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La France sur la route de la servitude
jeudi 18 avril 2002
« Ce qui fait de l’Etat un enfer, c’est que l’homme essaie d’en faire un paradis »
F.Hœlderlin
En France, ce système est à la fois politique, économique, médiatique, il est un tout. Depuis plusieurs décennies, le « système France » a pris l’habitude de gagner en puissance ce qu’il prenait à la marge de manœuvre de chaque citoyen. On comprend l’ampleur du mal en observant les symptômes parfois superficiels mais jamais innocents.
Sur le plan économique, le système est collectiviste : plus de 45 % des revenus du pays sont retenus par l’Etat (plus de 55 % pour l’OCDE). Les prélèvements obligatoires n’ont jamais cessé de progresser jusqu’à des niveaux inégalés dans le monde occidental. La France a conservé le goût du dirigisme économique, feignant d’encadrer pour le bien commun les grandes décisions économiques : le système de retraite par répartition, intouchable image d’Epinal de la solidarité à la française, le nombre de fonctionnaires sans cesse croissant, la multiplication de lois coercitives (récemment, la réduction autoritaire du temps de travail à 35 heures, la loi dite de « modernisation sociale » qui déjà s’annonce comme un nouveau frein à l’emploi...). Plus que jamais, « L’état, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde » (Frédéric Bastiat, in article du Journal des Débats, numéro du 25 septembre 1848).
Certes le système est habité d’un mouvement inverse qui le force à s’adapter et à évoluer (privatisations, libéralisation des prix, ouverture du capital de certaines entreprises, antan considérée comme des bastions du service public). Mais ce mouvement est-il suffisant ? Le système se défend et il n’a pas dit son dernier mot.
Le colbertisme français n’est pas la seule expression de la réduction des libertés à l’œuvre en France. Frilosité et crainte de l’étranger sont d’autres facteurs déterminants : la mondialisation, cette hydre à plusieurs têtes, est brandie comme le nouvel ennemi. Au lieu de comprendre et de s’adapter, on préfère fustiger, critiquer et ultime hypocrisie, on prétend « réguler ». Politiques, journalistes, intellectuels se paient de mots et se posent en vains « régulateurs » comme il convient de dire d’un commun sabir. Mais ils ne « réguleront » pas seuls un phénomène historique engagé depuis plus d’un siècle. Ils continuent pourtant à s’inquiéter du mauvais goût de la cuisine américaine et de l’ « exception culturelle française », comme si leurs inquiétudes étaient une parade à un virus mondialisant qu’on nous aurait inoculé à notre insu. Quelle démagogie illusoire et dérisoire qu’on nous assène pour mieux nous anesthésier de certitudes.
Comment enfin ne pas critiquer l’abus de pouvoir caractérisé des élites parisiennes de tout ordre : administratives, politiques, médiatiques... Où en est la décentralisation, vœu pieu de la Vème République, arlésienne toujours entamée, jamais achevée ? Peut-on croire que la responsabilité et la liberté pourront s’exercer dans une société où le centre pense pour la périphérie, qu’il considère comme une annexe lointaine et négligeable ? Nombrilisme à la française. C’est la philosophie de Rousseau : le constructivisme est à l’œuvre dans la volonté de créer une société parfaite, programmée, planifiée, « ceux qui n’obéiront pas seront traités comme du bétail » (Saint-Simon). Une société conforme aux normes du microcosme et à sa pensée unique, tenant pour portions réduites les différences des Français, considérés comme une vague masse humaine à qui l’on administre la bonne parole cathodique et le bon traitement administratif. Le jacobinisme fait encore recette et il obtient un large consensus dans une classe politique entièrement tournée vers la préservation de son pouvoir.
Mais le système a échoué.
La France que nous voyons dériver depuis des années vers la déresponsabilisation des Français est aujourd’hui dans un état critique. Le système connaît un échec économique qui se traduit très concrètement par une baisse du niveau de vie comparé à celui des autres habitants des pays de l’OCDE. En Irlande, le revenu par tête est supérieur de 27 % à celui des Français, alors qu’il lui était inférieur de 20 % en 1990. La croissance moyenne de la France dans les années 1990 était de 1,3 %, contre plus de 2,3 % en Grande-Bretagne, en Espagne, au Portugal, aux Etats-Unis, entre autres... En multipliant les réglementations, en dissuadant l’esprit d’entreprise à l’avantage de l’esprit de tranquillité, la France s’est mise à l’indexe de la réussite. On a sacrifié le goût du risque et l’aventure du progrès sur l’autel de la sécurité totale, qui s’est finalement révélée castratrice d’ambitions , « La trop grande sécurité des peuples est toujours l’avant coureur de leur servitude » Jean-Paul Marat in Les chaînes de l’esclavage.
L’échec du système porte au cœur de ce qui justifie son existence : la protection de la sécurité des personnes et des biens, entre autres. Entre incivilités, sentiment d’insécurité et insécurité réelle, il y a un pas franchi depuis longtemps. La France a également échoué, en partie, à intégrer les immigrés auxquels elle a pourtant massivement fait appel dans les années 1980 pour suppléer à ses carences démographiques. Ces grandes barres de bétons jetées en travers des champs, cités modernes des années cinquante, sont devenues des impasses, des prisons pour populations oubliées.
Alors que faire ? C’est bien là le nœud du problème. Quand les entreprises ferment, quand les voitures brûlent, on tourne les yeux non pas vers les problèmes et leurs solutions, mais vers les veaux d’or du système : que fait l’Etat ? Que dit l’Oracle ? Les médias se font l’écho de cette attente malsaine des Français, des yeux rivés sur des pouvoirs qui ont toujours le titre mais plus la fonction. Ignorance du fait ou refus de le reconnaître ? C’est l’impuissance publique de l’Etat, dépassé en tout, épais de sa superficialité. On attend tout de lui alors qu’il ne peut plus grand chose.
On continue pourtant d’espérer, enchaîné aux vieux réflexes. On espère l’ « homme fort » ou la « femme de cœur » qui changera la donne, c’est à dire qui rétablira le système sur ses bases, restituera à l’ « action publique » ses lauriers, renouvellera les grilles de lectures du monde sans lesquelles nous sommes perdus dans l’incertitude. Comment vivre sans idéologie d’Etat ? Cette servitude là encourage les Français à voter pour l’extrême gauche ou l’extrême droite. Ils ne votent pas pour l’extrême changement, comme on aurait pu le croire à la suite d’une analyse hâtive, mais pour l’extrême conservatisme. Les extrêmes se rejoignent sur l’essentiel : protections des plus faibles grâce à un Etat fort, credos idéologiques aberrants, certes, mais qui expliquent le monde tout en s’y opposant, refus de l’extérieur et enfermement dans le huis clos national... On privilégie la sécurité au risque, on refuse d’affronter l’avenir et l’incertitude « Le peuple est le même partout. Quand on dore ses fers, il ne hait pas la servitude » (Napoléon Bonaparte)
Le système de déresponsabilisation des Français, de privation insidieuse des libertés, a porté son poison loin dans la démocratie et les intimes convictions. Beaucoup ne conçoivent pas qu’une France puisse exister en dehors de son Etat jacobin, de ses craintes et de ses « exceptions ». Les amis de la Liberté ne doivent pas avoir d’autre volonté que de détrôner ces certitudes anciennes, de défaire ces conservatismes pour mieux prouver qu’une alternance réelle est possible et vaincre la servitude.