Accueil > Argumentaires > Édito > Entretien avec Maurice G. Dantec
Entretien avec Maurice G. Dantec
vendredi 18 avril 2003
LE POINT : Vous publiez, dans la revue Cancer, un texte dont le titre - « Comme en 40 » - dit assez votre colère, voire votre mépris. Que vous a fait ce pays, votre pays ?
DANTEC : La France, je l’ai en quelque sorte vue à l’oeuvre dans le ventre de ma mère. Communistes, mes parents sont entrés en dissidence après l’invasion de Prague. Lieutenant dans les FTP à l’âge de 17 ans, mon père, après la guerre, est allé à l’Ecole des journalistes du Parti. Détaché à l’Assemblée nationale, il a vu ce qu’était la IVe République : Mitterrand ordonnant la répression en Algérie, Ramadier faisant tirer sur les grévistes en 1947. Il m’a aussi parlé avec un humour un peu désespéré des résistants de la vingt-cinquième heure, la pantalonnade de la Libération. Puis j’ai moi-même vécu ou subi le mitterrandisme, ce moment où tous les anciens situationnistes sont devenus ministres. Enfin, il y a eu la guerre en ex-Yougoslavie. A mon retour de Bosnie, la France était donc déjà à demi enterrée dans ma tête. Le Kosovo a été le summum : après des années de massacre, la communauté dite internationale se réveille et parvient à monter une opération de l’Otan, et même Philippe Muray, dont je partage pourtant les analyses sur l’Empire du Bien, s’indigne.
Mais nous sommes en plein Empire du Bien ! Les Américains ne se battent-ils pas contre l’axe du Mal ?
Que les propagandistes américains affirment se battre pour le Bien n’a rien de révolutionnaire. Charlemagne aussi se battait pour le Bien. Seulement, depuis cette horrible guerre du Vietnam, toute intervention occidentale est devenue illégitime, injustifiée et scandaleuse sur le plan moral - sauf s’il s’agit d’une intervention humanitaire.
Cela ne vous semble pas problématique que les Etats-Unis ne tolèrent pas la moindre divergence de leurs alliés ?
La question n’est pas du tout là. La France a un gros problème avec George W. Bush parce qu’il est chrétien. Il n’y a rien de plus inimaginable pour un Français athée, républicain, déicide qu’un chrétien revendiqué. Là, c’est le choc ! Car Bush ne représente pas l’Amérique du néocapital post-situ, mais l’Amérique profonde, celle des travailleurs, des évangélistes presbytériens, l’Amérique chrétienne. Et ça, vu d’ici, c’est fascisant. Cet a priori me semble très suspect. Observez que les pays qui ont soutenu l’Amérique sont ceux où la religion est encore respectée. Ce n’est pas un hasard.
Vous qui êtes sensible à l’Histoire, vous devriez trouver suspecte la prétention américaine à « remodeler » le monde.
Au contraire, c’est le retour de l’Histoire ! On était dans l’ère des loisirs, de la non-intervention, du spectacle des génocides. Eh bien, c’est terminé ! Et pour une bonne centaine d’années. Enfin, les Américains refont de la politique !
Et les peuples ? Et leur histoire ? Et leurs croyances ?
Si on veut redonner de la voix aux peuples et aux nations, il faudra bien prendre le risque de l’Histoire, c’est-à-dire du conflit. La posture moralitaire de Chirac, c’est de la non-politique. Aujourd’hui, il n’y a pas de peuple irakien, sinon on l’entendrait. Pour les Américains, le reformatage du Moyen-Orient est peut-être le seul moyen de reconstruire des nations avec lesquelles ils pourront dialoguer, même si ce dialogue commence par la guerre. En revanche, ces peuples nous mépriseront, car on méprise toujours ceux qui ne font rien. Ecoutez, cela fait trente-cinq ans que l’Irak extermine ses peuples avec les gaz chimiques de nos amis les Boches, avec les Mirage français...
Avec l’aide de nos amis américains...
J’en conviens. Mais enfin, depuis plus de vingt ans, les principaux partenaires de l’Irak sont la France, la Russie et l’Allemagne. Pendant la guerre Iran/Irak, j’étais déjà révolté par la posture de la gauche mollassonne favorable à l’Irak au prétexte que c’était un pays arabe laïque. Les islamistes, que je peux considérer comme des adversaires théologiques et politiques, fichent une trouille bleue à la France parce qu’ils ont la foi. Et ça, c’est devenu absolument incompréhensible pour nous.
La position française est que cette guerre n’est pas nécessaire pour désarmer l’Irak.
C’est à mourir de rire : pour « désarmer » un dictateur, tout le monde sait qu’il suffit de lui parler poliment ou de lui envoyer un recueil de poésie de Dominique de Villepin !
Vous pourriez au moins être sensible au fait que la France défend sa position avec courage, non ?
C’est comme si vous me disiez que le maréchal Pétain avait eu les couilles de défendre la collaboration. Peut-être, d’ailleurs, je pense que les collabos avaient une paire de burnes...
Tout cela pue. On voit bien que Chirac veut son Nobel et que Villepin espère passer pour le Lamartine du XXIe siècle. Au-delà de Chirac, la drôle d’union sacrée, de « Nick Mamère » à Jean-Marie Le Pen, de Chevènement aux nanarcho-trotskistes, traduit le vieux problème psychologique qu’a la France avec les Américains. La France est morte en 1940, et le vieil antiaméricanisme qui est le fonds de commerce de l’idéologie française a resurgi.
Vous parlez comme Bernard-Henri Lévy ! Mais pourquoi la France serait-elle mieux incarnée par Pétain que par de Gaulle ?
Si BHL dit la même chose que moi, et avec la même violence, je le rejoindrai sans problème. Dites-moi, combien y avait-il de gaullistes quand de Gaulle est arrivé sur les plages du Débarquement ?
Et combien de pétainistes, à votre avis ?
Sans doute autant, mais ils étaient au pouvoir. Et justement, c’est ça, la France : pétainiste quand Pétain est au pouvoir, gaulliste quand c’est de Gaulle, mitterrandiste quand c’est Mitterrand, chiraquienne aujourd’hui. Ma violence est un amour déçu. J’aime la France, j’admire profondément ce qu’elle a fait quand elle était une grande nation, et même une grande culture qui dominait l’Europe de sa langue ; je déteste ce qu’elle est devenue. Ma France, c’est Péguy, Ernest Hello, Saint Louis : pas tout à fait celle de BHL. Du coup, quand je vois Chirac à la télévision, cela provoque en moi un dégoût total : total Chirak.
Curieusement, vous adoptez sur la France le point de vue de tous ceux qui accusent en permanence tous les Français d’être des tortionnaires d’Algériens, des électeurs de Le Pen, des adeptes de Pétain.
Je ne nie pas mes contradictions. Il est vrai que, lorsqu’une certaine intelligentsia nous a fait le coup de l’union sacrée en avril 2002, j’ai beaucoup ri. Je ne traite pas les Français de racistes ou de lepénistes. Moi, je ne suis pas lepéniste, mais je suis du côté des Français minoritaires : les 10 ou 15 % qui, en dépit de la propagande écolo-nazie, continuent, en silence, d’espérer un sursaut politique du Vieux Monde.
Peut-être les Français entendent-ils renouer avec la vocation de la France, qui est de s’opposer à la monarchie universelle.
Il y a trois ans, je me suis fait tatouer le symbole de l’Otan sur l’épaule gauche, et je crois qu’à mon retour je vais me faire graver le globe impérial catholique de la grande époque sur l’épaule droite. Si elle est mise au service du Christ, la monarchie universelle ne me pose aucun problème. Nous avons laissé nos frères européens sous le joug pendant cinquante ans. En Hongrie, en Tchécoslovaquie, en Pologne, en Afghanistan, qu’avons-nous fait ? Que dalle ! Je n’ai rien contre cette nation appelée la France qui, durant quinze siècles, a défendu la monarchie universelle, cette nation qui était la fille aînée de l’Eglise. Mais elle est morte, définitivement enterrée par le petit père Combes (1), ancien séminariste comme Staline....
Que la guerre américaine soit ressentie comme une guerre contre l’islam ne vous pose pas de problème ?
Aux Etats-Unis, toutes les religions ont droit de cité et, au passage, de nombreux Arabo-musulmans ont quitté leurs pays de merde pour s’installer aux Etats-Unis et y vivre leur foi en toute liberté. Même l’Amérique chrétienne de Bush est plus capable d’engager un dialogue avec les musulmans que ce pays athée, soi-disant démocratique, qu’est la France, qui se fiche totalement des musulmans et des Arabes.
On est en droit de penser que la liberté est une conquête des peuples et que personne ne va la leur apporter, surtout au son du canon !
La guerre, c’est le chaos, et c’est l’imprévisible. Mais c’est un risque qu’il faut parfois prendre. Quand je lis dans la presse que les Américains sont venus nous libérer pour nous vendre des chewing-gums, je prie pour que des « dommages collatéraux » frappent nombre de rédactions parisiennes.
Si on lit une certaine presse américaine, la France est un pays de quasi-nazis dont la passion nationale est de tuer ses juifs...
Cette secrète passion nationale ne peut plus s’exprimer au grand jour, comme à l’époque de Darquier de Pellepoix. Nous sommes trop lâches, nous laissons les kamikazes wahhabites faire le boulot à notre place pendant que nous regardons le « Loft » en lisant Thierry Meyssan.
Dans le fond, l’hégémonie ne vous pose pas de problème ?
Non, pas en soi. L’hégémonie de l’empire de Rome à la grande époque a conduit à la prospérité des dizaines de peuples de la Méditerranée pendant deux ou trois siècles. La France que j’aime, la France carolingienne ou capétienne, est hégémonique.
1. Le ministre qui en 1905 a fait voter et appliquer la loi de s