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De Staline à Saddam
mardi 15 avril 2003
Hussein, comme Staline, est un tyran mais reconnaissons au second une ampleur dans le dessein et une constance dans la réalisation autrement conséquentes, si l’on s’en tient à la seule mesure qui compte en ce domaine : le nombre des victimes. Staline a assujetti des peuples entiers et en a décimé d’autres au point de disputer à Mao, autre expert en la matière, le titre de plus grand criminel du XXe siècle. En comparaison, Hussein fait figure d’amateur mais plus par défaut que par manque de conviction génocidaire. L’Irak n’a pas la dimension de l’URSS et il n’existe pas, au Moyen-Orient, de glacis irakien où le dictateur aurait pu exercer toute sa tyrannie, comme il a existé un glacis soviétique où Staline régnait en maître absolu.
Cette restriction faite, il existe bien quelques points communs entre les deux hommes, et les événements que nous vivons ne sont pas sans en rappeler d’autres.
En premier lieu, n’oublions pas que Staline comme Hussein ont été des alliés des Etats-Unis avant de devenir leurs ennemis jurés. L’Armée rouge, qui effrayait les experts de l’Otan, devait en partie sa puissance aux Américains qui avaient soutenu l’effort de guerre soviétique contre l’Allemagne nazie comme aujourd’hui une partie des armes dont dispose l’armée irakienne (y compris chimiques) sont des reliques d’un soutien américain datant de l’époque où Bagdad était l’allié objectif de Washington contre l’Iran de Khomeyni. Dans l’un et l’autre cas, ce sont les dictateurs qui ont, d’eux mêmes, mis fin à leur entente avec les Etats-Unis, Staline en abaissant le rideau de fer sur l’Est européen, Hussein en envahissant le Koweït.
La lutte contre le terrorisme dont Hussein n’est qu’un maillon se mène au nom de la démocratie comme ce fut le cas au moment de la guerre froide. Il peut y avoir derrière les bonnes intentions américaines des intérêts mercantiles liés au pétrole – mais il ne fait guère de doute que George Bush croit aujourd’hui défendre la cause du monde libre comme l’étaient convaincus Truman ou Eisenhower face au communisme. Sur ce point, l’histoire leur a donné raison. Il est vrai encore que l’islamisme, comme le communisme, est animé d’ambitions planétaires qui ne souffrent pas d’alternative. Dans la vision binaire des islamistes, comme hier des communistes, c’est eux ou nous. Il n’y a guère de place dans leur idéologie pour ce qui fonde la démocratie.
Partant de ce constat, les Américains croient en une possible démocratisation de la région moyen-orientale à partir d’un Irak pacifié par leurs soins, comme ils ont réussi à le faire dans l’Europe de la guerre froide depuis l’Allemagne occupée. Dans cette nouvelle croisade, les Etats-Unis retrouvent leurs fidèles alliées d’hier. La Grande-Bretagne partage la même foi qu’eux en la démocratie. Elle fut à la pointe du combat contre l’URSS, elle sera aux côtés des Américains contre Hussein quoi qu’il en coûte à son leader actuel. L’Italie, quant à elle, symbolisait lors de la guerre froide la ligne de front, pour des raisons de proximité (avec la Yougoslavie socialiste) et de fracture interne avec un puissant PCI prêt à jouer la cinquième colonne. Aujourd’hui, Rome est encore aux premières loges en qualité de capitale de la chrétienté qu’un islamisme virulent aspire à détruire. L’Espagne, enfin, sait à quoi s’en tenir sur le terrorisme pour y être confrontée quotidiennement comme elle n’ignorait rien hier de ce qu’était le communisme après une guerre civile sanglante où les « rouges » avaient joué un rôle déterminant.
Les clivages d’antan ré apparaissent. Les « non-alignés », dont le mouvement date précisément de la guerre froide, veulent faire croire à leur neutralité quand ils campent sur leurs vieilles positions anti-occidentales. Les pays de l’Est regardent comme toujours vers l’Ouest et proclament leur attachement à la démocratie mais, libérés du joug soviétique, ils peuvent désormais le dire ouvertement au grand dam de certains qui semblent regretter la division de l’Europe d’hier.
La France reprend sa place de maillon faible de l’Alliance atlantique en trouvant ses appuis auprès d’une Russie nostalgique de sa splendeur soviétique et auprès d’une Chine qui reste l’un des derniers pays communistes du monde. Au temps de la guerre froide, Paris prétendait jouer un rôle d’équilibre entre l’Est et l’Ouest comme il cherche maintenant à ménager une solution pacifique à un conflit qui s’annonce inéluctable. Il s’agissait auparavant de sauvegarder la détente, il est question maintenant de sauver la paix, deux nobles intentions qui ne doivent pas masquer pour autant des motivations plus triviales qui, hier comme aujourd’hui, cachent des intérêts commerciaux pas toujours avouables et révèlent l’affinité des dirigeants français pour les régimes forts et les dictateurs.
Même les opinions publiques retrouvent leur vieille marque. Les Américains se préparent à la guerre dans la psychose de représailles terroristes comme ils craignaient dans les années 50 le feu nucléaire soviétique. Les pacifistes européens défilent pour conjurer leur peur d’une politique sur laquelle leurs dirigeants n’ont pas de prise puisque les décisions se prennent ailleurs. Ils n’en sont pas encore à crier « plutôt islamiste que mort » comme ils scandaient « plutôt rouge que mort » mais certains d’entre eux jouent déjà les « idiots utiles » en s’offrant à Bagdad comme boucliers humains de la dictature irakienne.
Tout cela a bien un goût de déjà vu, sauf que Washington n’a jamais proclamé haut et fort qu’il fallait à tout prix li bérer Moscou. Même dans les pires moments de tension entre l’Est et l’Ouest, il n’était pas question d’envahir l’Union soviétique ou l’un de ses dominions, ni de liquider Staline. Voilà pourquoi toute comparaison historique est trompeuse. Au temps du communisme il y avait un centre et un chef, puis par la suite plusieurs centres et plusieurs chefs mais toujours identifiés à des pays et circonscrits à des dirigeants. Rien de tel avec la nébuleuse terroriste comme le prouvent les di fficultés qu’ont les Américains à établir des liens entre Saddam Hussein et al-Qaida. En fait, les Etats-Unis foca lisent sur l’Irak parce qu’ils ont besoin, dans cette guerre d’un type nouveau, de ma térialiser l’ennemi. Et comme Washington a un vieux compte à régler avec le dictateur de Bagdad, ce dernier fait office de bouc émissaire. C’est une fois l’Irak libérée et Hussein liquidé que les vrais problèmes commenceront à se poser. Si l’islamisme est l’ennemi à abattre, il faudra bien que les dirigeants américains finissent par admettre que Hussein n’était pas le plus qualifié pour représenter ce mal et que sa disparition ne résout rien au fond. Mais toute guerre a besoin de symbole. Le dictateur irakien joue fort bien ce rôle, avec toute l’arrogance nécessaire. Hussein n’est pas Staline mais il fait un méchant tellement crédible qu’on lui prête volontiers plus d’importance qu’il n’en mérite.