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Le fardeau de la Liberté
vendredi 18 avril 2008
Encore une provocation de Jean-Paul Sartre, pourrions-nous croire. A tort. Car si le philosophe s’est souvent trompé, il lui est arrivé d’avoir des éclairs fulgurants de lucidité et d’écrire des essais révolutionnaires qui s’inscrivent dans la littérature du siècle et notamment de très bons articles comme celui intitulé « La République du silence ». Ecrit en 1943, il met au centre du débat la liberté de l’homme. La pensée sartrienne s’est construite sur une définition de l’existentialisme selon laquelle l’existence précède l’essence. Nous n’avons ni derrière nous, ni devant nous, des valeurs, des justifications ou des excuses. Ainsi l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait, il est condamné à être libre. Tel est le premier principe de l’existentialisme.
Environ 70 ans de cela, les Allemands occupaient Paris. En 1943, la France est plongée dans le désarroi depuis 3 ans déjà. La défaite entérinée par l’armistice de Montoire en 1940 a réglé le sort de la France, découpée en 2 par une ligne de démarcation : la France occupée au nord par les Allemands et la « zone libre » au sud. La capitulation des forces armées françaises face à Hitler est défendue par Pétain comme un ‘moindre mal’, et la France impuissante se retrouve sous le contrôle des autorités nazies. Malgré le soutien de plusieurs millions de pétainistes à la collaboration allemande, la liberté de tous les Français est considérablement aliénée. La marge de manœuvre s’est considérablement réduite comme une peau de chagrin. A cette privation des libertés s’ajoute la peur. Aveuglés par "cette nuit en plein midi" (Aragon), il fut difficile pour beaucoup de savoir quel était leur devoir : résister, partir en exode, collaborer ou bien se taire ? La peur ajoutait la confusion dans les esprits qui se perdaient dans de vaines conjectures et se muraient dans un silence retentissant. Puisque les insultes et les coups pleuvaient, il fallait se taire.
Pourtant, malgré l’oppression du silence, les Français étaient libres et pouvaient à tout moment choisir : choisir d’obéir, choisir de se révolter ou encore ne pas choisir. Car « ne pas choisir, c’est encore choisir de ne pas choisir » affirme Sartre. De ces paradoxes sortent une part de la vérité nue de l’homme : le choix que chacun faisait de lui-même était authentique, puisqu’il se faisait en présence de la mort. Les situations extrêmes comme celle de l’Occupation allemande arrache l’homme à lui-même et le place devant l’obligation de prendre position dans le monde. En se déterminant comme individu libre et responsable, l’homme réalise qu’il n’y avait pas d’alternative possible : pour prouver son existence, il lui faut subir le fardeau de la liberté, le poids de son engagement et la responsabilité de ses actes. Celui qui n’exerce pas sa liberté reste un homme inachevé qui se nourrit d’illusions qui font miroiter la promesse d’une satisfaction de soi accomplie sans aucune contrainte, sans efforts...
Or c’est justement parce que les croix gammées cherchaient à contraindre les Français au silence, chaque parole était précieuse et chaque action prenait la valeur d’un acte fondateur : vivre -qu’on soit collaborateur ou résistant- ou bien mourir. La liberté ne se définit donc pas ici comme la possession d’un ensemble de droits mais comme une détermination de soi face à des possibles. Elle ne se confond pas avec une liberté de mouvement spatio-temporelle, l’enjeu n’est pas de se déplacer de A vers B mais de penser par nous-mêmes, sans aucune norme référentielle imposée. La vraie liberté humaine est spirituelle et peut ainsi exister à son plus haut degré de plénitude chez un homme même s’il subit quotidiennement le poids des contraintes. Sa force est toute entière dans la transformation optimale des contraintes diverses que lui imposent tant le monde que notre propre condition, en autant de moyens d’accomplir l’idéal qui donne sens à notre existence. Cet accomplissement de soi est le but ultime d’une pensée en perpétuel mouvement, et qui cherche sa voie/voix.
L’amuïssement forcé de la pensée libre donne de l’amplitude à un silence diptyque, celui de l’homme libre et celui de l’homme irresponsable. Un fossé infranchissable les distingue, tel celui qui sépare un héros des Temps Modernes, Jean Moulin et un fonctionnaire diligent Maurice Papon. La fuite en avant de ce dernier a heureusement pris fin. Avant d’atterrir à la Maison de la Santé, cet homme, pendant des années, a tu ses crimes, il s’est caché, il a dissimulé le nombre de ses victimes, il a cru s’en tirer à bon compte. Cette irresponsabilité est ce que Sartre nomme "la mauvaise foi", cette situation qui consiste à se mentir à soi-même et aux autres en se disant que "non, on ne pouvait pas faire autrement", comme si les hommes étaient des objets entièrement déterminés ou soumis à des forces extérieures. La liberté ne se confond pas avec la responsabilité : ainsi Sartre souligne :« Nous prenons le mot de « responsabilité » en son sens banal de « conscience d’être l’auteur incontestable d’un événement ou d’un objet ». Cette responsabilité est simple revendication logique des conséquences de notre liberté » . Maurice Papon a refusé, en vertu de la morale admise, de rendre compte de ses actes, et doit ainsi maintenant de par la loi réparer les dommages irréparables qu’il a causés. Avec Jean Moulin, au contraire, le cœur de la liberté humaine était révélé aux yeux du monde, aux yeux des Français qui scrutaient ces « lèvres qui n’avaient pas parlé » lors de ses supplices. A travers la vie de Jean Moulin, nous sommes au bord de la connaissance la plus profonde que l’homme peut avoir de lui-même. Le secret d’un homme, c’est la mesure de son pouvoir de résistance à la torture et à la mort : la limite même de sa liberté. Face au néant, la liberté nie ce qui est donné, elle se définit dans la réponse à son destin de l’homme affranchi des contraintes. « Bafoué, sauvagement frappé la tête en sang, les organes éclatés, il atteint les limites de la souffrance humaine sans jamais trahir un seul secret, lui qui les savait tous. (...) Mais voici la victoire de ce silence atrocement payé : le Destin bascule. » Le silence d’outre-tombe du Chef de la Résistance martyrisé et torturé à mort en 1943 fournit la réponse quant à la nature de l’homme libre, et de reconnaître que la vraie liberté est INTERIEURE, entièrement en soi et pour soi. C’est « la reprise d’un destin par une liberté » .
On ne naît pas homme, on le devient. Vivre libres dans un monde dans lequel les contraintes morales sont prégnantes et guident chacun de nos pas, c’est assumer l’entière responsabilité de nos actes et nos choix. Il faut apprendre à perdre pour mieux apprécier la victoire. Vouloir son destin signifie prendre en main sa vie afin de ne pas mourir sans jamais avoir vécu, tel un fantôme qui n’aura jamais goûté aux délices/ supplices de la Liberté. Quel pire gâchis que celui d’une vie stérile et suicidée ? quant à la notice nécrologique de cet homme-là ? ce ne sera qu’une page blanche, silencieuse, sans bruit ni fureur : il n’y avait tout de même pas de quoi en faire une histoire...
Le fardeau de sa liberté implique la nécessité d’aller jusqu’au bout de soi, atteindre ses propres limites sans jamais relâcher ses efforts, de continuer sa route malgré ses doutes. Car là, l’homme sort de soi, se trouve et se suffit enfin à lui-même. Nu dans sa vérité personnelle exposée au monde. En gagnant sur ses propres limites, en repoussant toujours plus loin les bornes de son champ d’action, en jouant ainsi avec la pesanteur des contraintes, l’homme peut espérer la jouissance de sa liberté, l’illumination de la grâce du héros et retrouver au Royaume des cieux Jean Moulin, ce « pauvre roi supplicié des ombres » qui a sauvé la France.