines, la vie ne faisait pas que paraître meilleure ; elle l’était. Même la croissance des bureaucraties nationales est devenue une raison pour migrer. La centralisation du pouvoir entre les mains des hommes de l’Etat central signifiait que la plupart des administrations compétentes pour donner des conseils, délivrer des permis, ou fournir des emplois étaient situées dans les villes. Et tous les migrants qui cherchaient un meilleur avenir pour leurs enfants savaient que les moyens d’enseignement y étaient bien meilleurs. Pour les paysans sous-employés ayant peu de ressources en-dehors de leur ingéniosité, l’école était un investissement de plus en plus rentable et productif.
Migrer, par conséquent, est fort loin d’être un acte irrationnel. C’est le produit d’une évaluation raisonnée, de la part des habitants de la campagne, de leur propre situation par comparaison avec les possibilités ouvertes ailleurs. A tort ou à raison, ils ont pensé que s’intégrer à de plus vastes marchés leur serait bénéfique. Bouger de la sorte, cependant, n’était pas chose facile.
Rentrez chez vous, salauds de pauvres
La plus forte hostilité aux migrants est venue de la légalité instituée. Au début, le système pouvait facilement les absorber, ou faire comme s’ils n’existaient pas, parce que les petits groupes qui arrivaient ne risquaient guère de bouleverser le statu quo. Cependant, alors que leur nombre s’accroissait à un point tel qu’on ne pouvait plus faire semblant, les nouveaux arrivants se retrouvèrent exclus des activités économiques et sociales en place. Obtenir un logement, faire légalement des affaires, ou trouver un travail qui ne fût pas au noir, tout cela était devenu terriblement difficile.
Les institutions légales de la plupart des pays du Tiers monde avaient été créées au cours des années pour servir les intérêts de certains groupes urbains ; traiter avec des paysans dans les campagnes était une affaire toute différente. Aussi longtemps que lesdits paysans se tenaient tranquilles, la discrimination légale que cela impliquait n’était pas trop visible. Mais une fois qu’ils se furent installés dans les villes, ils reçurent en plein l’apartheid de la loi positive.
S’il en coûte de se mettre en règle avec la loi, il doit aussi en coûter de rester en-dehors. Nous avons été surpris de voir quel prix exorbitant on paie pour fonctionner en-dehors du travail officiel et des affaires légales. Au Pérou, par exemple, pour faire marcher une entreprise en-dehors de la loi, il faut payer aux autorités 10 à 15 % de ses recettes annuelles en pots-de-vin et commissions. Ajoutez à ces dépenses-là ce qu’il en coûte de se soustraire aux pénalités, de transférer de l’argent en-dehors des canaux officiels, d’opérer à partir d’emplacements dispersés et sans crédit aucun, et on se rend compte que la vie de l’entrepreneur extralégal et beaucoup plus coûteuse et chargée en soucis quotidiens que celle de l’entrepreneur patenté.
La charge la plus importante était peut-être celle qu’impose l’absence d’institutions qui poussent à saisir les occasions se spécialiser sur le marché. Les gens qui ne pouvaient pas travailler dans le cadre de la loi ne pouvaient pas non plus gérer leur propriété efficacement ni obtenir la protection des tribunaux ; ils ne pouvaient pas non plus atténuer le risque par des systèmes de responsabilité limitée ou des polices d’assurance, ni créer des sociétés par actions qui auraient permis d’attirer des capitaux tout en partageant les risques.
Ne pouvant réunir des fonds pour investir, ils ne pouvaient pas obtenir les économies d’échelle ni protéger leurs innovations par des brevets. Empêchés d’accéder à ce que l’historien français de l’économie Fernand Braudel appelait la"cloche de verre" du privilège légal, les pauvres n’ont jamais pu s’approcher des mécanismes juridiques nécessaires pour engendrer du capital. C’est dans l’absence de droits formels sur la propriété immobilière que l’on observe le mieux les effets économiques désastreux de cet apartheid. Dans tous les pays où nous avons fait des recherches, quelque 80 % des parcelles n’avaient pas de registre à jour ni de propriétaire légalement identifiable pour les protéger. En conséquence, tout échange concernant cette propriété extralégale devait se limiter au cercle restreint des partenaires commerciaux, ce qui excluait ces actifs-là du reste du marché.
Cela interdit en outre aux possesseurs d’actifs extralégaux d’accéder au crédit qui leur permettrait de développer leurs activités démarche essentielle pour démarrer ou développer une entreprises dans les pays avancés. Aux Etats-Unis, par exemple, presque 70 % du crédit reçu par les nouvelles entreprises vient de l’emploi de titres de propriété formels comme caution de leurs hypothèques. L’extra-légalité a aussi pour conséquence que les incitations à investir que fournit la sécurité juridique sont absentes.
Coupés du système juridique officiel, les migrants ont dû trouver par eux-mêmes les garanties de leur prospérité. Ils ont dû se battre non seulement contre leurs concurrents mais en même temps contre le système officiel. Si la loi de leur propre pays n’était pas prête à les accueillir, il n’ont pas eu d’autre choix que de mettre sur pied leurs propres systèmes de droit en-dehors de la loi. Ces systèmes de droit, à mon avis, constituent la plus importante des rébellions contre le statu quo de l’histoire des pays en développement depuis leur indépendance, et dans les pays du bloc soviétique depuis l’effondrement du communisme.
L’extra-légalité se développe
D’ici à 2015, plus de 50 villes du monde en développement compteront au moins 5 millions d’habitants, et la plupart d’entre eux travailleront et se logeront en-dehors de la loi. Le secteur extralégal est omniprésent dans le monde en développement et anciennement communiste. De nouvelles activités sont apparues, qui ont progressivement remplacé les anciennes. Promenez-vous dans la plupart des rues et vous rencontrerez forcément l’une de ces boutiques extralégales : change, transport et autres services. Il y a même une bonne partie des livres en vente qui a été imprimée en-dehors de la loi.
Des quartiers entiers ont été acquis, développés et construits en marge de la réglementation officielle, ou contre elle. Pour 100 habitations construites au Pérou, seules 30 environ ont un titre légal. Dans toute l’Amérique latine, nous avons découvert qu’au moins les trois quarts des constructions se trouvaient dans le secteur sous-capitalisé, et que 80 % de la propriété foncière n’avait pas de titre légal. Les secteurs extralégaux du monde en développement emploient 50 à 75 % de l’ensemble des travailleurs et représentent les deux tiers de la production totale du Tiers monde. Prenez le Brésil : il y a 30 ans, on construisait plus des deux tiers des logements pour les louer ; aujourd’hui, le marché locatif occupe à peine 5 % du bâtiment au Brésil. La plus grande partie dudit marché est passée aux quartiers non officiels des villes brésiliennes les favelas. Le Wall Street Journal rapportait en 1997 que 10 % seulement de la terre occupée dans la jungle amazonienne du Brésil était couverte par des titres de propriété.
A la différence des pays avancés, où la classe inférieure représente une petite minorité vivant en marge de la société, il y a des pays où l’extra-légalité a toujours été dominante. Par exemple, dans la plupart des pays que nous avons examinés, la valeur de l’immobilier extralégal est à elle seule plusieurs fois supérieure à l’ensemble de l’épargne et des dépôts à terme dans les banques commerciales, plus l’investissement étranger direct et toutes les entreprises publiques réunies.
A la réflexion, ce ne devrait pas être surprenant. L’immobilier représente la moitié de la richesse totale dans les pays avancés ; dans les pays en développement, le chiffre est plus proche des trois quarts. Les constructions extralégales sont souvent le seul investissement accessible dans les pays en développement et anciennement communistes, et représentent une part importante de l’épargne dans le processus de formation du capital. En outre, la contribution croissante des villes au PIB donne une idée des masses de capital potentiel et de savoir-faire technique qui se constituent, principalement dans les zones urbaines.
Les illégaux sont venus pour rester
Dans la plupart des pays, la plupart des Etats sont incapables de battre le pouvoir extralégal. En termes strictement physiques, les entreprises extralégales dépassent déjà de beaucoup les efforts de l’Etat pour fournir des logements aux migrants et aux pauvres. Au Pérou, par exemple, jusqu’à la fin des années 1980, l’investissement public dans le logement à bas prix représentait glorieusement 2 % de celui du secteur extralégal. En y ajoutant le logement bourgeois, la part officielle ne montait qu’à 10 percent. En 1995 en Haïti , la valeur de l’immobilier extralégal était presque dix fois supérieure à l’ensemble des actifs de l’Etat.
Le désavantage dont souffrent les contrats extralégaux est que, n’étant pas intégrés dans le système officiel de la propriété, ils restent inadaptés à la plupart des transactions. Ils ne sont pas liés aux circuits de la finance et de l’investissement et leurs parties prenantes ne peuvent rendre de comptes qu’aux autorités de leur propre contrat social et non à celles du monde officiel.
Ces systèmes de contrats sont gérés par une grande variété d’organisations, dont des associations de développement urbain, des conventions d’exploitation agricole, des groupements de petits commerçants, des clubs de mineurs, de bénéficiaires de la réforme agraire, des coopératives de logement privé, des organismes d’installation, associations de résidents et conseils de communes. Il est rare que l’extra-légalité vise un but antisocial. Les seuls "crimes" que commettent les extralégaux visent à réaliser des buts aussi ordinaires que construire une maison, fournir un service ou développer une affaire. Bien loin d’être une cause de trouble, le droit extralégal est le seul moyen que possèdent les nouveaux arrivés pour régler leurs propres vies et transactions. Rien, par conséquent, ne pourrait avoir davantage de rapport avec la manière dont les pauvres vivent et travaillent.
Les installations extralégales où vivent les migrants peuvent bien ressembler à des taudis, ils n’ont rien à voir avec les taudis des pays avancés. Ces derniers sont des habitations autrefois présentables et qui tombent en ruines faute d’entretien. Dans le monde en développement, les abris rudimentaires des pauvres ont tendance à être améliorés, complétés et de plus en plus habités par des gens convenables. Alors que dans les pays avancés les logements des pauvres perdent systématiquement de la valeur avec le temps, dans le monde en développement il est caractéristique que les bâtiments des quartiers pauvres en gagnent, devenant au cours des décennies l’équivalent des quartiers ouvriers de l’Occident. Avant tout, les immigrants extralégaux, malgré leur image de hors-la-loi, partagent le désir de la société civile de mener une vie productive et pacifique.
A mesure que se développent et se diversifient les activités productives auxquelles elles étaient liées, ces organisations extralégales se mettent aussi à jouer le rôle des "services publics". A des degrés divers, elles ont assumé la fourniture d’infrastructures de base comme des routes, des réseaux d’égout et d’électricité, la tenue de marchés, la fourniture de services de transport, et même l’administration de la justice et le maintien de l’ordre. Confrontés à cette progression des extralégaux, les hommes de l’Etat ont battu en retraite. Toutefois, ils sont enclins à considérer chaque concession comme temporaire, "jusqu’à ce que l’urgence soit passée". La réalité, cependant, est que cette démarche n’est qu’une manière de masquer leur inéluctable défaite. Dans certains cas, les hommes de l’Etat ont créé des exceptions pour certaines entreprises extralégales des sortes d’îlots de légalité, où les entreprises au départ illégales peuvent travailler sans qu’on les persécute, mais sans les intégrer de telle manière qu’elles puissent bénéficier de la protection et des avantages de l’ensemble du système officiel. Ces arrangements évitent la confrontation ouverte et on peut les considérer comme une sorte de traité de paix judiciaire à titre temporaire. En Egypte, par exemple, les experts ne parlent-ils déjà de logement "semi-officiel" ?
L’extra-légalité est étroitement associée à la misère. Mais les extralégaux ne cessent de monter sur l’échelle de la prospérité. D’après l’Organisation d’Evaluations Techniques du Pérou, la valeur du sol dans le secteur officiel de Lima est en moyenne de 5 000 $ l’hectare, alors que dans la zone de Gamarra, où s’est installée une bonne partie du secteur manufacturier non officiel du Pérou, la valeur peut aller jusqu’à 300 000 $ par hectare. Dans un autre secteur extralégal de Lima, Aviacion, le terrain vaut 100 000 $ l’hectare, et dans le secteur de Chimu du quartier de Zárate il est à 40 000 l’hectare. En comparaison, à Miraflores et San Isidro, adresses les plus prestigieuses de Lima, la valeur de la propriété légale, dûment documentée, varie entre 50 000 et 100 000 $ par hectare.
Point aveugle numéro deux : l’histoire bégaie
La seule question qui reste est de savoir quand les gouvernements vont se décider à légitimer ces possessions extralégales en les intégrant dans un cadre juridique cohérent et ordonné. L’autre terme de l’alternative est de perpétuer une anarchie légale où le système extralégal de droits de propriété taille des croupières au système officiel. S’il faut que ces pays réussissent un jour à posséder un système juridique intégré, la loi officielle doit s’adapter à la réalité d’une aspiration extralégale massive au droit de propriété. La bonne nouvelle est que les réformateurs du droit ne font pas face à un gouffre. Le défi auquel ils sont confrontés, quoique considérable, a déjà été traité dans bien des pays. Lorsque la Révolution industrielle a commencé en Europe, les gouvernements étaient aussi affligés par une migration incontrôlable, une croissance du secteur extralégal, des pauvres dans les villes et l’agitation sociale. Eux aussi ont commencé par traiter ces problèmes à la petite semaine.
L’exode vers les villes
La plupart des historiens associent l’arrivée de la grande révolution industrielle et commerciale en Europe aux migrations de masse vers ses villes, à la croissance des populations à la suite de la régression des fléaux et d’une baisse relative des salaires ruraux par rapport aux salaires urbains. En Angleterre, la première vague de migration commença à la fin du XVIème siècle. Désorientées par le désordre qui s’ensuivait, les autorités tentèrent de maintenir la paix civile par des mesures bouche-trou, comme de distribuer de la nourriture aux pauvres. Il y eut aussi des mesures constantes pour tenter de persuader les gens de retourner dans leurs campagnes. Des lois promulguées en 1662, en 1685 et en 1693 exigeaient que les gens retournassent à leur lieu de naissance ou à leur dernier domicile fixe comme condition pour recevoir de l’aide. Le but était d’empêcher davantage de familles et de journaliers de migrer vers les villes à la recherche d’un emploi.
En 1697, une loi fut votée qui ne permettait aux migrants de se déplacer en Angleterre que s’ils avaient obtenu un certificat d’établissement de la part des autorités de leur nouveau lieu de résidence. Ces lois découragèrent bien les familles et les infirmes de migrer, mais les célibataires qui étaient jeunes, bien portants et ambitieux trouvaient les moyens de pénétrer dans les villes. Ils étaient aussi du bois dont on fait les entrepreneurs qui réussissent ou les révolutionnaires violents. La plupart des migrants ne trouvaient pas les emplois qu’ils espéraient. Les réglementations restrictives, notamment la peine que l’on avait à obtenir l’autorisation de développer ou de diversifier des activités, limitaient la capacité des entreprises officielles à se développer et fournir des emplois aux nouveaux travailleurs, Certains trouvaient un travail temporaire ou se mettaient plaçaient comme domestiques. Nombre d’entre eux furent forcés de s’installer à titre précaire aux confins des cités de l’Europe, attendant qu’on les admette dans une corporation ou dans un emploi légal. L’agitation sociale était inéluctable. A peine la migration vers les villes eut-elle commencé que les institutions politiques en place furent débordées par la rapidité des changements de la réels. La raideur de la loi et de la coutume mercantiliste empêchait les migrants de réaliser la totalité de leur potentiel productif.
La surpopulation, l’insalubrité et les difficultés inévitables d’adaptation à la vie citadine pour des campagnards ne faisaient qu’aggraver le conflit social. Au lieu de s’adapter à cette nouvelle réalité urbaine, les autorités multipliaient législations et réglementations pour tenter de l’oblitérer. Ce surcroît de réglementations engendra davantage de violations et on se dépêcha d’imposer de nouvelles lois pour poursuivre ceux qui violaient les anciennes. Les procès proliférèrent ; contrebande et contrefaçon étaient partout. Les hommes de l’Etat s’en remirent à la répression violente.
L’Extra-légalité fait son apparition
Les migrants européens qui ne trouvaient pas d’emploi légal s’étaient mis à ouvrir des ateliers clandestins dans leurs propres maisons. Ces migrants, bien entendu, ne pouvaient pas se permettre d’être difficiles. Le travail clandestin était leur seule source de revenu, et le secteur extralégal commença à se développer rapidement. L’historien de l’économie Eli Heckscher cite Oliver Goldsmith en 1762 :
"Il n’y a guère d’Anglais qui, presque chaque jour de sa vie, ne viole avec impunité quelque loi expresse… et il n’y a personne, si ce ne sont les corrompus et les mercenaires, qui tente de les imposer effectivement."
Deux arrêts français (de 1687 et de 1693) reconnaissaient que l’une des raisons pour lesquelles les règles n’étaient pas respectées était que les ouvriers, alors encore plus souvent illettrés que ceux des pays en développement aujourd’hui, ne pouvaient pas satisfaire à la simple exigence d’identifier leur oeuvre imposée aux fabriquants de textile . Mais cela n’empêchait pas lesdits travailleurs migrants d’être efficaces. Adam Smith avait un jour remarqué que :
"Si vous voulez que votre ouvrage soit passablement exécuté, il faut le faire faire dans les faubourgs où les travailleurs, n’ayant aucun privilège exclusif, n’ont que leur caractère sur quoi compter, puis vous devrez le faire retourner en fraude dans la ville du mieux que vous pourrez."
Les autorités, les patrons officiels n’étaient pas aussi favorablement impressionnés par la concurrence que ne l’était Adam Smith. En Angleterre, pendant les décennies qui suivirent la restauration de la monarchie en 1660, certains traditionalistes commencèrent à se plaindre du nombre croissant des colporteurs et vendeurs de rues, des troubles qui se produisaient devant les boutiques ayant pignon sur rue, et l’apparition de nouvelles boutiques dans beaucoup de petits bourgs. Les commerçants installés tentèrent en vain de se débarrasser des nouveaux venus.
S’il faut que ces pays obtiennent jamais un système juridique cohérent, la loi officielle doit se faire à la réalité d’une aspiration massive des Extralégaux à une extension des droits de propriété.
A Paris, la bataille juridique entre les tailleurs et les fripiers dura plus de 300 ans. En Angleterre, l’importation des indiennes, tissus de coton imprimé, fut interdite en 1700 pour protéger l’industrie anglaise de la laine. Mais les fabricants anglais eurent tôt fait de produire les leurs propres, s’arrangeant pour trouver des exceptions et des vides dans la loi.
Une manière de contourner l’interdiction d’imprimer le tissu de coton était d’employer des futaines des calicots anglais faits avec une chaîne de lin. L’Espagne aussi punissait ses entrepreneurs extralégaux. En 1549, l’Empereur Charles Quint [qui régnait en Espagne sous le nom de Charles 1er] promulgua 25 ordonnances visant les entreprises extralégales. Une loi demandait aux autorités de mutiler les échantillons de tissu en coupant la marque du fabricant, de sorte que les acheteurs puissent voir qu’ils étaient en train d’acheter des produits extralégaux.
La répression étatique des extralégaux était coutumière, cruelle et, en France, meurtrière. Au milieu du XVIIIème siècle, les lois leur interdisant de fabriquer, d’importer et de vendre des indiennes prévoyaient des peines allant de l’emprisonnement et de l’esclavage à la peine de mort. Les extralégaux demeurèrent indomptés. Heckscher estime qu’au cours d’une période de dix ans en ce même XVIIIème siècle, le Français avaient mis à mort plus de 16 000 contrebandiers et fabricants clandestins pour la fabrication et la vente d’indiennes au mépris de leurs lois. Un nombre encore plus grand était condamné aux galères. Dans la seule ville de Valence, on avait pendu 77 entrepreneurs extralégaux, roué 58 autres, and 631 se retrouvèrent sur les bancs de nage.
Si les autorités avaient persécuté à ce point les extralégaux, ce n’était pas seulement parce qu’elles voulaient protéger les entreprises en place, mais aussi parce que des imprimés multicolores rendaient plus difficile de percevoir les taxes. Alors qu’il était facile d’identifier les fabricants de textiles unicolores, et vérifier ainsi s’ils avaient payé toutes "leurs" taxes, les indiennes pouvaient se faire dans une grande variété de couleurs, ce qui rendait beaucoup plus difficile d’identifier leur origine.
Les hommes de l’Etat se reposaient lourdement sur les corporations dont le rôle principal était de contrôler l’accès à la production légale pour les aider à identifier ceux qui méprisaient leurs lois. Cependant, en rendant leurs lois plus cruelles au lieu de les adapter pour admettre les fabricants illégaux, les autorités ne parvenaient qu’à pousser les entrepreneurs à s’installer dans les faubourgs. Lorsqu’en Angleterre le Statute of Artificers and Apprentices de 1563 fixa les taux de salaires pour les ouvriers et exigea qu’ils fussent ajustés chaque année suivant le prix des denrées de base, un grand nombre des premiers extralégaux transférèrent leur activité dans des villes excentrées ou établirent de nouveaux faubourgs où la surveillance étatique était moins stricte et les réglementations plus souples voire simplement inapplicables. En se retirant dans les faubourgs, les extralégaux pouvaient aussi se soustraire à l’oeil vigilant des corporations, dont la juridiction ne dépassait pas la circonférence des villes.
Finalement, la concurrence extralégale s’accrut à tel point que les propriétaires d’entreprises officielles n’avaient pas d’autre choix que de sous-traiter une partie de leur production aux ateliers des faubourgs, rétrécissant la base d’imposition et faisant monter ses taux. Un cercle vicieux était à l’oeuvre : les taxes élevées exacerbaient le chômage et la tension sociale, induisant une migration toujours plus forte vers les faubourgs, et développant toujours davantage la sous-traitance auprès des fabricants qui méprisaient la loi. Certains de ces derniers s’en sortirent si bien qu’ils purent se permettre d’entrer dans la production légale non sans payer leur part en pots-de-vin.
Les corporations se défendaient agressivement. Sous les Tudors, de nombreuses lois anglaises interdirent les ateliers et services dans les banlieues. Cependant, le simple nombre des extralégaux et leur adresse à éviter la détection rendirent vains leurs efforts. Parmi les échecs les plus notables on compte la Guilde des Chapeliers et Fabricants de Couvre-lits de Norwich qui, après une longue et célèbre campagne contre les entrepreneurs extralégaux, fut incapable d’imposer son "droit" légal exclusif de produire. La concurrence avait fait chanceler les corporations.
L’effondrement de l’ordre ancien
Les Etats européens furent progressivement forcés de battre en retraite face à la croissance de l’extra-légalité, exactement comme les Etats le font aujourd’hui dans les pays en développement et anciennement communistes. Dans son incapacité à empêcher le développement de centres extralégaux, le roi Gustave-Adolphe de Suède visita chacune des installations, lui donnant sa bénédiction pour maintenir une apparence de contrôle étatique. En Angleterre, l’Etat fut forcé de reconnaître que c’était principalement dans les villes où il n’y avait pas de corporations et autres restrictions légales que les nouvelles industries se développaient ; en fait, les extralégaux avaient créé leurs propres bourgs et faubourgs pour échapper au contrôle des hommes de l’Etat et des corporations.
En outre, les activités extralégales étaient plus efficaces et réussissaient mieux. On reconnaissait partout que si l’industrie du coton s’était tellement développée, c’est parce qu’elle n’était pas réglementée aussi strictement que celle de la laine. Les gens se rendirent vite compte que les implantations extralégales produisaient de meilleurs biens et de meilleurs services que leurs concurrents à l’intérieur de leurs cloches de verre.
Le nombre, la persistance et le succès des extralégaux commençaient à miner les fondations mêmes de l’ordre mercantiliste. Tout succès qui leur advenait était aussi une victoire sur l’Etat, et ils devaient forcément considérer les autorités comme des ennemis personnels. Dans les pays où l’Etat proscrivait et persécutait les entrepreneurs extralégaux au lieu d’adapter le système pour lui permettre de coopter leur entreprise, non seulement le progrès économique en était retardé, mais le mécontentement croissait et débordait sur des actes violents. Les manifestations les plus connues ont été les Révolutions française et russe.
Les pays qui s’étaient rapidement adaptés, en revanche, avaient opéré une transition relativement pacifique vers une économie de marché. Lorsque les dirigeants éclairés se rendirent compte qu’un secteur extralégal en bon état de marche était socialement, politiquement et économiquement préférable à toujours plus d’immigrés au chômage, les pouvoirs constitués cessèrent de soutenir les corporations. le résultat, en Angleterre, fut qu’il y eut de moins en moins de personnes pour s’y enrôler, ce qui ouvrait la voie à l’étape suivante, où l’Etat allait radicalement changer la manière dont les affaires se faisaient.
Le pouvoir de l’Etat déclina lui aussi. Un système juridique aussi rigide que celui qui précédait la révolution industrielle était condamné à pourrir de corruption. La plupart des inspecteurs de la production, qu’ils appartinssent aux corporations ou fussent nommés par l’Etat, étaient sans cesse accusés de corruption ou de négligence situation que l’on attribuait au manque de respect des citoyens pour la loi.
Même les parlementaires, qui vers la fin du XVIIème siècle avaient le pouvoir d’autoriser la constitution des sociétés, étaient connus pour recevoir des pots-de-vin en échange de faveurs spéciales. les autorités locales étaient pires. En 1601, un Président de la Chambre des Communes décrivait un juge de paix comme "une créature vivante qui pour une demi-douzaine de poulets s’assiéra sur une bonne douzaine de dispositions pénales".
Les officiels tentaient d’expliquer les échecs de la loi non par son caractère injustifié mais par l’insuffisance de la répression. Mais les juges de paix des faubourgs n’avaient guère d’intérêt à imposer des lois qui avaient été écrites dans les villes, et qui étaient inacceptables pour ceux qui relevaient de leur juridiction. Vers la fin du XVIIIème siècle, c’est l’ensemble de l’appareil judiciaire qui était affaibli et qui, dans certains pays, était complètement corrompu.
A une époque où les hommes de l’Etat contrôlaient absolument tout, c’est dans l’Etat que les gens plaçaient toutes leurs attentes matérielles. Cela engendrait un schéma typique du pré-capitalisme : lorsque les salaires montaient plus vite que le prix des denrées, les commerçants demandaient des salaires maximum, lorsque c’était le prix de la nourriture qui montait plus vite que les salaires, c’étaient les ouvriers qui exigeaient un salaire minimum et un contrôle sur le prix des denrées. Les prix, les revenus et les salaires étaient fixés par la pression et l’action politique, situation qui décourageait la production industrielle et agricole de même que l’embauche. Ce n’étaient pas les prix maximum ou minimum, qui pouvaient résoudre les problèmes chroniques de pénurie et de chômage !
Au milieu de ces crises économiques et de cette agitation sociale, les plus forts, ceux qui avaient le plus confiance en eux-mêmes, choisissaient d’émigrer ou de se joindre aux mouvements révolutionnaires. Entre le XVIIème et le XIXème siècles, ce sont des centaines de milliers d’Italiens, d’Espagnols, de Français et autres Européens qui émigrèrent vers d’autres pays à la recherche d’un avenir meilleur. En France, la persécution des Huguenots et des extralégaux du secteur textile poussa de nombreux entrepreneurs et travailleurs qualifiés à partir, principalement vers l’Angleterre et la Hollande, où eux-mêmes comme leurs hôtes s’arrangèrent pour prospérer.
Finalement — Au bout de 300 ans
Alors que des réglementations mal construites étouffaient l’entreprise officielle et que les extralégaux bafouaient ouvertement la loi et exprimaient leur insatisfaction de se voir refoulés vers les marges, la scène était prête à recevoir des hommes politiques qui s’adapteraient aux faits du terrain. La loi s’était fossilisée à peu près au même rythme que les implantations migratoires encerclaient les cités. Et à mesure que les colporteurs, les mendiants et les voleurs envahissaient les rues, que les produits fabriqués au mépris de la loi inondaient les marchés, la corruption des officiels devint omniprésente, la violence saisit la société civile.
Alors, au XIXème siècles et au début du XXème, dans la plupart des pays d’Europe occidentale, la législation commença à s’adapter aux besoins des gens du commun, y compris à leurs attentes concernant les Droits de propriété. Les Européens avaient alors compris qu’il était impossible de gérer la révolution industrielle et la présence d’une extra-légalité massive par des ajustements opportunistes au coup par coup. Les hommes politiques avaient enfin compris que le problème ne venait pas de ces gens, qu’il venait de la loi, qui empêchaient tout le monde de devenir plus utile à la société
Quoique la description de la société pré-capitaliste et les circonstances de son déclin soient tout à fait semblables dans la plupart des pays européens, le résultat n’a pas toujours été le même. Les pays qui avaient fait l’effort d’intégrer l’entreprise extralégale ont prospéré plus rapidement que ceux qui résistaient au changement. En facilitant l’accès à la propriété officielle, en réduisant les obstacles engendrés par une réglementation dépassée et en permettant aux contrats sociaux locaux d’influencer la production du droit, les hommes politiques européens éliminèrent les contradictions de leurs systèmes juridico-économiques et laissèrent leur pays porter la révolution industrielle vers de nouveaux sommets.
Le passé de l’Europe ressemble fortement au présent des pays en développement et anciennement communistes. Le problème fondamental n’est pas que des gens envahissent et encombrent les villes, que les services publics ne sont pas à la hauteur, que des enfants en haillons mendient dans les villes, ou même que les avantages des programmes de réformes macroéconomique n’atteignent jamais la majorité. Une bonne partie de ces difficultés a existé en Europe (et aussi aux Etats-Unis) et on a fini par les surmonter. Le vrai problème est que nous n’avons toujours pas reconnu que ces difficultés représentent un changement fondamental dans les attentes des pauvres qui pénètrent dans les villes et y créent des contrats sociaux en-dehors de la loi , ils imposent une redistribution majeure du pouvoir. Une fois que les Etats des pays en développement et anciennement communistes auront compris cela, ils pourront commencer à se laisser porter par la vague au lieu qu’elle les engloutisse.
Traduit par François Guillaumat