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La paix perpétuelle par la judiciarisation des relations internationales
dimanche 18 avril 2004
De mémoire d’homme, les relations entre Etats, peuples et nations ont
toujours été livrées aux aléas de l’état de nature. L’état de nature se
caractérise par l’absence d’un monopole de contrainte : chaque Etat
exerce la contrainte comme bon lui semble, au gré de ses capacités, de
ses alliances et des humeurs de ses gouvernants. Des règles de droit
international existent et se développent pendant des siècles, mais en
l’absence d’un pouvoir de contrainte qui pût les faire respecter, ces
règles n’ont que peu d’effet. Il suffit pour s’en convaincre d’ouvrir
un livre d’histoire.
Longtemps les Etats semblent se satisfaire de cet état de guerre
perpétuelle. Avec le XXème siècle naissent des projets de paix mondiale
par la sécurité collective. L’idée est de créer un lieu où les nations
se rencontrent pour formuler des règles de droit international,
constater leur violation, et décider de mesures de rétorsion.
L’objectif est d’instaurer la paix entre les nations. Tel était le
projet de la Société des Nations (SDN), tel est le projet de
l’Organisation des Nations Unies (ONU).
La SDN échoua misérablement à empêcher la deuxième guerre mondiale,
incapable qu’elle était d’obliger au respect de ses décisions. Affectée
des mêmes carences structurelles, l’ONU sert de cadre à des relations
internationales dont la substance lui échappe. La guerre froide naquit
des politiques américaine et soviétique ; la fin de la guerre froide
fut la suite, non du travail de l’ONU, mais de la politique de Reagan
et de l’effondrement économique de l’URSS. L’influence de l’ONU sur ces
événements ne fut certes pas nulle, mais en aucun cas déterminante.
Idem dans l’affaire irakienne : le Conseil de sécurité servit de cadre
aux débats entre les Etats-Unis, la Russie, la France, etc. mais la
substance lui échappait.
Outre la question du pouvoir de faire respecter ses décisions, l’ONU
est confrontée à trois problèmes majeurs : la paralysie du Conseil de
sécurité par le droit de veto des 5 “grands”, les actions unilatérales
de certains Etats (souvent consécutives à la paralysie du CS), et des
règles de droit international floues, inadaptées aux défis du temps
présent.
Nous posons que ces carences ne sont que les manifestations d’une
carence plus fondamentale, qui est de confier à une instance politique,
le Conseil de sécurité, des missions de nature proprement
juridictionnelle. Il n’est que de lire la charte des Nations Unies, qui
investit le CS des pouvoirs d’enquêter (art. 34), de constater
l’existence d’un acte d’agression (art. 39), d’ordonner des mesures
provisoires qui ne préjugent en rien du fond (art. 40), etc.
Les récents débats du Conseil de sécurité relatifs à l’affaire
irakienne furent, à cet égard, exemplaires. Voilà des hommes politiques
MM. Powell, Ivanov, Straw, Villepin, etc. - qui débattent, en
politiques, de questions proprement juridiques : constatation des faits
(y a-t-il des armes de destruction massive en Irak ?), identification
des règles de droit applicables (la menace du régime de Saddam
peut-elle être qualifiée d’ “imminente” au sens du droit international
?), et, par application des règles aux faits, du choix des mesures à
prendre (intervention armée, reprises des inspections).
De ce qu’il eut été infiniment préférable de confier ces questions à la
sérénité d’une cour de justice, atteste le résultat de ces mois de
gesticulations politiques : rien. Pas d’accord sur les faits, pas
d’accord sur les règles applicables, pas d’accord sur les mesures à
prendre. En droit, cela porte un nom : déni de justice. Avec comme
suite immédiate le retour aux actions unilatérales des uns, les
dénonciations des autres, la guerre. Bref, l’état de nature.
Confier ces questions à une cour de justice internationale oblige à
traiter trois aspects : composition, compétences, fonctionnement. La
composition pourrait être fonction des contributions des différents
Etat au budget de l’ONU, et limitée aux démocraties. Les décisions se
prendraient à la majorité, avec publication des opinions dissidentes.
Quid des compétences ? Il conviendrait de limiter les compétences
contentieuses obligatoires de la cour à trois règles fondamentales :
nul Etat ne peut en agresser un autre, nul Etat ne peut aider des
organisations terroristes, nul Etat ne peut se livrer à des massacres
de populations civiles. Trois règles qui formeraient désormais une
sorte de constitution mondiale des Nations.
Examinons cette souhaitable judiciarisation des relations
internationales sous trois aspects : le prix à payer par les Etats, les
avantages et les inconvénients. Le prix à payer est celui d’une
renonciation partielle de souveraineté (le même prix que durent payer
les hommes pour sortir de l’état de nature qui prévalait entre eux
avant l’avènement de formes étatiques). Naturellement, ce renoncement
ne concerne que les cinq “grands”, les seuls à disposer d’un droit de
veto. Pour les autres Etats - près de 200, tout de même - le système
actuel implique déjà une limitation de souveraineté.
Les avantages sont innombrables. Plus de paralysie : dans tous les cas,
la cour décidera sur les cas soumis. Par conséquent, moins d’actions
unilatérales. Et puis la définition d’authentiques règles de droit
international dignes de ce nom, par la jurisprudence, sur base des
trois règles fondamentales.
Le seul inconvénient que j’aperçois est celui du poids prépondérant qui
serait reconnu, dans la composition de la cour, au principal
contributeur au budget de l’ONU : les Etats-Unis. Je veux souligner
qu’il ne faut pas comparer l’option de la judiciarisation à celle d’un
monde parfait (quelle perfection ?), mais au système actuel. Or, que
voyons-nous, au-delà du brouillard des mots de la diplomatie et de la
presse ? Ce que nous voyons, ce sont des Etats-Unis omnipotents, qui
font littéralement ce qu’ils veulent. De ce point de vue, l’option de
la judiciarisation est un progrès objectif - même si une forte minorité
des juges de la cour devait être choisie par les Etats-Unis. Ce qui
nous introduit à deux questions finales : pourquoi les Américains
accepteraient cette évolution ? Enfin l’exécution des décisions de la
cour.
Les Américains accepteront parce que le système actuel, s’il leur
permet d’exercer leur puissance à volonté, les prive de cet instrument
incomparable qu’est la légitimité. Une action militaire américaine
prise sur pied d’une décision de justice aurait infiniment plus de
légitimité qu’une action décidée suite au blocage du Conseil de
sécurité. Et puis les Américains gagneraient comme tout le monde à ces
que les rapports internationaux soient davantage soumis à des règles de
droit définies par des juges professionnels dans de strictes limites de
compétence.
Quid de l’exécution des décisions de la cour ? Il est imaginable d’en
confier la délibération au Conseil de sécurité, statuant à la majorité
de ses membres (donc sans veto). Naturellement, la part du lion sera
confiée - mais voyez-le : il s’agit d’une charge, pas d’un avantage - à
la première armée du monde : celle des Etats-Unis. Et si un ou
plusieurs Etats s’opposent aux décisions de la cour et du Conseil de
sécurité ? Cela reviendrait à s’opposer au quasi-monopoleur de la
contrainte dont la fin du XXème siècle aura vu l’avènement. De ce point
de vue, l’hyperpuissance américaine n’est nullement un danger, c’est
une opportunité unique dans l’histoire de l’humanité. L’opportunité
d’œuvrer à l’instauration du vieux rêve kantien de paix perpétuelle. La
paix par le droit, et par la judiciarisation.