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Comment peut-on être saoudien ?

lundi 14 avril 2003

Dans les ruelles de Diriyya, le promeneur solitaire peut imaginer ce que fut l’Arabie depuis le début de l’ère islamique jusqu’avant la prospérité pétrolière : un monde au carré, entouré de murailles pour se protéger des tribus rivales, une étroite surveillance sociale conditionnée par un habitat resserré, de vastes maisons abritant de vastes familles. Tout est couleur de terre, unique matériau de construction, pâle comme le désert environnant. Naguère à une journée de chameau, maintenant à une demi-heure de voiture de Riyad, Diriyya fut détruite en 1818 par les troupes ottomanes de Mohamed Ali (...). Cette ville morte est le berceau historique de la dynastie régnante des Al-Saoud, mais c’est en accueillant Abd al-Wahhab, le réformateur puritain de l’islam contemporain, qu’elle entra en 1744 dans l’histoire du monde (...).

Abd al-Wahhab, prédicateur décidé à purifier l’islam, fut une sorte de Luther musulman en furie contre les pratiques mystiques et magiques ; la comparaison avec le réformateur allemand fut faite de son vivant par des diplomates européens qui séjournaient en Arabie. Au nom du retour aux sources, il imposa une révision des rites, luttant en particulier contre le culte des morts et l’existence même des tombeaux ; il s’en fallut de peu qu’à Médine, en 1808, ses disciples ne détruisent la sépulture de Mahomet. La population locale s’y opposa, tout comme elle résiste aujourd’hui encore aux exigences des intégristes. Abd al-Wahhab s’en prit aussi aux soufis, qu’il traita de charlatans influencés par les chrétiens, et aux ulémas conservateurs, qu’il taxa de laxisme. En invitant à une interprétation littérale des textes, mais aussi à une plus grande liberté du croyant dans son rapport direct aux Coran, le wahhabisme était donc à la fois réactionnaire et modernisateur ; le rapprochement avec le protestantisme, figé par le texte mais libéré des clercs, s’impose.

Abd al-Wahhab exigeait des fidèles un strict respect du Coran, mais que dit le Coran, sinon ce qu’on lui fait dire ? Seul un pouvoir fort pouvait imposer sa version : ce qui le conduisit à passer un pacte d’alliance avec la tribu des Saoud. « Le guerrier cherchait une doctrine ; le prédicateur cherchait une épée », résume Jacques Benoist-Méchin dans sa biographie d’Ibn Séoud (...).

Par la suite, le pétrole, hasard géologique ou providence, devait conférer à cette alliance locale du sabre et du Coran, si modeste au départ, un rôle mondial, puisque le wahhabisme saoudien affecte tout autant le monde occidental que le musulman. Il est peu de mosquées, dans l’un et l’autre, peu d’écoles coraniques qui ne soient plus ou moins financées par l’Etat saoudien ou par des familles saoudiennes. Rappelons que les Ben Laden sont saoudiens.

(...) Une singularité mérite d’être d’emblée soulignée : ce pays est plutôt peu sanguinaire, ce qui en fait une remarquable exception dans le monde arabe, où les prisons sont plus peuplées que les universités. On objectera les décapitations au sabre, l’amputation du poing des voleurs. Mais n’est-ce pas le caractère public de ces rares exécutions qui nous choque ? Nous n’assistons pas aux exécutions de masse, en Syrie ou en Irak, ni aux pendaisons expéditives en Egypte. La charia saoudienne est cruelle, mais elle n’est pas toujours injuste. Il ne se trouve dans la péninsule que peu de prisonniers politiques pour délit d’opinion. Cela n’en fait pas une « société ouverte » et pluraliste – surtout pour les femmes –, mais tout Saoudien des deux sexes est plus libre de ses mouvements et de ses paroles que n’importe quel Syrien, Irakien, ou qu’un plus grand nombre d’Egyptiens. Tout Saoudien vit également dans une plus grande sécurité individuelle et collective que ses voisins, et il est plus prospère : par le hasard du pétrole, certes, mais aussi grâce à la redistribution de cette rente par l’Etat. Un Etat qui n’est pas le plus inefficace, ni le plus corrompu, ni le plus brutal du monde arabe, loin s’en faut (...).

L’Arabie éveille et nourrit les clichés : un Etat totalitaire, les femmes réduites en esclavage, les hommes condamnés à la schizophrénie. Les Occidentaux croient en cette caricature ; bien des musulmans de par le monde, hostiles aux Saoudiens ou jaloux de leur fortune, partagent ou propagent ce simplisme. L’organisation Amnesty International ne cesse de dénoncer les exactions de la police saoudienne ; incarcérations arbitraires, torture de détenus, mauvais traitements infligés aux travailleurs immigrés.

Certes, l’Arabie saoudite n’est pas une société libérale : le conformisme social y est écrasant, les codes sexuels incompréhensibles aux non-initiés. Mais convient-il de comparer l’Arabie à l’Europe de notre temps, ou à ses voisins et à d’autres temps ?

Car l’Arabie est passée en une génération d’une société médiévale, comparable à celle du temps de Mahomet, à un niveau de vie de type américain. L’esclavage n’en a été banni qu’en 1960. Mais la charia s’y applique : il arrive que l’on coupe en public la main d’un voleur ; certaines femmes adultères auraient été lapidées, sans témoins. Il faut s’en émouvoir, tout en sachant qu’en pratique ces châtiments publics sont rares, car les voleurs peu nombreux. Cette nation est une des plus sûres au monde. Est-ce du fait de la charia, de la peur qu’elle suscite ? Plus probablement cette sécurité procède-t-elle des moeurs locales, d’un respect inné de l’autorité, de la stabilité des grandes familles et du pesant contrôle que chacun exerce sur les membres de sa famille et sur ses voisins. Les Saoudiens vivent donc dans une sécurité enviable, au prix de contraintes que, de l’extérieur, nous avons tôt fait de qualifier de totalitaires ; mais ce totalitarisme saoudien est plus intériorisé qu’il n’est une violence d’Etat.

Préférerait-on à l’Arabie cette chère vieille Egypte, pétrie par cinq mille ans de civilisation, mais où les geôles débordent, où l’on pend tous les jours, sans trop de procès, tout suspect islamiste ou simplement tout adversaire du dictateur ? Ou bien la Syrie vaudrait-elle mieux, quadrillée par une police politique incomparablement plus cruelle que la police religieuse devenue fort discrète en Arabie ? Devrions-nous, pour mémoire, rappeler qu’en Syrie ou en Irak les opposants au régime ne se voient pas infliger de bastonnades, comme en Arabie, ni ne risquent d’être amputés d’une main : il leur arrive seulement d’être en masse détruits au napalm ou à l’aide d’armes chimiques ? A l’aune de sa région perturbée, et qui n’est pas la nôtre, répétons, au risque de surprendre, que l’Arabie saoudite est un Etat-nation qui a plutôt réussi (...).

N’est-il pas étrange que cette Arabie que l’on décrit comme fermée et réactionnaire confie sa représentation à un congrès de diplômés américains ? A les fréquenter, ils m’ont paru plus proches de l’esprit critique des Occidentaux que du dogmatisme propre aux écoles coraniques, et il n’est pas une observation sur l’Arabie prononcée en Occident qu’ils n’aient de leur côté déjà examinée. Ce que nous disons sur le despotisme saoudien, ils le savent ; nos livres, pamphlets et journaux, ils les lisent. Internet est accessible à tous. La presse et la littérature sont censurées, mais elles circulent. Evoquera-t-on un despotisme éclairé ? C’est ainsi que la monarchie souhaiterait être perçue. Il n’est pas niable que cette monarchie et les élites saoudiennes sont, de fait, plus progressistes que le peuple, resté conservateur. Ce qui place l’Arabie à l’opposé de pays comme le Maroc, l’Egypte ou la Tunisie : en Afrique du Nord, le peuple souhaite une modernisation que les despotes refusent. En Arabie, la plupart des dirigeants souhaiteraient des évolutions économiques et politiques que réfutent une majorité conservatrice et la cléricature religieuse (...).

A terme, l’Occident pourrait ne plus acheter de pétrole à l’Arabie parce que d’autres gisements seront exploités ou que d’autres formes d’énergie s’imposeront : les députés, les journalistes, les universitaires, les princes saoudiens, tous l’envisagent. Faute de s’y être préparée, l’Arabie retournerait alors au désert. Aucune activité économique n’est actuellement en mesure de prendre le relais, peu de cadres saoudiens sont susceptibles de remplacer les experts immigrés ; les objets de la modernité, tous importés, sont comme posés au milieu des sables, sans procéder de la démarche économique et scientifique qui permettrait de les produire ou de les reproduire. Une impasse avant tout culturelle : l’enseignement conservateur privilégie les lettres et la théologie, il en appelle à la mémorisation plus qu’à la réflexion, pas du tout à la critique et à l’autocritique. Une corporation aussi puissante que l’est la famille royale congèle toute innovation : le clergé. La faible créativité qui résulte de cet enseignement accentue la dépendance technique envers l’Occident et les frustrations qui en dérivent.

Sans nul besoin de nos conseils, les élites éclairées sont les premières à déplorer cette pédagogie qui appauvrit la connaissance véritable et réduit l’islam à sa caricature.

Mais réformer l’éducation exigerait une poigne que ne possède pas la famille régnante. Il en va de même pour l’économie : le royaume est un despotisme mou. Le ministre chargé du remplacement des travailleurs étrangers expatriés en Arabie saoudite – la saoudisation – raconte comment il est lui-même contraint par la loi d’employer un chauffeur saoudien, payé 2 000 rials. Mais, comme celui-ci est toujours absent et qu’il lui est interdit de le licencier, le ministre a « doublé » son Saoudien par un Pakistanais payé 400 rials. Le Pakistanais est présent et corvéable. Cette situation emblématique se répète dans toutes les entreprises privées et publiques, car les Saoudiens, rentiers du pétrole, ne se hâtent pas de devenir entreprenants. Un comportement qui ne doit rien à l’islam ni à la culture arabe, car je suis persuadé que dans une position comparable nous nous enliserions dans des paresses analogues.

La démocratie de modèle occidental serait-elle plus efficace, capable de conduire les Arabes vers un avenir moins despotique et moins immobile ?

Depuis le 11 septembre, les Américains se sont mis en tête de démocratiser l’Arabie saoudite ; les éditoriaux et déclarations politiques en ce sens, malgré la censure, s’infiltrent dans le royaume par les satellites et Internet. Ils ne font qu’agacer les dirigeants tout comme le peuple, qui ne supportent guère les leçons venues d’ailleurs ; toute libéralisation des moeurs et des institutions s’en trouve bloquée, car nul, ni le clergé ni la dynastie, ne veut apparaître comme cédant aux pressions américaines. Et comment passer à la démocratie dans une nation tribale, sans aucune histoire démocratique ? Les dirigeants américains citent les précédents allemand et japonais de 1945 !

Une comparaison anhistorique et aculturelle qui laisse perplexe. Au demeurant, si l’Arabie saoudite devenait soudain une démocratie représentative, rien ne laisse prévoir qu’elle resterait favorable à l’Occident.

Plutôt que de plaquer nos préceptes et pratiques sur l’Arabie, mieux vaudrait, pour les Saoudiens et nous-mêmes, que le royaume évolue vers plus de représentation et une monarchie constitutionnelle. Les princes et les intellectuels les plus éclairés déclarent volontiers que l’Union européenne pourrait accompagner ce virage vers une libéralisation de l’Etat, de l’économie et des esprits, sans agresser les sentiments religieux du peuple. Mais si l’Europe ne suscite pas la même hostilité que les Etats-Unis, elle n’a pas de politique arabe.

Dans l’attente de ces évolutions improbables, la société saoudienne restera indexée sur le prix du baril de pétrole : si le cours se maintient, la monarchie apaisera les revendications sociales, achètera la loyauté des tribus et du clergé, comme elle y parvient depuis sa fondation. Si les fonds manquent, le peuple se tournera vers un Ben Laden. Tel est le risque de la légitimité islamique dont se réclame la dynastie des Séoud : au nom de l’islam , ils ont vaincu les Ottomans, pris les lieux saints dont ils se sont proclamés les gardiens, soumis les tribus rivales. Mais, à trop se réclamer de la pureté islamique, on rencontre toujours plus islamique que soi.

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