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USA : la pire société qui fut jamais

dimanche 14 avril 2002

Quel tableau de la société américaine peut se graver dans l’esprit de l’Européen moyen ? Surtout s’il est Français, il n’a guère le choix, étant donné ce qu’il lit ou entend chaque jour dans la presse et les médias, sous la plume des intellectuels et dans les discours des dirigeants politiques.

D’abord, c’est une société entièrement gouvernée par l’argent. Aucune autre valeur, ni morale, ni culturelle, ni humaine, ni familiale, ni civique, ni religieuse, ni professionnelle ou déontologique, ni intellectuelle n’y a cours par et pour elle-même. Toutes ces valeurs sont rapportées à l’argent. Chaque chose est marchandise, vue et utilisée exclusivement en tant que marchandise. Un individu n’est estimé qu’en fonction de son compte en banque. Tous les présidents des Etats-Unis sont vendus soit aux pétroliers soit aux tranfiquants d’armes, soit au lobby agricole ou alors aux spéculateurs de Wall Street. L’Amérique est la "jungle" par excellence du libéralisme et du capitalisme "sauvages" (bien entendu). Ensuite, et en quelque sorte par voie de conséquence, les riches y sont de plus en plus riches et de moins en moins nombreux, cependant que les pauvres, dont la foule en revanche ne cesse de grossir, sont de plus en plus pauvres. La pauvreté, telle est la plaie dominante des Etats-Unis. On y voit partout croupir des hordes de miséreux affamés, parmi lesquelles circulent les luxueuses "chauffeured limousines" aux vitres opaques des milliardaires. Cette pauvreté et ces inégalités font légitimement horreur à l’Européen. D’autant plus que n’existent en Amérique — on le sait de source sûre — ni sécurité sociale, ni allocations de chômage, ni retraites, ni secours aux plus démunis, ni la moindre solidarité. Les Américains, croit fermement l’Européen parce que ses élites le lui répètent chaque jour, ne jouissent d’aucune couverture sociale. Seuls les riches peuvent se faire soigner, puisque là-bas, pour les médecins comme pour tous les autres Américains, seul le profit est sacré. Les riches sont également les seuls à pouvoir faire des études poussées, puisque les universités sont payantes. D’où le niveau très bas des connaissances aux Etats-Unis, niveau d’autant plus consternant que les enseignements élémentaires et secondaires sont d’une nullité notoire.

Autre vice typique : la violence. Elle règne partout en Amérique, aussi bien sous la forme d’une délinquance et d’une criminalité uniques au monde que dans la fièvre quasi-insurrectionnelle qui agite en permanence les "ghettos". Cette dernière résulte inévitablement du racisme, ancré au coeur de la société américaine, où il oppose d’une part les "communautés" ethniques les unes aux autres et d’autre part l’ensemble des ethnies minoritaires à la majorité de leurs oppresseurs blancs. L’impardonnable lâcheté — doublée sans doute de vénalité — qui retient depuis toujours les dirigeants politiques d’interdire la vente libre des armes à feu aboutit périodiquement à cette horreur que les adolescents ne se rendent guère à l’école que pour y ouvrir le feu sur leurs professeurs et leurs condisciples.

Autre conviction universellement répandue : tous ces maux ont d’autant moins de chance d’être guéris que les Américains se font un point d’honneur de n’élire comme présidents que des arriérés mentaux. Depuis le "marchand de cravates du Missouri" Truman jusqu’au crétin congénital du Texas George W Bush, en passant par le "vendeur de cacahuètes" Carter et l’"acteur de séries B" Reagan, nous contemplons à la Maison-Blanche une véritable galerie de débiles profonds. Seul, à nos yeux, émergea un peu de ce navrant troupeau John F. Kennedy, probablement parce qu’il avait le mérite d’être marié à une femme d’origine française. Cette union le hissait naturellement jusqu’à un niveau intellectuel disons moyen, mais sans doute encore trop élevé pour ses concitoyens, qui ne le lui ont pas pardonné puisqu’ils l’ont assassiné.

De toute manière, nul ne l’ignore, les Etats-Unis ne sont une démocratie qu’en apparence. Le système politique américain a révélé son vrai visage dans le maccarthysme, entre 1950 et 1954. Peu importe que McCarthy ait été désapprouvé par les conservateurs américains eux-mêmes et qu’en décembre 1954, le Sénat l’ait censuré par 67 voix contre 22, ce qui l’écarta définitivement de la vie politique. Il n’en demeure pas moins à jamais la quintessence du régime créé par la Constitution de 1787. On veut ignorer, d’autre part, que la Commission des activités antiaméricaines de la Chambre a été créée en 1937 pour lutter aussi bien contre le Ku Klux Klan, considéré comme une organisation antiaméricaine parce que le Klan lui aussi refusait le contrat constitutionnel qui est le coeur du système américain. Ou encore, le couplet, ressassé sur nos ondes, daubant le "feuilleton hollywoodien" de l’élection de novembre 2000 présupposant que Hollywood n’avait jamais produit que des navets, ce dont on trouvera confirmation dans toute histoire sérieuse du cinéma.

De telles énormités reflètent plus les problèmes psychologiques de ceux qui les profèrent que les défauts de la société qu’ils s’imaginent mettre en accusation. Malgré la diffusion croissante de l’information et le coût décroissant des voyages depuis 1970, les absurdités régnantes dans les jugements convenus sur les Etats-Unis n’ont guère été corrigées et diffèrent fort peu de celles dont j’avais déjà dressé un catalogue dans Ni Marx ni Jésus.

On ne cessera de le redire : chaque société a certes ses défauts, ses ignominies, même. Il est loisible à tout observateur de les décrire et de les condamner. Encore faut-il que ce soient vrais. Or le réquisitoire habituel contre les Etats-Unis charrie un petit lot de lieux communs invariables, qui dénote surtout une méconnaissance du sujet que l’on espère volontaire, tant elle est grossière et serait aisée à corriger. Ainsi, répliquant à un article de Jacques Julliard, paru dans Libération (1), un certain Jean-Marc Adolphe lui reproche, dans le même journal (2), de considérer l’Amérique comme une démocratie, alors qu’elle n’en est de toute évidence pas une, puisqu’elle "réserve le droit de se soigner convenablement et de vieillir dignement aux plus fortunés". Or si les Américains sont, pour la plupart, couverts par un système d’assurances, dont les primes, réparties entre employeurs et employés, ne sont d’ailleurs pas supérieures à nos prélèvements sociaux obligatoires, il est tout aussi exact qu’en plus les dépenses publiques de santé représentent aux Etats-Unis un pourcentage du produit intérieur brut sensiblement égal au pourcentage français. Quant aux plus pauvres, ils sont notoirement couverts par un programme bien connu, Medicaid ; les personnes âgées par un programme nommé Medicare, tous deux, financés par de l’argent public. Certes le système de santé américain a des lacunes. Mais si le nôtre n’en avait pas, le gouvernement Jospin aurait-il été obligé de créer la CMU (Couverture maladie universelle) à l’occasion de laquelle nous avons appris que six millions de Français — soit un dixième de la population — n’avaient jusque-là aucun accès aux soins ? Quand M. Adolphe écrit qu’on ne saurait "vieillir dignement" aux Etats-Unis si l’on n’est pas fortuné, il entend vraisemblablement que les retraites versées sur l’argent public y sont inconnues. Or cette retraite, appelée là-bas social security, a été instituée dès les années trente par F.D. Roosevelt.

Ce n’est là qu’un exemple qui a au moins le mérite de porter sur un point précis. Préférant les terrains vagues, M. Adolphe affirme que l’Amérique ne peut pas être une démocratie parce que, dit-il, c’est un pays "où tout s’achète et tout se vend". Audacieuse généralisation ! On voudrait quand même savoir si l’Amérique est un pays où le pouvoir des juges est excessif, comme on le lui reproche souvent, ou bien un pays où n’existe aucun Etat de droit. On y trouve bien un droit, poursuit M. Adolphe, mais c’est "le droit des producteurs, qui prévaut sur celui des auteurs". Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Qu’il n’y a pas aux Etats-Unis de contrats d’édition ? Que la propriété littéraire et artistique n’y est pas protégée ? Que l’histoire de la littérature américaine, comme celle du cinéma, est un désert, vide de tout grand créateur, de tout talent original, ceux-ci ayant été constamment bridés par les "producteurs" ?

Les lettrés européens ne sont pas les seuls à mépriser une littérature américaine à laquelle ils doivent cependant tant des thèmes rénovateurs et de techniques narratives révolutionnaires. Le quotidien Asahi Shimbun, interrogeant des écrivains et des philosophes japonais après le 11 septembre, enregistre parmi eux non seulement des préférences politiques penchant plus du côté des terroristes islamistes que de leurs victimes, mais encore des jugements littéraires empreints de conscendance et du sentiment de leur propre supériorité (3). Le philosophe Yujiro Nakamura écrit par exemple :

"La culture américaine a toujours glorifié la santé physique et mentale et dédaigné ce qui se dissimule dans l’ombre de la nature humaine : les faiblesses et les manques. [...] Parce que des êtres sont faibles, elle les ignore car c’est une dimension humaine qui ne sert pas la productivité ou l’efficacité. Une telle civilisation véhicule une vision unidimensionnelle du monde qui évacue la sensibilité aux abîmes d’ombre que d’autres hommes portent en eux".

Visiblement, M. Nakamura n’a lu ni Melville, ni Poe, ni Hawtorne, ni Henry James, ni Faulkner, ni Tenesse Williams, ni La Fêlure (The Crack Up) de Scott Fitzgerald, pour ne citer que quelques auteurs.

Sur le terrain politique, la plupart des intellectuels consultés ne manquent pas, bien entendu, de dénoncer "l’arrogance" de l’Amérique, ajoutant que sa richesse même la disqualifie pour parler au nom des droits de l’homme. Le Japon, nul ne l’ignore, a tojours été, dans son histoire, profondément respectueux de ces derniers, comme ont pu le vérifier les Coréens, les Chinois ou les Philippins, avant et pendant la Deuxième Guerre mondiale, au point que les manuels scolaires japonais, plus de soixante ans après les faits, passent toujours patriotiquement sous silence les atrocités commises dans ces pays par l’armée japonaise. C’est la façon particulière qu’ont les historiens japonais de servir la vérité et leur discipline, avec cette modestie qui a toujours caractérisé le Japon, pays qui, on le sait, n’a jamais fait preuve d’"arrogance" ni exalté ou employé la force.

De surcroît, les écrivains américains sont beaucoup plus critiques de leur propre société que ne le proclament les perroquets de l’antiaméricanisme, japonais, français ou autres. En particulier, de 1865 à 1914, la période qui sépare la fin de la guerre de Sécession du début de la Première Guerre mondiale, et qui est appelée le Gilded Age qu’on pourrait traduire familièrement par "l’âge du fric", voit surgir plusieurs romanciers qui dépeignent leur société comme corrompue, vulgaire, inculte, matérialiste et hypocritement puritaine. On songe à Frank Norris, Theodore Dreiser, Upton Sinclair ou Sinclair Lewis, dont les romans sont des réquisitoires aussi outrancièrement accablants que peuvent l’être les plus noirs romans de Zola pour la société française sensiblement de la même époque. Ces auteurs empruntent souvent leurs sujets aux enquêtes d’un journalisme d’investigation scrupuleux dans la recherche des faits et sans ménagement dans la formulation des leçons à en tirer — et c’est là aussi une création de la culture américaine. On appelait alors ces journalistes des muckrackers (littéralement "remueurs de boue"). Mais cette veine romanesque ne se tarit pas en 1914 — il suffit de mentionner, entre les deux guerres, l’oeuvre de John Dos Passos (4) — et elle se prolonge après la Deuxième Guerre mondiale, comme en témoignent les romans de John Updike ou de Tom Wolfe.

De même, les films et téléfilms américains abordent de front les "sujets de société" épineux ou des sujets politiques brûlants (l’affaire Watergate par exemple) beaucoup plus fréquemment et crûment que ne le fait la production européenne. L’idée qu’en Amérique la littérature et le cinéma seraient entièrement voués à l’autosatisfaction du rêve américain et de l’excellence américaine relève du délire — ou de l’ignorance qui, comme presque toujours dans le cas des Etats-Unis, est une ignorance volontaire, autrement dit découle de la mauvaise foi.

On ne voit d’ailleurs pas, ricane l’Européen moyen, comment les Etats-Unis pourraient avoir une culture, alors que c’est une société qui vit encore à l’état sauvage, une société régie par la violence et dévastée par la criminalité.

Un premier contresens, au sujet de la violence aux Etats-Unis, est souvent dû au fait qu’en anglais crime désigne toutes les sortes d’infractions et de délits, et non pas seulement, comme le mot français "crime", les assassinats. La traduction de ce dernier est murder, meurtre, lequel est qualifié du premier ou du second "degré", selon qu’il y a eu préméditation ou non. Lorsqu’un Européen lit avec une épouvante mêlée de secrète satisfaction les statistiques de la criminalité aux Etats-Unis, il ignore, à moins d’être un spécialiste, que "criminalité" recouvre là-bas de petits délits, comme le vol à la tire, les chèques sans provision, la vente d’un joint de marijuana au coin d’une rue, le siphonage d’un gallon d’essence dans la voiture de son voisin aussi bien que l’homicide volontaire.

Ces précisions une fois données, il reste que la société américaine a toujours été une société violente, c’est là une réalité que reconnaissent depuis longtemps les Américains eux-mêmes mais c’est aussi un fléau qu’ils s’efforcent d’extirper. Ils n’en nient pas, eux, l’existence, comme le font trop souvent les Européens devant leurs propres difficultés sociales. Les Français se sont en particulier longtemps bouchés les yeux devant la montée galopante de l’insécurité chez eux.

Le résultat est que, durant les quinze dernières années du XXe siècle, la délinquance et la criminalité ont régulièrement diminué aux Etats-Unis, tandis qu’elles s’envolaient en Europe (5). "L’exploit américain à cet égard le plus célèbre est le "miracle de New York", ville où Rudolph Giuliani, élu maire en 1993, a fait baisser de plus de moitié en cinq ans la délinquance et la criminalité. Les meurtres annuels, en particulier, sont tombés de 2 245 en 1990 à 633 en 1998. (New York compte environ huit millions d’habitants et sa population monte à douze millions de personnes pendant la journée).

Giuliani, dont on a commencé par se moquer dans certains journaux français, le surnommant avec finesse "Giussolini" en raison de ses origines italiennes, laissa ensuite rapidement interdits les responsables de tant de grandes villes rendues invivables à cause de l’insécurité, et qui n’y pouvaient rien avec leurs remèdes placebos, dans le reste des Etats-Unis d’abord, puis bientôt dans le monde entier. Giuliani n’a jamais préconisé, contrairement à Mussolini, de politique répressive brutale, malgré une ou deux bavures graves, mais qui dans tous les pays sont le lot imbécile ou accidentel de toutes les polices, même et surtout des plus inefficaces. Sa tactique, fondée sur le principe qu’il appelle "tolérance zéro", a consisté à punir toutes les infractions, fussent-elles minimes, vols de vélo, fraude dans le métro, arrachages de sacs, sans rien laisser passer. Si la délinquance n’est pas étouffée dans l’oeuf, professa-t-il, elle s’étend inéluctablement et donne naissance à ces "zones de non-droit" qui constellent le territoire français. Une autre formule "giulianienne" est l’image du "carreau cassé". L’expression a pour origine un article de James Q. Wilson et George L. Kelling, "Broken Windows" (6). Selon leur analyse, si une vitre cassée dans un quartier par des voyous n’est pas immédiatement réparée et si les voyous ne sont pas immédiatement arrêtés et sanctionnés, tout l’immeuble, puis bientôt tout le quartier seront saccagés et livrés à des bandes que la police ne pourra plus contrôler et qui, renversant les rôles, pourchasseront la police, ce qui est devenu, à partir de 1980 à peu près, le panorama "citoyen" en France.

Après s’être refusée, pendant deux décennies, à reconnaître fût-ce l’existence en France d’un problème d’insécurité, puis ayant enfin consenti à l’apercevoir, la gauche se lança d’abord dans une politique dite exclusivement de prévention, qui n’a rien prévenu du tout. La gauche française finit donc par tourner brusquement casaque en 2001. Il suffit, pour mesurer l’ampleur du virage, de parcourir les gros titres du numéro du Monde du 4 décembre 2001. "La gauche ne privilégie plus les explications sociales de la délinquance" (p.13), y lisait-on. Et un gros titre coiffait toute cette même page : "La tolérance zéro, nouvelle référence des discours sur la sécurité", avec, en développement, ce sous-titre : "Expérimentée à New York sous les mandats de Rudolph Giuliani, cette politique de répression systématique de la petite délinquance est désormais citée en exemple par de nombreux élus. Elle influence la réflexion sur le traitement de la violence des mineurs". Un encadré en pleine page mettait en vedette la doctrine de la "vitre brisée".

Même chez les socialistes, qui ainsi confessaient, je cite, leur trop long "angélisme", la mansuétude pour les "comportements antisociaux", n’était donc plus de mise. Le Premier ministre socialiste, Lionel Jospin, déclarait en conséquence : "Chaque acte non respectueux de la règle doit trouver sa juste sanction". A sortir de l’erreur au bout de vingt ans, on n’en a que plus de mérite. Cependant le ministre de la Justice, Mme Lebranchu, tint à fuir les "amalgames" : "Le gouvernement ne veut pas reproduire le modèle américain". On a son horreur et son honneur, scrogneugneu !

Chacun ne manquera pas d’admirer la perfection contradictoire de ce raisonnement. Nul ne conteste plus, même pas en France, que les Etats-Unis, entre 1990 et 2000, ont réussi à réduire sensiblement leur insécurité, alors que, pendant la même période, l’insécurité française ne cessait, elle, de s’aggraver, de même que l’insécurité dans l’Europe toute entière. Submergées par leur échec permanent devant ce fléau, et comme personne ne peut se dérober éternellement devant l’évidence, les autorités françaises, en 2001, ont bien dû reconnaître que leur interprétation des causes du mal était depuis longtemps erronée, et que leurs remèdes, fondés sur une prétendue prévention, étaient inefficaces. Même la gauche française, aussitôt suivie par son toutou la droite, se vit contrainte d’admettre que tout n’était pas mauvais dans la méthode Giuliani — imitée d’ailleurs aux Etats-Unis, avec les mêmes résultats convaincants, dans bien d’autres villes que New York. Mais quoiqu’elle se ralliât à cette méthode sous la pression des faits, la France, ou tout au moins sa classe politique, tint néanmoins à proclamer qu’elle ne se convertissait pas pour autant au "modèle américain". Quel "modèle" ? Voilà un nom bien pompeux pour baptiser des mesures d’élémentaire bon sens, dictées par l’expérience. Pour évoquer un autre domaine où la France détient un record de désastre, imaginons qu’elle réduise le nombre de ses tués sur la route en faisant effectivement respecter les limitations de vitesse grâce à une police routière qui serait présente ailleurs qu’à la télévision. Serait-ce suivre servilement le "modèle américain" et donc un comportement condamnable ? Ne serait-ce pas plutôt, pour un gouvernement, s’acquitter simplement de son devoir ?

On voit ainsi comment, dans de nombreux pays, l’antiaméricanisme sert d’excuse aux carences gouvernementales, au sous-développement idéologique et à la gabegie délinquante. Du moment que l’on écarte le "modèle américain", on fait le bon choix, dût-on faire naufrage.

Cette moue de dédain à l’égard du "modèle américain", au sujet de la sécurité comme de bien d’autres difficultés sociales ou économiques, de la part de nombreux pays qui font beaucoup moins bien que les Etats-Unis, frise non seulement l’ineptie mais souvent même le ridicule. Car, en matière sécuritaire notamment, la question est moins de savoir si la France, par exemple, doit suivre le modèle américain que de savoir si elle en est capable. De même, le 4 janvier 2002, une journaliste, interviewant à RTL le maire d’Amiens, ville parmi les plus frappées par la guerre des rues, le mit charitablement en garde contre le risque de se transformer en "maire shérif à l’américaine". Le Premier ministre, Lionel Jospin, avait déjà, six mois plus tôt, employé avec dédain cette comparaison du maire au shérif pour refuser de rendre aux maires français les pouvoirs de police qu’ils avaient avant 1939 et qui leur ont été retirés par le régime de Vichy. Outre qu’il était surprenant d’entendre un Premier ministre socialiste défendre un hypercentralisme policier qui avait été introduit en France par une dictature, l’assimilation du maire d’outre-Atlantique au shérif dénote une singulière mais non exceptionnelle ignorance des institutions américaines. Le shérif (mot emprunté au droit anglais) est aux Etats-Unis un officier d’administration élu, chargé, dans le cadre du comté, de maintenir l’ordre et de faire respecter les décisions de justice. Cela n’a rien à voir avec le maire, dont les missions, les pouvoirs et les responsabilités dans le cadre d’une municipalité sont beaucoup plus vastes et s’étendent à des domaines multiples beaucoup plus variés. C’est comme si on confondait en France le maire d’une grande ville et un capitaine de gendarmerie.

Il nous est certes loisible d’observer que le système Giulani, à New York et ailleurs, de 1990 à 2001, comporte des zones d’ombre et qu’il n’est pas une réussite totale. L’ennui est que, venant de nous, cette critique n’est guère légitime, dans la mesure où notre politique à nous, pendant la même décennie, a été un échec total. Tandis que la délinquance et la criminalité reculaient en Amérique, les nôtres doublaient de 1985 à 1998 (7). Elles ont galopé encore plus vite après. Eclair de lucidité : un habitant de Vitry-sur-Seine, déplorant la montée en flèche des incendies de voitures dans son quartier, s’écrie : "C’est pire que l’Amérique ici !". En effet. L’Amérique ne peut même plus servir de référence, tant nous l’avons distancée. Au cours de l’année 2000, les attaques à main armée ont augmenté de 60% dans le seul département du Val-de-Marne. Et encore la majorité des crimes et délits n’est-elle pas enregistrée. C’est ce qu’on appelle au ministère de l’Intérieur le "chiffre noir". Le plus inquiétant est que cette ascension, passant des vénielles "incivilités", comme il fut de bon ton de les baptiser pudiquement, à la grande délinquance puis à la criminalité marque l’entrée en scène d’acteurs de plus en plus jeunes et distincts du "milieu" traditionnel. Un éducateur de Vitry-sur-Seine déclare au Point (8) : "Ils sont sortis de l’école sans diplôme avec un niveau scolaire proche de zéro. Depuis l’âge de dix ans, ils sont installés dans l’économie parallèle. Ils ne savent rien faire d’autre. Le braquage est un aboutissement logique".

Cette explication d’un témoin bien placé met en évidence un autre échec monumental de l’Etat français : l’éducation nationale. Renversant le cours de ce qu’avaient fait avec un certain succès pendant trois mille ans les théoriciens et les praticiens de l’éducation (9), des totalitaires vertueux firent interdire, à partir de 1970, deux "abus" jugés par eux insupportables : l’enseignement et la discipline. La violence dans les établissements scolaires, disons carrément le banditisme, est en effet l’un des plus sinistres volets de notre incurie pédagogique. Longtemps, cette violence n’affectait que les lycées et collèges, ce qui était compréhensible puisqu’on suppose qu’il faut avoir au moins douze ou treize ans pour commencer à jouer du poignard et du pistolet. D’où les protestations répétées d’enseignants excédés de se faire agresser en classe et de voir brutaliser — tuer parfois — certains de leurs adolescents par d’autres. Mais ne voilà-t-il pas qu’en 2001 on s’aperçut que la violence descendait jusque dans les établissements élémentaires et sévissait chez des enfants de moins de huit ans, qui s’en prenaient les uns aux autres aussi bien qu’à leurs maîtres. Fin novembre 2001, dans le XXe arrondissement de Paris et à l’Hay-les-Roses (Val-de-Marne), deux gamins de sept à huit ans rouent de coups et giflent leurs institutrices respectives (10). Bien entendu, le sujet est tabou, le ministère "relativise" ; les parents qui veulent porter plainte en sont dissuadés par l’administration au nom d’une saine morale "solidaire", "citoyenne" et "conviviale".

Cette hypocrisie n’ayant malheureusement pas le pouvoir de refouler une violence désormais maîtresse du terrain, les enseignants utilisent de plus en plus le seul moyen qu’ils aient de secouer l’inertie des pouvoirs publics : la grève. Une grève devenue, par impossibilité croissante d’enseigner, quasi permanente. Les professeurs du collège Victor-Hugo à Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis) — et ce n’est qu’un exemple cueilli au hasard dans la presse (11) —, ulcérés par "le harcèlement quotidien" des élèves, constatent que "les deux tiers des classes sont ingérables". Ils écrivent au Premier ministre et demandent audience au président de la République pour exiger "l’abandon de la politique éducative menée en France depuis vingt ans". Thème nouveau, capital et d’autant plus significatif que l’un des objets de la dérision française envers les Etats-Unis est précisément l’état supposé lamentable de leur enseignement ! Mais c’est bien en France, également à Noisy-le-Grand, qu’une mère d’élève, déplorant les conséquences de la grève pour les études de son enfant, se voit répondre par une enseignante : "Qu’on fasse cours ou pas, de toute façon ils n’apprennent pas grand-chose". Au demeurant, si un élève veut travailler, il y a toujours dans la classe une brute pour le ramener à la raison en lui infligeant une correction. Ainsi dans un collège de banlieue, un élève, assis au premier rang et qui souhaite suivre le cours, se retourne vers ses camarades pour leur demander d’arrêter leur charivari. Aussitôt il se fait rosser et casser une chaise sur la tête : points de suture et dix jours d’arrêt de travail (12). Un professeur d’histoire et de géographie de vingt-neuf ans observe amèrement : "La loi dit qu’un élève peut nous traiter de salope et de fasciste et qu’il ne doit pas être puni". Tous ces professeurs mettent ainsi en lumière le lien de cause à effet mutuel entre l’idéologie antiéducative et l’idéologie antisécuritaire qui, en vingt ans, ont, par leur action conjuguée, plongée la France dans l’anarchie où elle se convulse.

Les Européens ont raison de blâmer la liberté de vente des armes à feu qui subsiste aux Etats-Unis. Mais ces vitupérations seraient plus convaincantes s’il n’était pas tout aussi facile de se procurer des armes en Europe, où elles font l’objet d’un marché noir florissant. Bien qu’elles n’y soient pas en vente libre, le résultat est le même, sinon pire. Le trafic d’armes est "phénoménal" en Seine-Saint-Denis, défclarait un dirigeant du syndicat Force ouvrière de la police à la station de radio Europe 1 en novembre 2001. "Dans le département de Seine-Saint-Denis, disait-il, on a trouvé des armes de guerre, à la Courneuve, il y a deux semaines, et à Epinay" (13). Si regrettable soit-elle, la vente officielle d’armes aux particuliers en Amérique permet au moins ou, plus exactement, rend obligatoire d’enregistrer le nom de l’acquéreur, qui doit payer aussi une licence, et de relever ses empreintes digitales. La jungle dans le trafic des armes, une jungle où tout le monde peut s’en procurer sans qu’on sache qui les détient, c’est plutôt l’Europe qu’elle envahit.

Au moment où, fin 2001, la France, tout en concédant que sa propre politique sécuritaire méritait révision, n’en faisait pas moins la fine bouche devant pauvre "modèle américain", on voyait défiler et protester sur tout le territoire national policiers et gendarmes, las d’être de plus en plus dépourvus des moyens nécessaires pour lutter contre la violence, cependant qu’une loi nouvelle (heureusement révisée plus tard) sur la présomption d’innocence amenait la magistrature à relâcher chaque jour des criminels, même lorsqu’ils étaient arrêtés en flagrant délit. Un aussi désolant tableau devrait, semble-t-il, inciter la France à plus d’humilité, et l’amener à tirer les leçons des expériences moins désastreuses d’un autre pays plutôt qu’à lui en donner.

Car l’insécurité provient en France, tout comme la désagrégation de l’enseignement, d’erreurs intellectuelles bien françaises, et non de l’"hyperpuissance" et de l’"unilatéralisme" américains, qui n’y sont vraiment pour rien. Comment et pourquoi les délinquants et les criminels, scolaires ou ordinaires, respecteraient-ils la loi, puisque l’incitation à la violer leur vient de notre classe politique elle-même ?

C’est ainsi que le chef de la Confédération paysanne, l’illustre José Bové, étoile scintillante au firmament de l’intelligence nationale, voit voler à son secours quelques vedettes politiques et médiatiques françaises lorsque, le 20 décembre 2001, il est condamné en appel à six mois de prison ferme pour avoir, avec l’aide de ses nervis, ravagé un champ de riz transgénique en juin 1999. Noël Mamère, député et candidat officiel des Verts à la présidence de la République, se déclare "révolté", ajoutant : "C’est une décision politique : les vrais vandales et les vrais voyous, c’est Monsanto, c’est Aventis et tous les groupes multinationaux qui, au nom de leur intérêt privé et de la rentabilité, veulent imposer des risques à l’environnement et à la santé des gens, contre leur gré. Je dénonce ce tribunal politique, cette soumission de la justice aux lobbies économiques et à la mondialisation libérale" (14). Mamère est évidemment secondé dans son éloge de la délinquance par les communistes, dont le porte-parole se déclare "scandalisé", et, en connaisseur, ose affirmer que Bové "mène un combat d’idées".

Je glisse sur l’indigence intellectuelle de ces clichés malodorants, extraits des "poubelles de l’histoire" ; sur la monumentale incompétence scientifique de ces bavards de grand chemin et sur une falsification, qui leur est coutumière, de l’information, puisque le champ de plants transgéniques dont il s’agit était cultivé non par des multinationales mais à titre expérimental par le Centre national de la Recherche scientifique.

J’insiste sur cette "exception française", et non américaine, que des élus du peuple, des législateurs, éventuellement candidats à la magistrature suprême, elle-même garante des institutions républicaines, mettent en cause une décision de justice en accusant le tribunal d’être politiquement manipulé, affirmant hautement et publiquement que des actes délictueux ou criminels, punis par le Code pénal, sont une forme légitime du "débat d’idées" dans une démocratie, un Etat de droit. Endoctrinés par des maîtres en civisme de cet acabit, nos collégiens n’ont plus aucune raison de se douter qu’ils enfreignent la loi quand ils cassent une chaise sur la tête d’un de leurs condisciples, en rackettent d’autres ou plantent un couteau dans la gorge d’un de leurs professeurs.

Un autre échec français explique en partie l’accroissement de la violence urbaine (et, au demeurant, rurale aussi, puisque le nombre élevé de véhicules volés permet l’ubiquité de la criminalité). C’est l’échec de l’intégration. Cette honte trouve d’ailleurs en partie sa source dans la conception erronée de l’enseignement qui a prévalu au cours des trente dernières années du XXe siècle, que l’on pourrait appeler les années du dernier spasme idéologique. Les méfaits de cette conception furent encore aggravés par la peur qu’avaient les responsables de l’éducation de passer pour racistes en prévoyant pour les élèves immigrés ou enfants d’immigrés, dont le français n’était pas la langue maternelle ou l’outil de transmission le plus courant, des classes spéciales, au moins au début des études. Le prétexte à cette absurdité pédagogqiue était d’éviter toute discrimination par rapport aux autres élèves. Moyennant quoi on organisait et installait cette discrimination justement redoutée. On vouait les élèves maghrébins et africains à un échec scolaire inéluctable et quasi permanent, faute de bases solides. Dans l’instruction, il est décisif de prendre un bon départ. L’échec scolaire, provoqué par les autorités "pédagogiques" et politiques, fournissait et fournit toujours leurs recrues aux bandes délinquantes des "quartiers". Et là, deuxième hypocrisie, le refus d’admettre ce que toutes les enquêtes sérieuses établissent : la violence dite "des jeunes" émane surtout d’adolescents dont les parents ont émigré du Maghreb ou d’Afrique Noire, et auxquels une politique éducative stupide a fait rater leur intégration. La peur d’être qualifiés de racistes a conduit les responsables politiques à escamoter l’origine ethnique de cette guerre des rues.

C’est ce que montre déjà Christian Jelen, précisément dans sa Guerre des rues (15). Mais, à cette date, dire ces choses telles qu’elles étaient faisait encore scandale. Cela demandait un courage dont Jelen fut l’un des rares à faire preuve, pour des raisons entièrement opposées à celles des extrémistes de droite, puisqu’il était lui-même fils d’immigrés juifs polonais. Trois ans plus tard, avec l’extension d’un phénomène de plus en plus encombrant, le tabou tombait d’ailleurs à gauche.

Le Monde (4 décembre 2001) publie sur une page entière un entretien avec le père Christian Delorme, prêtre chargé des relations avec les musulmans dans le diocèse de Lyon et qui, pendant vingt ans, avait favorisé la politique tendant à respecter et même à renforcer la spécificité arabo-musulmane, de manière à fuir tout soupçon d’annexionnisme culturel français. Le père Delorme, dans une intention dont la générosité est indiscutable, avait même créé des associations de jeunes allant dans le sens de l’autonomie ethnique. En 2001, le père reconnaît s’être trompé et déplore une "inquiétante ethnicisation des rapports sociaux". Il ajoute : "En France, nous ne parvenons pas à dire certaines choses, parfois pour des raisons louables. Il en est ainsi de la surdélinquance des jeunes issus de l’immigration (16), qui a été longtemps niée... Et encore les politiques ne savent-ils pas comment en parler". Mais — et c’est là que je voulais en venir — ce prêtre, malgré son honnêteté intellectuelle, ne peut pas s’empêcher de projeter ce mal français sur les Etats-Unis : "Il faut dénoncer le drame des prisons ethniques qui deviennent, comme aux Etats-Unis, les lieux de l’élaboration d’une résistance au modèle social dominant".

Avant d’analyser le problème de l’éventuel "communautarisme" américain, je voudrais donner un autre exemple de cette manie qu’ont les Européens de faire des Etats-Unis le berceau de leurs propres maux.

Le 25 décembre 2001, à 8h 40, sur France Inter, deux envoyés spéciaux de cette station en Afghanistan font part, en direct de Kaboul, de ce qu’ils ont vu après la déroute des talibans. Ils relatent plusieurs observations fort intéressantes, ainsi que des conversations instructives avec des Afghanes et Afghans. Puis, le journaliste qui mène l’émission et les interroge depuis Paris leur pose pour conclure une question sur "limperium" (17) des journalistes américains. Aussitôt, par la bouche de nos envoyés spéciaux, charge féroce contre les télévisions américaines et CNN en particulier dont les correspondants arrivent, nous dit-on, "avec des dollars plein les poches" ; peuvent ainsi louer des hélicoptères ou s’assurer les services des meilleurs interprètes et autres abus. Et toute cette dépense pour quoi faire ? A peu près uniquement de la "propagande" proaméricaine, consistant à prêter par exemple aux Afghans des propos où ils expriment leur satisfaction d’avoir vu les talibans chassés par l’intervention des Etats-Unis.

On retrouve là quelques-unes des traditionnelles obsessions françaises : en premier lieu, d’après ces correspondants de France Inter, par ailleurs de toute évidence intelligents et compétents, les apparentes prouesses des télévisions américaines sont dues au seul pouvoir de l’argent, (ce diable exclusivement américain (18)). Elles ne sont jamais dues au talent, et pas davantage au professionnalisme, de leurs journalistes ; ensuite, ce que ces journalistes américains font n’est pas de l’information, c’est de la propagande. Il va de soi que, depuis un siècle et plus, la presse et les médias des Etats-Unis n’ont jamais fait preuve du moindre sens de l’information, du moindre souci de la vérité des reportages, et qu’ils sont asservis dans leurs éditoriaux au pouvoir politique. Critiques savoureuses, venant d’un pays comme la France, dans lequel pendant longtemps la télévision et la radio ont été entièrement contrôlées par l’Etat et où elles demeurent en grande partie (France Inter même est en 2001 une radio d’Etat).

Ces aberrations narcissiques ne sont pas sans analogie avec cette opinion — formulée par le père Delorme avec une bien plus grande modération, ce qui la rend d’autant plus symptomatique — selon laquelle "quand on est pakistanais en Grande-Bretagne, italien aux Etats-Unis, on est constamment renvoyé à sa communauté". De la part d’un intellectuel avisé, confondre les Anglo-Pakistanais, islamistes forcenés, les premiers à avoir manifesté massivement, en 1989, avant même la fatwa du gâteux de Téhéran, pour que fût tué Salman Rushdie, avec la mentalité actuelle des Italo-Américains conduit à se demander si la vie ecclésiastique laisse le temps de lire parfois des livres sérieux.

C’est l’une des ritournelles de la "pensée unique" française : les Etats-Unis, concernant l’immigration, pratiquent le "communautarisme" et le "multiculturalisme", tandis que la tradition française, surtout "républicaine", a pour principe directeur l’intégration. Je le dis une fois de plus, et une fois pour toutes : je prends ici la France si souvent comme exemple parce qu’elle est à mes yeux le laboratoire privilégié où se rencontrent à l’état le plus poussé et le plus tranché des idées sur les Etats-Unis qui sont répandues sous une forme moins polémique et plus attenuée un peu partout en Europe et aussi ailleurs.

On emploie, il est vrai, souvent aux Etats-Unis le terme de "communauté", pas seulement d’ailleurs au sens ethnique ou religieux, mais également de façon générale et vague, pour désigner une ville, un quartier, un comté, une association, une profession, les adeptes d’un sport, d’un jeu, d’une distraction. Au sens ethnique, "commuauté" recouvre les coutumes, croyances, fêtes, habitudes alimentaires ou vestimentaires, etc., des citoyens descendants d’une catégorie déterminée d’immigrés, ou immigrés eux-mêmes. Mais cette fidélité aux origines ne doit pas nous abuser. Elle n’implique aucun antagonisme entre ces groupes culturels et les autres citoyens américains. La communauté irlandaise défile massivement et bruyamment dans les rues de New York ou de Boston le jour de la Saint-Patrick, le saint tutélaire de l’Irlande. Pourtant, ces festivités n’empêchent pas les arrières-neveux des Irlandais arrivés au XIXe siècle de se sentir pleinement citoyens américains, autant que se sentent citoyens français les "Aveyronnais de Paris" ou les "Francs-Comtois de Lyon". Quand un New-Yorkais vous dit : "Je suis irlandais", ou juif ou italien, il n’entend point répudier sa nationalité américaine ; il se borne à vous donner une indication banale, dans une société qui s’est constituée en entassant les immigrations, tout comme peut le faire un Asiatique ou un Latino en Californie ou en Floride, immigrés ou descendants d’immigrés plus récents. Leur vocabulaire ne doit pas nous inciter à décréter que le "melting pot" a cessé de fonctionner. Il continue au contraire de fonctionner fort bien.

Cependant, au cours du dernier tiers du XXe siècle, c’est exact, une élite qui se voulait progressiste a prêché le multiculturalisme et revendiqué le droit de chaque communauté ethnique à son "identité", considérant l’américanisation comme une oppression. Mais il est tout aussi exact qu’on peut constater, en l’an 2002, que ce mouvement a échoué. C’est ce que mettent en lumière les études sociologiques les plus récentes. Je citerai plus particulièrement l’une des meilleures, le livre de Michael Barone, The New Americans, How the Melting Pot Can Work Agan ("Les nouveaux Américains, comment le melting pot peut marcher de nouveau")(19). Barone dessine d’intéressants parallèles entre des vagues d’mmigrants de la deuxième moitié du XIXe siècle ou du premier tiers du XXe — Irlandais, Italiens et juifs essentiellement — et celles arrivées depuis la Deuxième Guerre mondiale : Noirs, Latinos et Asiatiques. On s’étonnera de trouver dans cette liste les Afro-Américains, dont les ancêtres se trouvent aux Etats-Unis depuis deux siècles et davantage, bien contre leur gré. Mais ce que Barone décrit dans son ouvrage, c’est l’immense émigration des Noirs du Sud vers le Nord, dans le pays même, après 1945, probablement l’un des plus grands déplacements internes et volontaires de population de tous les temps. De 1945 à 1960, la moitié au moins des Noirs du "Sud profond", et notamment la quasi-totalité des plus jeunes, s’en alla vivre dans les Etats du Nord et de l’Est. Par exemple, la population noire de Chicago passa de 278 000 habitants en 1940 à 813 000 en 1960 ; celle de New York, durant la même vingtaine d’années, de 458 000 à 1 088 000. Le dépaysement et les problèmes d’intégration de cette population furent donc tout à fait comparables à ceux d’immigrés venus de l’extérieur du pays, étant donné la distance et l’abîme culturel qui séparaient le Sud du Nord. Barone montre de façon convaincante que les problèmes et les modes d’insertion de ces Noirs ressemblèrent beaucoup à ceux des Irlandais entre 1850 et 1914. Si l’on objecte que les Noirs étaient victimes — moins que dans le Sud, mais quand même encore trop dans le Nord pendant longtemps — d’une discrimination raciale, il répond que les Irlandais eux aussi avaient au début souffert de discrimination. L’intégration des Noirs dans le Nord a ainsi reproduit à bien des égards ce qu’avait été celle des Irlandais, selon l’auteur. Ces parallèles entre le cas des juifs dans le passé et celui des Asiatiques aujourd’hui, entre les Italiens au XXe siècle et les Latinos au XXIe ne manquent pas d’étayer solidement pour le lecteur la thèse centrale de la continuation ou de la revigoration du melting pot, au détriment du multiculturalisme communautaire, quels que soient sur ce chapitre les préjugés d’Européens mal informés qui tiennent le communautarisme pour le "modèle américain" par excellence.

Une des dernières batailles de l’élite "libérale" (nous dirions progressistes) américaine en faveur des "identités séparées" et du communautarisme multiculturel fut livrée — et perdue — à propos du droit à l’enseignement dans la langue espagnole pour les enfants des Latinos en Californie. Il s’agissait en théorie de dispenser un enseignement bilingue où l’anglais devait côtoyer l’espagnol. Mais, à l’expérience, les parents s’aperçurent que leurs enfants, utilisant l’espagnol à la fois chez eux et à l’école, s’ils acquéraient en classe un anglais rudimentaire, suffisant pour la vie courante et les métiers sans qualification, ne le maîtrisaient en revanche pas assez pour faire ensuite des études plus poussées et accéder à des emplois qualifiés, voire à l’université et aux professions intellectuelles. C’était d’autant plus néfaste pour eux que leur espagnol, celui des familles, pour la plupart nécessairement modestes et souvent illettrées venues du Mexique et d’Amérique centrale, était lui aussi rudimentaire. Ces jeunes perdaient ainsi sur les deux tableaux : le monolinguisme espagnol les enfermait dans le milieu immigré et on les privait de la chance de surmonter, faute d’apprendre en classe un bon anglais, leur désavantage initial.

C’est ce que ne manquèrent pas de faire observer les enfants d’immigrés qui, à des époques antérieures, avaient réussi dans leurs études et dans la vie grâce à des principes pédagogiques totalement opposées à ceux du multiculturalisme pseudo-"progressistes". C’est ce que raconte Norman Podhoretz dans son livre de souvenirs, My Love Affair with America ("Mon histoire d’amour avec l’Amérique") (20). Né en 1930, élevé à Brooklin dans une famille juive pauvre venue de Galicie (province ayant toujours oscillé entre la Pologne et l’Ukraine), Podhoretz ne parlait et n’entendait parler chez lui et dans son quartier que le yiddish. Dès qu’il fût en âge d’aller en classe, il apprit évidemment l’anglais, seule langue scolaire dans l’enseignement public alors en Amérique. Mais il ne parvenait pas à se débarrasser de son accent yiddish. Son institutrice le plaça donc dans une remedial-speech class, une classe "correctrice d’accent". Le résultat fut, écrit-il, "d’éradiquer toute trace de mon accent yiddish sans pour autant le remplacer par l’accent de Brooklin". Initié ainsi dès l’enfance au bon anglais, Podhorez, une fois devenu adolescent, put faire des études supérieures en Amérique même, et, plus tard, ayant obtenu au début des années cinquante une bourse, les poursuivre à Cambridge, en Angleterre, où il paracheva son parcours universitaire. Il put ainsi faire l’éminente carrière que l’on connaît, en tant qu’auteur politique, mémorialiste, critique littéraire et directeur de l’influente revue Commentary. "A cause du bilinguisme, commente-t-il, cette théorie démente et discréditée [...] des millions d’enfants nés ou arrivés durant les ultimes décennies du siècle [...] furent soumis à une expérience opposée à la mienne. Au lieu qu’on les aidât, en tant qu’Américains, à entrer dans la culture du pays, on multiplia devant eux les obstacles qui leur en interdisait l’accès".

Une vedette de l’infâme cinéma hollywoodien, Kirk Douglas, à qui quelques larbins américanophiles ont cru trouver du talent, né Issur Danielovitch Demsky, fils d’immigré juif polonais, a, lui aussi, bruyamment protesté contre l’intronisation de l’espagnol comme première langue dans les écoles élémentaires californiennes. "Chez nous à la maison, explique-t-il, nous parlions yiddish. Nos petits voisins de palier parlaient italien avec leurs père et mère. Mais à l’école, nous tous, les enfants, apprenions l’anglais. Si ce n’avait pas été le cas, je n’aurais jamais pu être l’acteur que, grâce à mon anglais correct, j’ai pu devenir". Le bilinguisme scolaire a d’ailleurs été finalement repoussé en Californie par référendum. Lors de ce référendum, 90% des parents hispaniques, chinois, coréens ou autres n’ont même pas pris la peine de se procurer les formulaires destinés à approuver le bilinguisme... C’est dire qu’ils estimaient savoir mieux que les élites "libérales" quel type d’enseignement convenait à leurs enfants pour leur ménager un avenir convenable.

En France, au contraire, de 1980 à 2000, le communautarisme faussement dit "à l’américaine" et qui est bien plutôt "à la française" n’a cessé de faire des ravages, de même que le tabou des "identités culturelles". On n’a guère de mal à se figurer les cris d’indignation qu’aurait soulevés la proposition de créer des classes spéciales "correctrices d’accent" pour les jeunes Maghrébins et Africains, étant entendu que la remedial-speech class dont parle Podhorez n’améliorait pas seulement l’accent des élèves, mais aussi leur connaissance et leur maniement de la langue en tant que telle, écrite aussi bien que parlée. Il va de soi que le véritable bilinguisme est un bienfait et non pas une malédiction. Mais quantité de jeunes "Beurs" qui terminent leur adolescence en "échec scolaire" (pour employer l’euphémisme qui déguise en catastrophe naturelle, sans cause humaine, ce qui provient de la tyrannie de conceptions pédagogiques stupides) ne savent en réalité pas mieux l’arabe qu’ils ne savent le français. Ils tombent donc en dehors de toute culture, et, loin de parler deux langues, ils n’en parlent aucune correctement et ne participent à aucune des deux civilisations dont ces langues sont la clef. Peut-être ont-ils glané à la maison quelques bribes d’un des dialectes d’Afrique du Nord et ont-ils appris par coeur à la mosquée quelques versets du Coran en arabe classique sans les comprendre ; mais ces pauvres épaves langagières ne constituent en aucune manière une initiation à la culture et à la pensée arabes. De même, il est vraisemblable que les petits voisins de palier du jeune Kirk Douglas pratiquaient non pas l’italien mais un dialecte sicilien ou napolitain, que leurs parents eussent été d’ailleurs bien incapables d’écrire, en des temps où des millions d’Italiens étaient encore analphabètes. Si on ne leur avait pas enseigné le bon anglais à l’école, ils seraient, comme nombre de nos Beurs, restés des illettrés fonctionnels, en marge de toute civilisation, moderne ou ancienne, orientale ou européenne ou américaine. Loin de protéger une identité contre une autre, chez les immigrés, un certain multiculturalisme les supprime toutes deux.

Il a en revanche donné une impulsion récente et puissante à un communautarisme destructeur, un multiculturalisme du refus qui était resté longtemps inconnu en France. Durant le dernier tiers du XXe siècle, les politiques et les médias français se sont mis à se référer couramment à des "communautés" juive, musulmane ou protestante, alors qu’il n’y avait eu auparavant que des citoyens ou des résidents français de confession ou de tradition juive, musulmane ou protestante. Parmi toutes ces nouvelles "communautés", la musulmane est de loin la plus favorisée par les pouvoirs publics. Elle est indirectement subventionnée, tacitement voire officiellement autorisée à contrevenir aux lois (21).

Mais ce culte officiel rendu par la République à l’"exception culturelle" et cultuelle musulmane n’a en rien servi l’intégration. Il a au contraire nourri la "haine" (pour reprendre le titre du film de Mathieu Kassovitz (22)), une haine sans limite, vouée par des enfants d’immigrés musulmans aux autres Français, qu’ils ne veulent pas appeler leurs compatriotes. La grande masse de ces Beurs pourraient écrire — s’ils savaient écrire — un livre qui prendrait le contre-pied exact de celui de Norman Podhoretz et s’intitulerait My Hate affair with France, "Mon histoire de haine avec la France".

Ce communautarisme de la haine est largement la conséquence de l’idéologie scolaire qui, sous prétexte de vénération identitaire et d’égalitarisme pédagogique, a refusé aux Maghrébins l’accès à la culture française, sans pour autant les empêcher de perdre la leur, sauf s’il s’agit d’acclamer Oussama Ben Laden ou Saddam Hussein. Et ce communautarisme a lui-même pour conséquence le mépris absolu des lois de la République que professent et appliquent tant de Beurs. Pour eux, l’Etat de droit n’existe pas, et leur volonté d’y rester étrangers se manifeste notamment par un comportement étrange, que j’ai souvent analysé (23), et que l’on pourrait appeler le mécanisme du renversement des responsabilités en matière de délinquance et de criminalité. En quoi consiste-t-il ?

Lorsque les leurs commettent des infractions, voire un meurtre, lorsqu’une fusillade éclate, déclenchée par eux, et que l’un des leurs tombe ensuite sous la balle d’un policier qui riposte, les Beurs chassent alors de leur esprit toute la première partie de l’histoire. Le scénario ne commence qu’à partir du moment où la police est intervenue. Selon eux, la police a donc pris, à froid, sans raison, l’initiative de tuer un Arabe. Le 27 decembre 2001, deux malfrats cagoulés pénètrent, pistolet au poing, dans une banque à Neuilly-sur-Marne, dans les environs de Paris. Ils arrachent aux employés, en les menaçant de mort, une importante somme d’argent, mais, quand ils ressortent, ils tombent sur des policiers d’un commissariat tout proche qu’une téléphoniste de la banque a pu alerter. Ils ouvrent le feu sur les policiers. Ceux-ci répliquent : l’un des deux truands, qui se révèle être un Maghrébin, âgé de vingt et un ans, et multirécidiviste, est tué. Aussitôt, durant la nuit, et les quatre ou cinq suivantes, à Vitry-sur-Seine, lieu de résidence du gangster abattu, des bandes de Beurs dévastent la cité et incendient plusieurs dizaines de voitures (24). Ils sont équipés de fusils et de grenades et prennent d’assaut le commissariat. Les grenades proviennent de l’ex-Yougoslavie, ce qui met en évidence un commerce d’armes de guerre dans les "quartiers", au nez et à la barbe d’un Etat français impuissant ou incapable. Dans la conception des assaillants, la police a froidement "assassiné" leur camarade. Selon le fonctionnement sélectif de leur mémoire et de leur morale, il ne s’était auparavant livré à aucun braquage, à aucune menace de mort, à aucun vol à main armée, à aucune tentative pour se débarrasser des policiers en leur tirant dessus. Tous ces actes criminels sont par eux amnésiés, sinon amnistiés. Subsiste un seul fait : la police a tué l’un des leurs. On conviendra qu’il est difficile de pousser plus loin le narcissisme communautaire, l’inconscience juridique et l’art de décliner toute responsabilité de ses propres actes.

On le voit : le communautarisme à la française a poussé si loin ses conséquences qu’il aboutit à ce que les autorités trouvent presque normal qu’existent sur le territoire plusieurs millions de citoyens ou résidents qui ne se considèrent pas comme régis par les lois du pays. Je n’ai pas besoin de souligner à quel point cette attitude contraste avec l’usage américain, qui veut que toute naturalisation s’accompagne d’un serment par lequel le nouveau citoyen s’engage à respecter les lois et les institutions de la patrie qu’il a choisie et qui l’accueille.

Accueillir n’est d’ailleurs pas en Amérique un vain mot. Le journaliste britannique Jonathan Freedland cite ce passage du discours d’un fonctionnaire de l’Immigration et des Naturalisations au moment où il remet leurs papiers de citoyens américains à soixante-huit immigrés : "C’est une magnifique chance pour les Etats-Unis, dit-il. Ce sont des gens comme vous qui ont contribué et contribuent encore à faire de ce pays le plus prospère dans l’histoire de l’humanité. Nous avons reçu d’extraordinaires apports culturels et de merveilleux gains intellectuels de gens comme vous... L’Amérique, c’est vous (25)"

Et, en effet, de 1840 à 1924, 35 millions d’immigrants sont arrivés aux Etats-Unis, soit l’équivalent de la totalité de la population française en 1850 ou de la population de l’Italie en 1910. Loin de décroître, ce flot a plutôt grossi de nos jours, puisque le recensement de 2001 dénombrait 281 millions de citoyens et résidents, soit, par rapport au recensement de 1991, un accroissement de 30 millions dû en majorité à l’immigration, soit le double de ce qui avait été calculé dans les projections. Prétendre que le melting pot ne fonctionne plus aux Etats-Unis relève donc là aussi de l’exorcisme idéologique, destiné à satisfaire chez le croyant européen un besoin subjectif. Ce n’est pas le fruit d’une information sérieuse.

Si je puis me permettre de glisser une remarque supplémentaire, timidement et entre parenthèses, il faut croire que ces dizaines de millions d’étrangers qui, depuis un siècle et demi, venus de multiples points du globe, se sont installés aux Etats-Unis, et en particulier les 35 millions, pour la plupart européens, qui s’y sont rendus de 1850 à 1924, étaient tous des imbéciles complets. Trompés par quel mirage, en effet, s’obstinaient-ils, génération après génération, à quitter les pays de cocagne, de paix et de liberté où ils étaient nés, pour aller se perdre dans la jungle américaine où, s’il l’on en croit ce qu’imprime encore maintenant chaque jour la presse européenne, ne les attendaient que la pauvreté, les discriminations raciales, des inégalités croissantes entre les riches et les "défavorisés", la sousmission inhumaine au profit capitaliste, l’absence totale de protection sociale, les violations permanentes des droits de l’homme, la dictature de l’argent et le désert culturel ?

Comment ces Européens qui s’étaient par inconscience fourvoyés dans l’enfer américain n’écrivaient-ils pas à leurs familles et amis qui nageaient encore dans le bonheur des paradis ukrainiens, calabrais ou grec de ne surtout pas venir les rejoindre ? Et comment, cinquante ou cent cinquante ans plus tard, des Vietnamiens, Coréens, Chinois, Mexicains, Salvadoriens ou même des Russes sont-ils assez aveugles pour tomber à leur tour dans le même piège ? Les descendants des générations anciennes d’immigrés ont pourant bien dû leur expliquer que leurs aïeux n’avaient trouvé aux Etats-Unis que pauvreté, précarité et oppression ? On peut comprendre que le "rêve américain" ait berné les premiers arrivants. Mais si ce rêve n’est que mensonge, on ne peut pas comprendre, en revanche, que l’amère déconvenue des pionniers n’ait pas davantage dissuadé leurs successeurs d’emprunter le même chemin qu’eux. L’histoire mentionne d’autres rêves dont le caractère mystificateur est très vite devenu évident, et qui ont à bref délai suscité plus de candidatures au départ qu’à l’intégration. C’est pourquoi, si le melting pot américain est une telle faillite, on s’étonne de ne pas voir des foules entières fuir les Etats-Unis pour se fixer en Albanie, en Slovaquie ou au Nicaragua.

En France, au contraire, si, selon nous, les immigrés maghrébins et africains se sont, paraît-il, beaucoup mieux intégrés qu’ils ne l’auraient fait aux Etats-Unis, c’est d’abord parce que nous avons renoncé à leur enseigner le français ; c’est, ensuite, parce que notre Haut conseil à l’Intégration à refusé d’instituer l’équivalent du serment des naturalisés américains, et qu’ainsi, à l’inverse des Etats-Unis, nous ne sommes pas assez antidémocratiques pour demander aux nouveaux citoyens français de s’engager à respecter les lois de la République. A quel point ces derniers s’en sont tenus pour dispensés a d’ailleurs dépassé les plus pessimistes attentes.

Ce n’est certes pas vrai pour tous les immigrés, fort heureusement. On trouve dans toute notre société des citoyens français d’origine maghrébine ou africaine dont l’intégration morale, politique et professionnelle est entièrement réussie : ouvriers, employés, commerçants, enseignants, médecins, avocats, fonctionnaires, agents des services publics. Mais on ne les entend jamais s’exprimer en tant que "communauté" dans les moments critiques, où leurs positions pourraient juguler la "haine" des autres. Ils sont marginalisés par les violents, par les bandes armées des "cités", qui monopolisent la représentation de la "communauté". Pourquoi ? Les sociologues politiquement corrects — autant dire : conformistes de pseudo-gauche — nous assurent que cette communauté délinquante, qui a transformé tant de villes en "zones de non-droit", ne constitue qu’une petite minorité. Si c’est le cas, comment se fait-il que les forces de l’ordre ne parviennent pas à l’empêcher de nuire ? Comment se fait-il que, pendant plusieurs années de suite, à la même époque, au même endroit (Strasbourg ou Nantes par exemple) des violents puissent impunément mettre à sac des quartiers entiers, incendier des centaines de voitures ? Ce constat ne fait que mettre davantage en relief la carence de l’Etat ; mais aussi le relatif isolement des immigrés bien intégrés.

Notes
1 : 14 novembre 2001
2 : 15 novembre 2001
3 : Voir Le Monde, 11 décembre 2001, "Des intellectuels japonais s’interrogent sur la guerre en Afghanistan".
4 : Surtout sa célèbre trilogie intitulée USA (1919, 42e parallèle, La Grosse galette).
5 : On trouvera les chiffres notamment dans Alain Bauer et Emile Pérez, L’Amérique, la violence, le crime, les réalités et les mythes, PUF, 2000.
6 : 1994. Traduit en français dans Les Cahiers de la sécurité intérieure, n°15, 1er trimestre 1994.
7 : Voir Alain Bauer et Xavier Raufer, Violence et insécurité urbaine, PUF, "Que sais-je ?", 1998. Et Christian Jelen, La Guerre des rues, la violence et les "jeunes", Plon, 1998.
8 : Le Point, 21 décembre 2001, "Les braqueurs nouvelle vague".
9 : Voir le classique Henri-Irénée Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Seuil, 1948.
10 : Le Parisien - Aujourd’hui, 12 décembre 2001, "La Violence s’insinue dans les écoles primaires".
11 : Le Monde, 22 décembre 2001.
12 : Libération, 22 décembre 2001, "Il voulait suivre le cours : le bon élève prend deux gifles. Dans un collège de banlieue, récit d’une violence ordinaire". On notera que les trois extraits de presse donnés ci-dessus sont concentrés dans un laps de temps très bref.
13 : Cité par Désinformation-Hebdo, 21 novembre 2001.
14 : Cité par Les Echos, 21 décembre 2001.
15 : Op. cit.
16 : Ce membre de phrase souligné par moi a été choisi par Le Monde pour servir de titre à l’ensemble de l’entretien.
17 : Le mot n’a aucun sens dans ce contexte, car imperium (voir le dictionnaire latin-français de Félix Gaffiot, Hachette) signifie "délégation du pouvoir de l’Etat, comportant le commandement militaire et la juridiction", délégation qu’évidemment aucun journaliste, américain ou pas, ne peut recevoir. Mais imperium a l’avantage de suggérer impérialisme.
18 : Les Français, on le sait, sont d’un désintéressement notoire.
19 : Washington, Regnery Publishing Inc., 2001.
20 : New York, The Free Press, 2000.
21 : Voir à ce sujet le livre de Pierre-Patrick Kaltenbach, La France, une chance pour l’islam, Le Félin, 1991. Et, du même auteur, Tartuffe aux affaires, Editions de Paris, 2001, pp. 112-115. Le Conseil d’Etat s’est même parfois montré indulgent pour la polygamie. Voir Christian Jelen, La Famille, creuset de l’intégration, R. Laffont, 1993.
22 : 1995.
23 : Voir par exemple dans Fin du siècle des ombres, Fayard, 1999, p. 349, le commentaire que j’avais publié à ce sujet dans Le Point du du 3 juin 1991 et intitulé "Violence, drame en trois actes".
24 : N’oublions pas que, selon le Code pénal, l’incendie volontaire est non pas un petit délit, une "incivilité", mais un crime, passible de la Cour d’assises.
25 : Jonathan Freedland, Bring Home the Revolution, Londres, Fourth Estate limited, 1998.


Extrait de L’Obsession anti-am

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