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La France n’est pas un pays foncièrement hostile au libéralisme

lundi 14 avril 2008

En Europe, et en France particulièrement, les intellectuels et beaucoup d’hommes politiques sont de plus en plus hostiles au libéralisme, et cela malgré la faillite du communisme. Comment l’expliquez-vous ?

Je ne crois pas que la France soit un pays foncièrement hostile au libéralisme. Certains penseurs français ont été au contraire les
fondateurs de ce courant, Montesquieu ou Turgot, par exemple, ce dernier étant l’un des inspirateurs d’Adam Smith. Le dirigisme économique français est intervenu plus tard, à cause des deux guerres mondiales, qui ont contraint le gouvernement à organiser la production et la distribution des richesses. C’est alors qu’est née la planification de l’économie par l’Etat. Depuis, à cause de l’importance des nationalisations, des services publics, il subsiste en France une très vaste clientèle électorale qui dépend de l’Etat. Clientèle à laquelle l’Etat a accordé des privilèges substantiels - garantie de l’emploi, retraites plus favorables - et qui tient à les garder ; elle est donc hostile à la libéralisation, à l’égalité, finalement.

Le paradoxe, c’est qu’on libéralise l’économie dans la plupart des pays. Même en France, le gouvernement de Jospin a privatisé dès son arrivée au pouvoir.

Il y a effectivement un double mouvement. Dans la réalité, on libéralise, on privatise, on s’ouvre aux échanges internationaux. Cette évolution est mondiale, elle va jusqu’à toucher des pays comme l’Inde, qui a été longtemps très dirigiste. Mais sur le plan idéologique, l’insurrection farouche contre le libéralisme se développe et s’intensifie sur le plan verbal.

Comment expliquez-vous cette contradiction ?

Comme l’idéologie est une construction qui n’est pas tirée des faits, elle se perpétue indépendamment de la réalité. On peut trouver dans le système libéral des quantités de défauts, des injustices, beaucoup d’inégalités, des malhonnêtetés, des ratages. Il faut bien noter toutefois que les seuls pays où l’on a créé une protection sociale efficace sont les pays capitalistes. D’abord parce qu’il faut être riche : vous ne pouvez financer une protection avec une économie qui ne marche pas. C’est un conservateur anglais, lord Beveridge, qui a créé pendant la
guerre les grands systèmes sociaux, alors que les travaillistes s’en méfiaient, parce qu’ils craignaient que cela ne démobilise la classe ouvrière ! Mais l’argumentaire socialiste traite le libéralisme comme s’il était son double inversé, une idéologie symétrique de la sienne. Alors que le libéralisme est au contraire une construction empirique, nourrie de la démarche expérimentale, exactement comme celle de Kant dans la Critique de la raison pure : qu’est-ce qui marche bien ailleurs qu’on pourrait utiliser ?

Ainsi, la révolution industrielle ne repose pas sur l’exploitation des pays pauvres, comme certains le disent, mais sur deux siècles de recherche scientifique et technologique, et de réflexion sur les marchés. Tout comme la nouvelle économie s’explique par un formidable saut de la technologie Internet, et non pas par les plans sociaux des grandes entreprises !

Comment expliquer alors que le communisme soit mort dans les faits, et pas dans les têtes ?

Je crois que l’intensification de la lutte idéologique et verbale vient justement de ce que le communisme a disparu. Entre 1917 et décembre 1991, date officielle de la désagrégation de l’URSS, il y avait un socialisme réel. Les partisans du communisme étaient bien obligés de répondre aux objections. On leur disait : " Vous voyez bien la faillite de l’URSS, les massacres du grand bond en avant chinois, les boat people au Vietnam ! " Maintenant que le communisme a disparu, il est redevenu une utopie pure, donc parfaite, par définition. Quand on compare une utopie parfaite, qui a l’avantage de ne pas exister, à la réalité et la pratique du libéralisme pourri de défauts, on défend farouchement la première.

Pourquoi n’observe-t-on pas cette même nostalgie de l’alternative disparue dans un pays comme l’Italie, où le communisme a été au moins aussi influent qu’en France ?

Je dirais même que l’Italie a abjuré le communisme de façon spectaculaire. Le PDS ne veut plus qu’on l’appelle " ex-communiste ". D’Alema et Veltroni, ses principaux responsables, aujourd’hui au gouvernement, sont très clairs : il n’y a pas de différence entre le nazisme et le communisme, au moins dans leurs résultats concrets, disent-ils. Nous avons été les complices d’un régime criminel. Les mêmes estiment que l’emploi à vie n’a plus sa place, que la flexibilité du travail est une nécessité : ils ont vraiment changé. Il faut bien expliquer cette différence avec nos propres communistes par une réalité culturelle propre à la France. Chez nous, il y a le précédent sacralisé de la révolution de 1789. Pour nombre d’intellectuels et d’hommes politiques, la chute du communisme est une révolution qui a échoué. Quand une révolution rate, on recommence.

Ils caressent donc toujours ce rêve. N’oublions pas que le Parti socialiste français était le dernier au monde, en 1981, à programmer la nationalisation quasi intégrale de l’économie d’un grand pays prospère, à l’époque où tous les autres allaient à rebours : Mario Soares au Portugal, Felipe Gonzales en Espagne, Helmut Schmidt en Allemagne… Aujourd’hui, le grand orgueil de Jospin, c’est d’avoir maintenu, face à Blair et Schröder, le rôle régulateur de l’Etat, en résistant aux tentations de baisse d’impôt.

N’y a-t-il pas aussi une part de responsabilité des libéraux français comme Alain Madelin, qui se sont laissé enfermer dans un discours caricatural, exaltant la concurrence et les vertus du marché pur ?

Je n’ai jamais entendu Madelin parler ainsi, ce sont des propos qu’on lui a prêtés. Je pense au contraire que les libéraux français sont à ce point terrorisés par l’idéologie socialisante qu’ils multiplient les professions de foi sur la solidarité, l’antithatchérisme… Quant aux gaullistes, ils n’ont jamais été libéraux. La France gaulliste des années 60 est une espèce d’Union soviétique qui a marché, grâce à un compromis entre droite et gauche pour construire une économie planifiée, avec néanmoins un secteur privé, afin que l’économie respire un peu. Il est frappant de constater que la planification préparée sous Vichy, dans le cadre d’une économie de pénurie, a été reprise telle quelle à la Libération par les technocrates gaullistes : commissariat au Plan, nationalisations, etc. Il a longtemps subsisté, à droite, un consensus pour une économie très largement administrée, et contre le libéralisme " anglo-saxon ", méprisable.

Comment expliquer cet antiaméricanisme français persistant ?

Il n’est pas spécifiquement français, il existe aussi en Italie, en Allemagne, avec l’écrivain Günter Grass ou le philosophe Jürgen Habermas.

J’ai une théorie. L’Europe, pendant tout le xxe siècle, s’est offert une sorte de guerre civile incessante, une guerre entre Etats à l’intérieur même de l’Europe. Et elle a inventé tous les systèmes totalitaires : bolchevisme, fascisme, nazisme, avec quelques produits latéraux moins virulents, Salazar au Portugal, la junte grecque, Franco en Espagne. Alors qu’elle était dominante au début du siècle, elle a échoué, car elle s’est suicidée. D’autre part, la moitié orientale du continent est tombée dans la barbarie, la sous-productivité et la pauvreté. Cette tentative de suicide à répétition a amené les Etats-Unis à intervenir, lors du traité de Versailles d’abord, pendant la Seconde Guerre mondiale ensuite, puis pendant la guerre froide, avec l’Otan et le pacte Atlantique, qui nous ont évité d’être annexés par l’URSS. A l’issue de tout cela, les Etats-Unis ont émergé comme la seule puissance véritablement mondiale. C’est parce que nous savons que cette domination résulte de nos erreurs et de nos aberrations, et que nous ne voulons pas nous l’avouer, que nous inversons les choses, faisant comme s’il y avait un impérialisme américain. Alors que si nous ne nous étions pas lancés dans la Première Guerre mondiale, absurde, entraînant ainsi un enchaînement de conséquences néfastes, l’Europe ne serait pas aujourd’hui dans la situation d’infériorité qu’elle connaît, au moins sur le plan diplomatique. Pour sortir de là, il faudrait analyser les causes, et revenir sur notre propre histoire. Mais ceux qui essaient de comprendre le totalitarisme se font accuser : " Comment osez-vous comparer nazisme et communisme ?… " Notez d’ailleurs que le rejet phobique de l’Amérique se double d’une imitation servile dans bien des domaines, la langue, par exemple - pourquoi dit-on stock-options et pas options sur titre ? Pourquoi dit-on Euroland, mot qui n’existe même pas en anglais ? Là où il faudrait être vigilant, on ne l’est pas, alors que, dans le même temps, il y aurait quand même quelques petites leçons économiques à tirer de ce qui se passe aux Etats-Unis… A écouter certains, il semblerait que le peuple américain soit composé exclusivement de mendiants scrofuleux qui rampent par terre.

Vous concentrez vos critiques sur les intellectuels, mais la responsabilité est plus large, comme en témoigne l’audience croissante des livres de Viviane Forrester ou des propos de José Bové, chez nous.

Oui, et j’y vois deux explications. L’une, empirique : il y a eu énormément de gens qui ont été soit les acteurs, soit les complices, soit les clients passifs et indulgents de l’idéologie communiste. On ne peut pas leur demander à tous de dire : " Nous nous sommes trompés, nous avons été des imbéciles, nous avons menti ! " C’est un gros effort à demander à l’être humain. Une autre, plus profonde : le postulat selon lequel l’être humain désire forcément la liberté n’est pas démontré. Il se peut qu’une grande partie des membres d’une société démocratique désirent vivre dans une société despotique. On peut évidemment le comprendre de la part de ceux qui veulent exercer le pouvoir ; pour les autres, qui souhaitent le subir, c’est plus mystérieux. Quand on parle avec les ex-Allemands de l’Est, ceux qui ont des regrets pour le régime antérieur vous disent : " Oui, mais on était tranquilles, on nous disait ce qu’il y avait à faire. " La sécurité et le droit à ne pas travailler ou à travailler très mal, en échange de la fidélité idéologique… Pour les intellectuels, c’est différent. Un intellectuel qui se rallie à un régime totalitaire a une vie extrêmement confortable, il est logé, il a une voiture avec chauffeur, il fait partie d’une académie qui rétribue, dans les pays totalitaires, beaucoup mieux ses hommes que l’Académie française - 699 francs d’indemnité mensuelle pour ce qui me concerne. Il profite d’autre part de l’élimination de ses contradicteurs : Lissenko faisait envoyer au goulag les biologistes qui n’étaient pas d’accord avec lui. Quand on étudie la littérature utopique du passé - la République, de Platon, ou l’Utopie, de Thomas More -, on s’aperçoit qu’elle prévoit cette police de la pensée. Platon voulait mettre les poètes à la porte de la cité, parce qu’il considérait que la poésie était corruptrice ; Jean-Jacques Rousseau voulait interdire le théâtre, qu’il jugeait contraire à la morale. Il existe chez certains intellectuels, et des plus grands, une tendance à vouloir une société totalement organisée et militarisée, où tout serait prévu… Ce sont des systèmes bâtis dans l’abstraction pure, présentés comme des idéaux, pour réaliser la justice : même ces grands philosophes construisent une cité idéale parfaitement totalitaire, c’est donc une tendance de l’esprit humain. Marx a fait la même chose, il se trouve qu’on a appliqué cela avec la révolution
bolchevique, et cela a donné des résultats contraires. A la place de la liberté, l’esclavage ; à la place de la prospérité, la pénurie et les massacres de masse ; à la place de la culture, les opéras de Mme Mao. Mais comme l’utopie n’accepte jamais d’être jugée à l’aune de la réalité, on dit que " ça ne prouve rien ".

Les médias ont-ils selon vous une responsabilité dans ce déni de la réalité ?

La presse est ambiguë. Dans Le Monde, on voit des reportages accablants sur Cuba et, à côté, on continue à dire que les seuls coupables des crimes contre l’humanité, ce sont les dictateurs de droite. Evidemment, personne ne fait l’éloge de la Corée du Nord, mais certains continuent à se prosterner aux pieds de Castro, les cardinaux, les veuves, même le pape, les ministres, le roi d’Espagne, alors qu’il a autant de sang sur les mains que Pinochet. Les médias de masse reprennent les préjugés ambiants. Idem avec les comptes rendus de la " révolte citoyenne contre la mondialisation " : les étudiants bien nourris qui ont manifesté à Seattle ont servi la cause des pays riches, qui ne voulaient pas ouvrir leurs marchés agricoles, au détriment des pays pauvres. Ils ont réussi à torpiller l’interdiction du travail des enfants, que l’OMC souhaitait… Jolie victoire de la gauche ! En Inde et au Pakistan, on va pouvoir continuer à faire travailler les enfants de 8 ans. Encore une fois, l’idéologie obtient un résultat contraire à celui qu’elle cherchait. Et tout le monde applaudit.


Jean-Fran

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