Accueil > International > Affaires étrangères > Des compétences et de la légitimité de la Cour Pénale Internationale
Des compétences et de la légitimité de la Cour Pénale Internationale
dimanche 14 avril 2002
La mise en place d’une juridiction internationale compétente pour les crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale constitue un progrès. Comment ne pas se réjouir que des crimes de guerre tenus pour impardonnables par la presque totalité de nos semblables soient désormais jugés et les coupables punis ? Encore faut-il que cette juridiction satisfasse un certain nombre de conditions qui tiennent, notamment, à la stricte délimitation de sa compétence et à un minimum de légitimité démocratique, c’est-à-dire de représentativité. Faute de quoi ladite Cour risque d’apparaître comme un instrument partisan dont chacun des actes sera contesté - et contestable. Or, et c’est là mon propos, nous sommes loin du compte. Je voudrais examiner quatre carences majeures : les compétences de la Cour pénale internationale (CPI), sa composition, sa légitimité démocratique et les conditions de nomination des dix-huit premiers juges.
L’un des motifs qui ont décidé les Etats-Unis à ne pas adhérer au Statut de la CPI, signé à Rome en 1998, est le caractère exorbitant des compétences dont la juridiction est investie. Si l’on examine les articles du Statut qui définissent ces compétences, il apparaît que ces préventions sont justifiées. L’article 5 du Statut donne à la Cour compétence pour quatre catégories de crimes : crime de génocide, contre l’humanité, de guerre et d’agression.
La notion de crime d’agression reste à définir, mais les termes en sont suffisamment larges pour y faire entrer à peu près n’importe quelle action armée. Le crime de génocide est défini dans des termes de nature à justifier l’exigence de mesures positives au bénéfice de minorités ethniques ou religieuses. L’article 7 du Statut qualifie de crime contre l’humanité le "transfert forcé de population" et l’ "emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international", ce qui élargit fortement l’acception d’une notion que l’on aurait souhaité réserver aux crimes les plus réprouvables.
La notion de "crime de guerre" est définie comme "le fait de lancer des attaques délibérées contre des biens civils, c’est-à-dire des biens qui ne sont pas des objectifs militaires" ou "le fait de lancer une attaque délibérée en sachant qu’elle causera incidemment des pertes en vies humaines ou des blessures parmi la population civile, des dommages aux biens de caractère civil ou des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel qui seraient manifestement excessifs par rapport à l’ensemble de l’avantage militaire concret et direct attendu". Dans son excessive généralité, cette disposition est juridiquement ridicule : elle permet qu’une opération militaire soit qualifiée de "crime de guerre" encore qu’elle n’ait causé aucune perte civile, seulement des "blessures" ou des dommages aux biens.
La prise en compte des dommages à l’environnement est, quant à elle, des plus dangereuses. Connaissant l’âpreté des débats sur les questions environnementales, l’on mesure que l’article 8 du Statut de Rome investit en réalité les juges de la CPI d’un pouvoir discrétionnaire qui confine à l’arbitraire.
Egalement défini comme crime de guerre "le fait de lancer des attaques délibérées contre des bâtiments consacrés à la religion, à l’enseignement, à l’art, à la science ou à l’action caritative, des monuments historiques (...) pour autant que ces bâtiments ne soient pas des objectifs militaires" (un littera qui amènera la CPI à prendre position dans des débats qui ressortissent aussi naturellement à la compétence d’une juridiction pénale internationale que : qu’est-ce qu’un "bâtiment d’art" ? Qu’est-ce qu’une action proprement caritative ?) ; "le fait de tuer ou de blesser par traîtrise des individus appartenant à la nation ou à l’armée ennemie" (ce qui est, à peu de choses près, la définition d’une opération militaire réussie : eût-il fallu prévenir les Allemands du débarquement de 1944, de façon à ne pas les prendre en traître ?) ; "le fait de déclarer qu’il ne sera pas fait de quartier" (crime de guerre, une déclaration, même non suivie d’effets ?) ; "le fait de détruire ou de saisir les biens de l’ennemi, sauf dans les cas où ces destructions ou saisies seraient impérieusement commandées par les nécessités de la guerre" (le caractère impérieux étant apprécié par les stratèges de la CPI depuis leur siège néerlandais) ; le fait d’employer des armes de nature à causer des maux superflus ou des souffances inutiles" (y compris le mal de tête, les maux de gorge, un étourdissement passager ?), etc.
L’abstraction est certes l’un des critères anatomiques du droit. Le droit des obligations est, par exemple, un chef d’oeuvre de généralité et d’abstraction. Ce qui fait néanmoins sa spécificité est que tout abstrait qu’il fût, le droit répond aux nécessités de la pratique : c’est sa raison d’être. A défaut de satisfaire cette deuxième condition, le droit n’est plus qu’un ensemble de généralités qui doivent être ramenées à la réalité, c’est-à-dire complétées, par les cours et tribunaux. La trop grande généralité du prescrit juridique investit ipso facto les juges d’un pouvoir considérable dans son application : si le législateur n’a pas fait le droit, les juges le feront. L’on dira que s’il est de nature à effrayer les juristes des pays de Civil Law, ce pouvoir créateur du juge est moins déroutant, dans son principe, pour un juriste de Common Law. C’est exact, mais alors les options personnelles, les convictions des juges, qui nécessairement joueront un rôle primordial dans leur office, sont à prendre en compte au moment de leur désignation. C’est une exigence démocratique élémentaire que la composition d’un pouvoir investi de compétences normatives reflète, même partiellement, la diversité des opinions des peuples concernés. Des mécanismes existent : l’élection de certains juges, ou la désignation de juges par des institutions qui jouissent d’une légitimité populaire directe (on songe, notamment, à l’intervention dans le choix des juges à la Cour suprême des Etats-Unis, aussi bien du Président que du Congrès, qui partagent la légitimité du suffrage universel).
La question de la légitimité démocratique se pose pour toute juridiction, particulièrement lorsque les juges disposent d’un important pouvoir créateur de droit. Cette question se pose également pour les institutions internationales, spécialement celles, comme les institutions européennes de la Commission et du Conseil, qui sont dotées du pouvoir de produire des normes contraignantes. De telles institutions internationales tirent leur légitimité démocratique de ce qu’elles ne sont jamais que l’émanation des Etats qui les ont constituées, Etats dont les autorités sont, elles, démocratiquement élues. Naturellement, il y a, dans cette représentation, une part de fiction et il n’est pas toujours aisé de se représenter que même des institutions comme la Commission européenne jouissent, quoique très indirectement, d’une part de légitimité populaire.
La CPI est, à la fois, une juridiction que la généralité des termes de son Statut condamne à créer du droit et une institution internationale. La question de sa légitimité démocratique, de sa représentativité se pose doublement. Or la sélection des dix-huit premiers juges montre indubitablement que ces exigences élémentaires de représentativité n’ont à aucun moment été prises en compte. Comment la CPI pourrait-elle prétendre à la moindre légitimité démocratique lorsque tous et chacun des juges nommés s’inscrivent dans une partie seulement du spectre des opinions politiques ?
Cette affirmation doit être développée. La Cour :
René Blattmann fut candidat, en 2002, aux élections présidentielles de Bolivie, sur un programme de gauche. Maureen Harding Clarck se définit comme militante féministe de longue date. Fatoumata Dembele Diarra, spécialisée dans la cause des femmes, ex-conseillère du dictateur Traoré fut nommée par un parti membre de l’Internationale socialiste en 1999. Adrian Fulford, célébré sur Internet comme "the first openly gay high court judge", se définit comme de gauche. Hans-Peter Kaul reconnaît aux organisations non gouvernementales le titre de "gardiennes" du Statut de 1998. Claude Jorda, français, fut nommé par les socialistes sous Mitterrand et n’a jamais caché ses convictions. Karl T. Hudson-Philipps fonda un parti politique décrit comme "personnaliste". Philippe Kirsch, Belge qui émigra au Canada à la fin de son adolescence et en prit la nationalité, maître d’oeuvre du Statut de 1998, fut membre entre 1994 et 1996 d’un gouvernement de gauche. Akua Kuenyehia se décrit comme "women’s rights activist". Elizabeth Odio Benito épouse la cause des femmes et des minorités ethniques. Navenathem Pillay, autre activiste des droits des femmes, est elle-même membre de plusieurs ONG, dont "Equality Now", basée à New York et dont les options Démocrates sont décrites sur leur site Web. Tuiloma Neroni Slade est, quant à lui, spécialisé dans les questions d’environnement, tandis que le Coréen Sang-Hyun Song est expert des "crimes contre l’environnement". Anita Usacka s’est intéressée de près aux questions de violence domestique et fut soutenue par une association féministe. Sylvia H. de Figueiredo Steiner fut soutenue par rien moins qu’une centaine d’ONG et se définit comme militante féministe.
La conclusion s’impose d’elle-même : la composition de la CPI reflète toute la diversité des opinions ...de la Gauche. On pourra ergoter sur la trajectoire de l’un ou l’autre, exhumant telle ou telle prise de position qui trahit une bouffé de sympathie, fugace et honteuse, pour le capitalisme, les Etats-Unis ou Israël, alors posons la question différemment : combien, parmi ces juges, accepteraient de se définir comme Républicain au sens américain, Conservateur au sens britannique ou même simplement "de droite" ? Poser la question, c’est y répondre.
La composition de la CPI ne réflète donc nullement la diversité des opinions populaires. Pourquoi ? Y verra-t-on une coïncidence ? Il faut avouer qu’elle serait stupéfiante. Tournons-nous plutôt vers la procédure de sélection. Outre leur curriculum vitae, les candidats juges furent invités à répondre à 20 questions. Parmi ces questions : " Y a-t-il eu des situations ou des cas dans le passé dans lesquels vous pensez avoir appliqué une approche sexo-spécifique, c¹est-à-dire vous être interrogé(e) sur des effets différemment ressentis par les hommes et les femmes ? Si oui, quel en a été l¹effet ?" ; "Avez-vous déjá été employé(e) par, ou siégé au sein du comité directeur d¹une organisation des droits de l¹homme ou du droit humanitaire international ? ". Dès lors que les critères de sélection conduisant à privilégier ceux parmi les impétrants qui ont adopté une approche "sexo-spécifique" (un mot que je ne connaissais pas) ou siégé dans des ONG, la couleur politique des heureux élus ne doit pas surprendre.
Au-delà des critères de sélection des juges, c’est l’ensemble du processus de mise en place de la CPI qui laissait augurer d’un instrument partisan. Le rôle des ONG mérite d’être mis en relief.
A l’origine même de la CPI, nous trouvons en effet une coalition de plus de mille ONG, dont le "comité de pilotage" était notamment composé de Amnesty International, Association pro Derechos Humanos, la Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme et Human Rights Watch. Lorsque fut décidée l’organisation, à Rome, d’une conférence d’élaboration du statut de la future Cour, les ONG y furent naturellement conviées. Il n’est pas juqu’au Statut lui-même qui, dans son article 15, ne leur reconnaisse un rôle dans la saisine du Procureur de la CPI !
Si les ONG prétendent représenter la "société civile", ces organisations ne représentent en réalité et en toute rigueur, qu’elles-mêmes : elles ne sont élues par personne. La représentativité d’une ONG se limite au nombre de ses membres. Traditionnellement, les ONG portent des idéaux associés à la Gauche : écologie, pacifisme, justice sociale, etc. Particulièrement dans le monde anglo-saxon et de plus en plus en Europe continentale, la Droite, spécialement les libéraux, créent des think tank, littéralement des "réservoirs de pensée", c’est-à-dire des organisations se donnant pour vocation de réfléchir à des problématiques économiques, juridiques ou philosophiques. Des think tank comme le Cato Institute, l’ Heritage Foundation, aux Etats-Unis, ou l’I.E.A. en Grande-Bretagne, ont pris une ampleur considérable, organisant des centaines de colloques, conférences, publiant autant de livres, articles et entretenant d’imposants sites Web.
Pas plus que les ONG, les think tank ne peuvent se targuer de représenter la "société civile". Mais tant qu’à associer à l’élaboration du Statut de Rome des ONG, pourquoi ne pas avoir élargi le spectre des consultations en conviant les experts de quelques-uns de ces think tank ? Pourquoi s’être limité à rechercher la collaboration d’organisations dans le message desquelles ne se reconnaissent qu’une minorité de nos contemporains ?
Que les choses soit claires et coupons court aux mauvais procès : il n’est pas question de mettre en cause les qualités juridiques des juges nommés. Seulement leur absence de représentativité. La monochromie politique de la Cour est regrettable en soi et trahit le caractère idéologique de la démarche. Si toutefois les compétences de la Cour étaient rigoureusement circonscrites par son Statut, il ne faudrait s’inquiéter que de ce que, dans l’application du droit, c’est-à-dire dans le choix de ses cibles, la Cour se montre partisane. (Nombre d’organisations membres de la Coalition pour la CPI y voient l’instrument qui permettra de frapper "tous les Hitler et les Pinochet" de la planète. Quid des Castro, des Pol Pot, des dirigeants nord-coréens, des Mao et des Staline ?). Cette monochromie est d’autant plus regrettable au vu de la générosité des termes du Statut qui, je le répète, investit les juges de la CPI d’un véritable pouvoir, non seulement d’appliquer le droit international existant (dont l’incertitude permet pourtant déjà de nombreuses variations, ainsi que le montre par exemple le jugement rendu par la Chambre des Lords britannique dans l’affaire Pinochet), mais de créer du droit nouveau. Comment imaginer qu’un cénacle partisan créera autre chose que du droit partisan ?
Le maître d’oeuvre de la conférence qui donna naissance au Statut de la CPI, Philippe Kirsch, affirme que la Cour aura à coeur de montrer que ses intentions ne sont pas politiques, mais juridiques. Ce soucis du droit ne semble pas avoir obsédé les intéressés lors du choix des juges.
MM. Bartram et Rivkin dénonçaient dans le Wall Street Journal Europe du 17 février le "premier faux-pas" de la Cour pénale internationale, à savoir les conditions de nomination des dix-huit juges dont nous venons d’évoquer les remarquables affinités. Le Statut de 1998 exige que les juges soient nommés à la majorité des deux tiers des Etats présents et votants. Tous les votes doivent être pris en compte, valables ou non, seules les abstentions ne le sont pas. Constatant qu’il était impossible de réunir cette majorité pour trois des dix-huit juges, les représentants des Etats ont décidé de ne prendre en compte que les votes valablement émis, écartant d’autorité les votes émis, mais irréguliers. Cette observation semblera aux non juristes de l’argutie juridique sans intérêt, mais c’est de ce type de finesses que le droit est fait et il ne peut procurer ses bienfaits que si l’on en respecte l’intégrité formelle. Quand même ne pourrait-on s’accorder sur ceci, une chose est sûre : cette violation flagrante du Statut de 1998 entache par avance d’irrégularité toutes les décisions de la CPI auxquelles seront conviés les trois jugés concernés.
Il est temps de conclure en répétant que l’idée à l’origine de la Cour pénale internationale doit être approuvée. Il est, en effet, souhaitable, qu’une juridiction à compétence universelle, impartiale et respectée, soit saisie des crimes de guerre les plus graves et mette un terme à l’impunité de leurs auteurs. La mise en oeuvre actuelle de cette idée s’apparente cependant à une confiscation par une minorité idéologique. Les termes du Statut fondateur sont, dans leur extrême généralité, susceptibles de justifier l’intervention de la CPI dans toutes et chacune des opérations militaires, lors même qu’il n’y aurait ni victime, ni blessé et cela y compris dans les hypothèses les plus irrelevantes, comme le dommage porté à un "bâtiment consacré à l’art" ou à "l’environnement". Les critères de sélection des juges sont tels que la CPI est aujourd’hui exclusivement composée de juges dans les opinions desquels ne se reconnaîtront qu’une minorité des populations des Etats démocratiques. Cette composition partisane laisse augurer d’une "justice" qui le sera tout autant.