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La révolution cuculturelle à l’école
vendredi 18 avril 2008
ON prend, de nos jours, un risque considérable à se présenter comme l’adversaire d’une réforme quelle qu’elle soit. Dans le monde affairé et fébrile du mouvement pour le mouvement, réforme est le mot le plus convoité du vocabulaire politique. Le concept d’action est tout entier occupé par la réforme, comme si, pour préserver, il suffisait de laisser faire, comme si sauvegarder une institution, un paysage, un principe ou une relation avec les morts, ce n’était pas agir. On a toujours raison de réformer, dit - aussi vigilante à l’égard des contrevenants qu’indifférente au contenu du changement proposé - la sagesse des nations, c’est-à-dire des journaux, droite et gauche confondues. Et tout le reste, ajoutent-ils, n’est qu’immobilisme, corporatisme, conservatisme et ringardise.
A cet a priori défavorable s’ajoute, dans le domaine de l’éducation, la difficulté, voire l’impossibilité de s’entendre sur l’objet de la querelle. Vous vous inquiétez pour la dissertation ? On vous répond qu’il n’a jamais été question de supprimer cet exercice, par ailleurs moribond, artificiel et complètement ridicule. Vous protestez contre les nouvelles finalités assignées à l’école par le pédagogisme ? Philippe Meirieu, directeur de l’Institut national de la recherche pédagogique, assure que les pédagogues « se battent au quotidien, pour faire accéder les élèves les plus démunis aux textes fondateurs de notre culture ».
Et quand une pétition dénonce l’effacement de la littérature « comme d’un coup de chiffon sur un tableau noir », le parti de la réforme s’étonne de voir des intellectuels éminents ajouter foi à des rumeurs : jamais, nous est-il dit, la littérature n’a été plus présente ni mieux défendue que dans les nouveaux programmes
A ce pilonnage dénégatif, à cette technique pour saper la confiance de l’autre dans la fiabilité de ses réactions affectives et de sa perception de la réalité extérieure, le psychanalyste américain Harold Searles a naguère donné un nom : l’effort pour rendre l’autre fou. Mais cette entreprise n’aurait une chance de réussir que si les innovateurs gardaient secrets leurs desseins et leurs rêves. Tel n’est pas le cas. Dans un livre intitulé Pourquoi vos enfants s’ennuient en classe et préfacé par Philippe Meirieu, Marie-Danielle Pierrelée, forte de son expérience de principal de collège et d’enseignante qui ne concédait « à la grammaire formelle qu’une demi-heure par semaine », propose de réduire à 15 heures hebdomadaires la part des cours obligatoires pour les collégiens : « Ce sont des horaires volontairement allégés, car je pense que tous les collégiens doivent aussi passer chaque semaine une partie importante de leur temps - l’équivalent d’une journée entière - à travailler à la réalisation de projets concrets, la fabrication d’une machine, la réalisation d’un journal, la préparation d’un concert, la création et l’entretien d’un jardin, le soutien moral des personnes âgées d’une maison de retraite ou, pourquoi pas, une recherche mathématique... »
Jaurès ne voyait pas « en vertu de quel préjugé nous refuserions aux enfants du peuple une culture équivalente à celle que reçoivent les enfants de la bourgeoisie ». Marie-Danielle Pierrelée ne voit pas en vertu de quel préjugé nous la leur donnerions. Si vos enfants s’ennuient en classe, affirme-t-elle en substance, ce n’est pas parce qu’ils sont façonnés par la télécommande à juger ennuyeux tout ce qu’ils ne trouvent pas divertissant, c’est parce que, en vertu d’une étrange conception de l’égalité, on veut imposer à toute une classe d’âge un enseignement passéiste et abstrait adapté seulement à une minorité : ce jeune paysan sarthois « qui se moque éperdument des démêlés de Danton et de Robespierre » prendrait goût à l’histoire si on lui faisait étudier l’évolution des techniques agricoles.
Le problème de l’école, autrement dit, c’est l’école. Il y a trop d’école à l’école, trop de norme et pas assez de projets. Il faut donc desserrer l’étau de la culture scolaire sur l’enseignement en combattant les « lobbies disciplinaires », en renversant la tendance des concours de recrutement « à favoriser les grosses têtes, les érudits, les passionnés d’une discipline au détriment des pédagogues » et en tablant sur le multimédia. Bienvenue dans la vie.com. La technique sauvera vos enfants de l’ennui : « Prenez un gamin de douze ans, par exemple, qui cherche des informations sur les châteaux forts. Il va pouvoir naviguer dans le CD-ROM, trouver une carte avec les implantations des différents châteaux, examiner les sites, la topographie. Il va pouvoir visiter un château, entrer dans les pièces, le donjon, se promener. C’est beaucoup plus excitant que la lecture d’un livre. »
Les membres du parti de la réforme ne sont pas tous aussi radicaux, mais tous, ils disent « gamins » pour désigner les élèves, et tous, ils s’emploient à guérir l’école de l’école. Ainsi, notre avant-dernier ministre de l’éducation nationale dont on a oublié, en fustigeant ses humeurs, ses maladresses, son mauvais caractère, qu’il nageait avec énergie dans le sens du courant : « Il y a dans l’enseignement une tendance archaïque que l’on peut résumer ainsi : ils n’ont qu’à m’écouter, c’est moi qui sais. Sauf que c’est fini, les jeunes (et même les très jeunes) n’en veulent plus. Ce qu’ils veulent, c’est interréagir. »
Ainsi encore, les dirigeants de la Fédération des conseils de parents d’élèves des écoles publiques. Le jeune, lit-on dans leurs brochures, doit être acteur de son éducation, de sa formation, de son projet personnel, de son propre changement, de sa propre construction de savoirs : « L’accent doit être mis dès sa naissance sur ses potentialités, sur ses capacités propres, sur son initiative... Centrée sur l’enfant et non sur les disciplines enseignées, c’est à l’école de s’adapter à l’élève et non l’inverse. »
Nous ne sommes pas fous. Nous sommes même en droit de dire qu’il n’est pas de précédent dans l’histoire européenne à la haine des maîtres et à la détestation de l’école manifestée aujourd’hui par l’institution scolaire elle-même et par les forces soi-disant vives de la société. Mais c’est combattre la dénégation par le procès d’intention que d’imputer, comme viennent de le faire Pierre Bourdieu et Christophe Charles (page Débats du Monde du 8 avril), l’actuelle frénésie réformatrice à la volonté cynique de soumettre le système éducatif aux lois du marché et aux besoins des entreprises.
Les pédagogues ne sont pas antipathiques, ils sont sensibles, ils sont compatissants, ils sont sympa, habités même par l’esprit du sympa bien plutôt que par l’esprit du capitalisme. Meirieu ne sait pas lire ( Le Monde du 12 mai), mais il est à l’écoute : je ne lui ai jamais décerné d’autre étoile. Et, nulle part, je n’ai même laissé entendre que les pédagogues préparaient de nouveaux Auschwitz. Si la réforme, en effet, noie l’école, ce n’est pas dans les eaux glacées du calcul égoïste ou du Mal absolu, mais dans le Jacuzzi de l’amour universel. La réforme ne parle pas la langue sordide de l’intérêt : elle parle le langage du coeur. Elle fait le procès de l’intellectualité au nom de la fraternité.
Pour les partisans de l’innovation, les professeurs, trop attachés à leur discipline et à leur bibliothèque, sont simultanément coupables d’archaïsme, d’égoïsme et d’élitisme. Ils avaient choisi un vieux métier humaniste, on les enjoint désormais d’exercer un nouveau métier humanitaire. L’assistance à gamins en danger et l’égalité de tous les hommes entre eux commandent, sinon toujours de fermer les livres, du moins de passer d’une conception restrictive et sacerdotale à une conception ouverte de la littérature : non plus un « cimetière de chefs-d’oeuvre », écrivaient récemment deux membres de l’Association française des enseignants de français, mais « un univers de signes, criblé de références, de réécritures sans fin » ; non plus la littérature de patrimoine « celle des auteurs morts ou en bonne voie de l’être [sic] », mais ce qui vit, ce qui émerge, ce qui plaît immédiatement ; non plus les livres auxquels nous lient une mystérieuse loyauté et une ferveur préalable, mais les textes que chacun peut produire.
A chaque époque, ses grandes querelles. La nôtre est le théâtre d’une bataille épique entre la culture et la cuculture. Une révolution cuculturelle est aujourd’hui à l’oeuvre qui, pour mieux dénoncer la sélection et l’exclusion par les classiques, enrôle les classiques au service de la lutte contre l’exclusion, comme en témoigne ce travail d’écriture créative donné à des élèves de première L à la suite d’un cours sur La Fontaine et la loi du plus fort : « Imaginer en prose le discours d’un SDF ou d’un sans-papiers à l’Assemblée nationale. » On le voit : l’abandon progressif de la glose (poussiéreuse) et du commentaire (académique) pour les exercices d’imagination débouche sur le triomphe sans partage de la doxa.
Jaurès voulait que les enfants du peuple reçoivent une culture équivalente à celle que recevaient les enfants de la bourgeoisie. Les parents instruits et avisés de la bourgeoisie rêvent aujourd’hui que leurs enfants bénéficient d’une culture équivalente à celle qu’ils ont reçue et ils sont prêts à y mettre le prix. Ils usent de tous les stratagèmes, de tous les subterfuges et de tous les déménagements pour trouver une école primaire, puis un collège, puis un lycée - privé ou public - où la communication n’a pas détrôné la transmission, où l’émulation n’est pas taboue, où l’idée de mérite est considérée comme un acquis démocratique et non comme un scandale pour la démocratie, où l’on ne s’adosse pas à la misère pour faire honte à la pensée, où d’autres dimensions de la réalité sont prises en compte que l’environnement social et d’autres dimensions du temps que l’actualité, où la différence entre information et connaissance n’est pas tombée dans l’oubli, où la laïcité n’a pas été vaincue par l’idolâtrie des consoles, où les adultes ne se déchargent pas sur les droits de l’enfant de leur responsabilité pour le monde, où les élèves ne sont pas les constructeurs de leurs propres savoirs, où l’enseignement ne se réduit pas à la coordination de leurs activités individuelles et collectives, où les oeuvres philosophiques et littéraires ne sont pas solubles dans le débat d’opinions, où le cours magistral n’est pas jugé attentatoire à la liberté d’expression, où enfin, et pour le dire avec les mots de Simone Weil, « la formation de la faculté d’attention est le but véritable et presque l’unique intérêt des études ». Les autres parents, ceux qui font confiance, ceux qui n’ont pas le bras assez long, les mal lotis et les mal nés, sont condamnés, eux et leurs enfants, à la réforme perpétuelle.
Les inégalités vont ainsi en s’aggravant. Un enseignement à deux vitesses se met en place : retardataire pour les privilégiés, distrayant pour le tout-venant ; l’école de la République devient toujours davantage une école de la reproduction et nous finissons d’entrer dans la société dynastique que les lois de programmation et d’orientation qui se sont succédé depuis trente ans s’étaient donné pour mission d’abolir.
Les gardes rouges de la cuculture ne désarment pas pour autant. Ils redoublent de colère et ils incriminent le sabotage des professeurs ou les manoeuvres inciviques des parents bourgeois pour soustraire leur progéniture aux bienfaits de l’hétérogénéité. Mais, se consolent-ils, le temps est avec nous. Ils tablent, en effet, sur la formation de la faculté d’animation pour assurer l’extinction et le non-renouvellement des maîtres à l’ancienne ; et, pour rendre les statistiques idylliques, ils s’apprêtent à demander le rééquilibrage des examens et des concours par une politique de quotas. De tous les démentis que la réalité lui inflige, la révolution cuculturelle fait des arguments en faveur de sa radicalisation. Elle puise sa raison d’être dans le désastre qu’elle engendre. Son égalitarisme se nourrit des inégalités dont il est la cause. Rien n’arrêtera, j’en ai peur, sa marche triomphale. Car il n’est pas de haine plus implacable, plus sûre de son bon droit, que la haine au nom de l’amour.
Illustration sous licence Creative Commons : [fin d’ann