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Les déficits publics : dogmes et réalités
dimanche 14 avril 2002
Pour certaines théories, tout déficit public serait à bannir car il détournerait les ressources financières disponibles vers l’Etat, au détriment notamment des entreprises. C’est l’effet d’éviction. L’Etat induirait ce faisant une pression défavorable à la hausse des taux d’intérêt long terme, en ajoutant sa demande de financement à celle des autres acteurs. Cela, en retour, étoufferait l’activité du « privé ».
Ajoutons encore que la dette publique ainsi accrue ne se rembourserait à la fin du jour que par le biais d’impôts supplémentaires ponctionnés sur les ménages ou leurs enfants. Cette ponction future, largement anticipée, ne permettrait alors, ô inconséquence des politiques discrétionnaires de relance, aucun effet réel immédiat sur la croissance. Donc, davantage de déficits, davantage de dettes, encore plus d’impôts futurs et pas de croissance induite ! La messe est dite. Il conviendrait en conséquence de converger rapidement vers un déficit zéro.
Pourtant les choses sont moins simples qu’elles n’en ont l’air. Les déficits publics ne provoquent pas systématiquement d’effets d’éviction. Mieux, il n’y a pas de corrélation établie sur le long terme, et dans la plupart des pays de l’OCDE, entre le niveau des déficits publics et les taux d’intérêt longs. Et cela s’explique aisément, car cet effet d’éviction n’est certain que lorsque l’économie est au plein emploi de ses ressources en hommes et en machines. Mais, bien souvent, lorsque les déficits s’aggravent, c’est qu’ils sont la conséquence d’un ralentissement conjoncturel qui conduit les impôts à baisser et les dépenses sociales (chômage, RMI...) à monter.
L’incertitude quant à l’avenir étant alors élevée, et le pessimisme aidant, les ménages et les entreprises, dans le même temps, consomment ou investissent moins et épargnent plus. Aussi le besoin de financement additionnel de l’Etat peut-il être compensé, et parfois plus que compensé, par l’augmentation spontanée de la capacité de financement du « privé », comme cela a été le cas en France en 1992-1993-1994, pendant la récession (le déficit public avait alors pourtant atteint environ 6 % du PIB !).
L’élévation du taux d’imposition n’est pas la seule issue pour rembourser la dette publique additionnelle. Cela n’est le cas que si le déficit public en cause se produit dans une économie de plein-emploi et qu’ainsi il ne contribue pas à une meilleure croissance. Si, en revanche, il participe à une relance, c’est l’augmentation induite des revenus, donc de la matière imposable, et non du taux d’imposition, qui permettra aux recettes publiques ainsi accrues de rembourser la dette. Les effets défavorables d’un déficit public nécessitent donc des conditions spécifiques, notamment de plein-emploi, pour se produire. Or, notre situation économique est malheureusement loin de justifier ces craintes. Il est, en revanche, inutile et surtout dangereux d’exiger une réduction du déficit lorsque l’on doit, comme aujourd’hui, faire face à un ralentissement économique prononcé.
Quand les entreprises ont moins confiance dans l’avenir et que les marchés et les banques sont brutalement beaucoup plus sélectifs, il est bon, en effet, que l’Etat ne réduise pas à ce moment-là ses dépenses et investissements. Il ne faut pas ajouter aux conséquences dépressives de l’affaiblissement profond des investissements des firmes et de l’élévation des taux d’épargne des ménages. Il est donc sain de laisser jouer ce que la théorie économique appelle les stabilisateurs automatiques, c’est-à-dire l’abaissement des recettes et l’augmentation des dépenses publiques induits par le retournement de la conjoncture, et de permettre ainsi de limiter l’ampleur du ralentissement.
Il convient cependant de noter que, pour que l’arme budgétaire puisse servir dans de telles circonstances, il est nécessaire de la recharger lorsque tout va bien. Ce que n’a pas fait le gouvernement précédent. Les stabilisateurs automatiques marchent en effet aussi dans l’autre sens. En période de fortes eaux conjoncturelles, le déficit doit s’annuler, voire devenir un excédent, par le jeu des meilleures entrées d’impôt et des dépenses sociales contenues. C’est ce qu’ont réussi à faire les Etats-Unis, qui ont ainsi fait monter leur excédent à 2 % du PIB avant de connaître aujourd’hui un déficit de 2 %. Ce qui permet actuellement à l’économie américaine de ne pas s’effondrer.
Est-il souhaitable, en revanche, comme le demande la Commission de réduire le déficit structurel (le déficit recalculé hors effet conjoncturel) ? Une telle réduction serait compatible avec le jeu des stabilisateurs automatiques. Il est parfaitement raisonnable d’attendre que le « public » ne dépense pas davantage qu’il ne reçoit, en rythme de croissance « normal ». Cela s’appelle de la bonne gestion. Et la rigueur gestionnaire, à la recherche de l’efficacité maximale, doit s’appliquer aussi aux dépenses publiques. Reconnaissons toutefois que les réformes en profondeur qui sont nécessaires à une réduction du déficit structurel sont plus aisées à conduire en période de croissance que de vaches maigres. Ici encore, on n’a pas mis à profit les années 1997 à 2000. Notons, en outre, qu’en cas de dépression prononcée, un déficit public structurel peut être tout à fait justifiable et même souhaitable pour soutenir l’économie et tenter d’éviter une crise profonde et durable.
Enfin, la BCE ne doit pas rester obsédée par la seule défense d’un taux d’inflation à 2 %, alors que le mode actuel de régulation des économies (globalisation, concurrence accrue, financiarisation) n’est intrinsèquement pas inflationniste. En tant qu’institution, elle doit attester de sa légitimité en poursuivant, aux côtés d’une nécessaire stratégie d’ancrage nominal, un objectif de croissance. Elle doit davantage se mettre au service de la lutte contre le fort ralentissement que nous connaissons, au-delà de ses timides actions antérieures. Une BCE réorientée et des politiques budgétaires européennes coordonnées et menées sans dogme - ni fétichisme de la dépense, ni sacralisation du déficit zéro -, voilà la véritable urgence.