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Les libertés doivent être défendues sur Internet

lundi 14 avril 2008

Après un premier livre consacré à la Netéconomie, vous publiez un nouvel ouvrage sur les grands enjeux du Net. Comment vous est venue cette idée d’écrire sur ce que vous appelez la "géopolitique d’Internet" ?

J’ai publié en l’an 2000 Le Boom de la Netéconomie. Le livre traitait de ces entreprises d’un nouveau type qui avaient intégré Internet dans leur processus. Après le krach de la nouvelle économie, on considère qu’Internet ne vaut plus rien. On voudrait le retransformer en un réseau de télécommunications, classique, centralisé. C’est vraiment dommage, parce que les apports de fond d’Internet vont perdurer. Des forces profondes sont à l’œuvre dans le cyberespace, et j’essaie de les décrypter pour que chacun puisse réfléchir à sa place dans cette évolution et voir si, pour le bien commun, il ne faudrait pas maîtriser le développement d’Internet. On ne s’en rend pas compte, mais c’est un processus à long terme, car en pratique, l’inertie est très forte.

Dans votre livre, vous mettez en avant l’inertie des Etats. Comment l’expliquez-vous ?

Les Etats, que j’appelle "régulateurs", sont peu présents sur Internet. Dans La Géopolitique d’Internet, il y a deux choses : en premier lieu, les réseaux physiques, sur lesquels les Etats sont forcément très présents, car ils sont localisés sur un territoire physique, avec des frontières définies, qui sont celles des Etats. Ils ont encore la capacité de débrancher l’accès à Internet ou de ne pas permettre qu’Internet entre dans le pays. En Birmanie, en Irak, il n’y a pas à proprement parler d’accès à Internet.

En deuxième lieu, la géopolitique du cyberespace. Le principe du Réseau est de dupliquer l’information sur plusieurs nœuds, qui peuvent se trouver n’importe où dans le monde ; cela ne s’arrête pas aux frontières. Les données se trouvent partout à la fois. Les régulateurs sont peu présents dans le cyberespace, parce que ce n’est pas un espace territorial bien défini. Certes, l’Etat américain fut très important lors de la naissance de l’ancêtre d’Internet, Arpanet. Mais il a été développé par une communauté d’universitaires qui se souciaient assez peu des questions de nationalité des uns et des autres.

Pour vous, les Etats ne sont pas les seuls régulateurs de l’Internet. Quels sont les autres acteurs amenés à réguler le Réseau ?

Outre les Etats, il faut compter avec ce que j’appelle les "colons" et les "marchands". Les colons, ce sont les internautes. Pour moi, ils ne sont pas des consommateurs car sur Internet, il y a beaucoup de gratuité et surtout des dons, du partage. Je préfère prendre les internautes en tant que citoyens. J’aurais pu réutiliser la notion de "Netizen" qui s’est répandue pour désigner les "citoyen d’Internet". J’ai préféré utiliser une notion que je peux raccorder au mythe fondateur d’Internet, qui est selon moi le mythe de la ruée vers l’or, de la conquête de l’Ouest... C’est là qu’est toute l’ambiguïté du colon : ce n’est pas seulement un "gentil" citoyen qui réclame des droits, c’est aussi celui qui délimite son territoire et ne veut pas que d’autres y entrent.

Les marchands jouent aussi sur ce mythe-là : pour eux, Internet est un espace à délimiter et non un réseau d’échanges fluides. Il faudrait pouvoir contrôler les parcelles, faire en sorte que les internaute ne puissent entrer - comme en témoignent les histoires de cybercrime - et contrôler ceux qui passent sur la route. Dans leur conception du Net, il n’y a plus de route publique, il n’y a que des routes privées.

Les colons que vous décrivez sont poussés à se comporter en consommateurs. Parler d’un "internaute-citoyen", n’est-ce pas illusoire ?

Non. Je crois que l’univers des pages Web développées par des internautes qui veulent partager leur savoir, leurs expériences, est aujourd’hui beaucoup plus développé que l’univers des pages commerciales, qui est en fait un phénomène assez récent. D’ailleurs, l’outil le plus utilisé reste le courrier électronique. Cela montre bien que la première finalité d’Internet, contrairement à ce que pensent nombre de marchands, n’est pas de vendre des produits, mais avant tout de communiquer et de partager. C’est l’une des raisons pour lesquelles tant de gens ont échoué en se lançant dans le commerce électronique. Dès le départ, le réseau Internet n’a pas été prévu pour faire du commerce. Il n’est pas sécurisé pour ça. Le réseau Minitel, par exemple, est beaucoup plus fiable, car beaucoup plus centralisé.

Est-ce que vous pensez que l’internaute est désireux de devenir un "Netizen" ?

Aujourd’hui, il n’en a pas forcément envie, parce qu’il n’est pas sensibilisé. Ce que j’espère avec ce livre, c’est permettre aux gens de se rendre compte que derrière ce petit écran, ces sites, il y a des enjeux de société profonds. Les libertés doivent être défendues sur tous les nouveaux territoires où la société s’implante, et la société, aujourd’hui, colonise le cyberespace. Il faut que le cyberespace soit, au même titre que la société "off line", un espace de liberté. Si l’on ne va pas dans cette direction, on va régresser. Et c’est sur Internet que l’on peut faire un pas dans cette direction ; cette avancée reviendra ensuite dans le monde physique. C’est pour cela que je parle de la création d’une nouvelle fondation démocratique.

Le Réseau est un espace mondial. Cela représente une évolution majeure par rapport à ce qu’on a connu jusqu’à présent. Il est difficile de concevoir une instance mondiale de régulation de l’Internet, par exemple...

Dans l’état actuel, oui. Surtout que depuis le 11 septembre 2001, les Etats-Unis en ont moins envie que jamais. Il était prévu que l’Icann redevienne indépendant, mais le département du commerce américain est revenu sur la déclaration d’intention qu’il avait faite et a renouvelé le contrat de l’Icann pour neuf mois. S’il était repassé au privé, la gestion aurait pu devenir beaucoup plus multilatérale, internationale. Le comité est composé de membres de différents pays, mais les gens qui prennent vraiment les décisions sont américains. Ce n’est pas de l’anti-américanisme primaire, mais simplement la description d’une réalité. Après le 11 septembre, les Etats-Unis se sont rendu compte que la gestion du réseau Internet est une manière d’assurer leur sécurité, car la guerre de l’information peut faire beaucoup de ravages. Ils ont donc moins que jamais envie de laisser la gouvernance à un organisme qui ne soit pas sous leur coupe.

Cet espace mondial n’est pas exempt de conflits. Lequel vous semble être le plus urgent à traiter ?

Le plus urgent, c’est la question de la propriété intellectuelle, qu’il s’agisse du droit des marques, des droits d’auteur, des brevets. Toutes ces questions deviennent aiguës parce que les positions se radicalisent de part et d’autre. On ne peut plus appliquer la grille d’analyse du passé : aujourd’hui, tout est dématérialisé. Par exemple, je crois qu’il faut suivre de près la question du droit à faire des liens. C’est l’une des bases d’Internet. Si l’on ne peut plus faire de liens, le Réseau risque de disparaître, parce qu’on ne pourra plus faire de recherches. Le droit d’auteur doit être re-toiletté. Les "majors" ne veulent pas changer leurs méthodes de travail et pensent qu’elles vont gagner de l’argent comme si elles vendaient des objets physiques, alors qu’aujourd’hui, ce sont des fichiers qui s’échangent. Peut-être faut-il concevoir un nouveau modèle économique. Peut-être faut-il revaloriser la prestation : c’est par l’artiste lui-même qu’on pourrait gagner de l’argent. Il serait plus intéressant pour les "majors" de se concentrer sur le spectacle, plutôt que de perdre leur temps à courir après les pirates.

La gestion des noms de domaine ne vous semble-t-elle pas un enjeu aussi crucial ?

Les noms de domaine sont la seule ressource qui soit entièrement centralisée. Il y a treize serveurs-racines répartis dans le monde, mais seulement trois qui ne sont pas aux Etats-Unis. Ces serveurs sont de niveau égal, bien que l’un d’entre eux soit appelé "serveur primaire" car c’est sur lui que sont dupliquées en premier lieu les informations qui permettent de faire correspondre les noms de domaine avec les adresses IP. Etant donné que c’est la seule vraie ressource centralisée d’Internet, c’est son talon d’Achille. Si les Etats-Unis décident de débrancher ce système...

Alors, selon vous, il serait possible de débrancher entièrement le Réseau ?

Oui, dans l’absolu. Mais cela reste une menace théorique, parce qu’aujourd’hui, les intérêts économiques reposant sur Internet sont tellement importants que même si la politique l’exigeait, je ne vois pas comment cela pourrait se justifier vis-à-vis des électeurs. C’est très théorique, mais la théorie compte : de même que posséder la bombe atomique a un effet dissuasif, le fait de pouvoir débrancher le Réseau est un moyen de pression.

Propos recueillis par Camille Le Gall


La G

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