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Petite histoire de l’Etat économiste : naissance, chute et décadence
vendredi 18 avril 2008
Il ne s’agit pas ici de faire le procès de la politique, ni des politiques. Pas plus qu’il n’est question de plaider pour une reprise en main d’un pouvoir corrodé qu’il s’agirait de ressusciter d’un mouvement grandiose. Cet article, bien modeste, ne vise qu’à établir un simple constat : la légitimité économique de l’Etat, et donc du politique, n’est plus.
On reviendra sur l’avènement de l’Etat économiste, son apogée, et sa disparition. Pourtant, tel un cadavre frétillant, le système politique et sa représentation démocratique, feignent de posséder encore leur pouvoir passé. Cette illusion savamment entretenue, peut être même de bonne foi, est le faible tréteau d’une légitimité devenue irresponsable. Les hommes politiques de l’Etat ne peuvent plus tenir leurs promesses économiques : les électeurs l’ont compris désormais qui désertent les isoloirs ou se réfugient dans des alternatives brutales.
Comment créditer la démocratie d’un regain d’utilité ? Que vaut la liberté des citoyens de choisir leur gouvernant si l’on n’associe pas le pouvoir à une responsabilité réelle ? Pour sortir de cette impasse, il faut s’essayer à la sincérité et tenter la recherche d’une nouvelle légitimité politique qui se passe des anciennes rengaines interventionnistes. Le politique doit réussir à se définir sans l’économie, ou seulement à côté d’elle.
D’une légitimité à l’autre
Le pouvoir politique a besoin d’une légitimité bien assise ou il s’effondre comme un château de cartes. Pour dominer ces millions d’hommes, le simple charisme ou les quartiers de noblesse du Prince sont insuffisants. Le politique, entendu ici comme chef ou hiérarque de l’Etat, doit se prévaloir d’une justification supérieure à lui-même pour établir son autorité. Toutes les armées et les polices du monde ne pourraient obliger les peuples si une idée supérieure n’inspirait crainte et respect à la multitude. Longtemps, la religion remplit cet office, mais au tournant du XVIème siècle, prise en tenaille entre la renaissance italienne, le culte de la raison et l’avènement de la science moderne, de Galilée à Copernic en passant par Giordano Bruno et Machiavel, cette légitimité s’affaissa. Dans les lames de l’inquisition, l’Eglise perdit son ascendant et d’un même mouvement le Prince de droit divin se trouva nu. Les Lumières accentuèrent encore cette dynamique, jusqu’à la rupture de la Révolution. Changement brutal du pouvoir et de la source de la légitimité, l’Europe découvrit, en vrac et dans le sang, l’Etat nation, l’Etat de droit, les droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Dieu n’était déjà plus qu’un mauvais prétexte, dans quelques siècles on le donnerait pour mort. Le politique fût laissé momentanément orphelin de sa raison d’être.
Cette situation ne dura évidemment pas. Le pouvoir eut tôt fait de rénover ses poutres et de fondre le nouveau sceptre de sa suprématie. De la raison d’Etat à l’Etat raison, il n’y avait qu’un pas. L’Etat devint le grand organisateur, planificateur soigneux et prétendument éclairé, même si despotique par ailleurs, d’une société en plein essor économique, démographique et technologique. Le XIXème siècle, berceau des premières révolutions industrielles, fût le théâtre d’expérimentation de cet Etat intendant, promoteur ferroviaire, organisateur des exportations et importations autour des profitables marchés de ses colonies, inventeur des premières lois sociales et des premières politiques économiques. L’Allemagne trouvait son unité commerciale et monétaire quand la France était vidée de ses barrières internes sous la houlette saint-simonienne puis libérale de ses dirigeants. Le monde suivit rapidement : de New York à Saint-Pétersbourg en passant par Londres, Paris et Berlin, à l’orée du XXème siècle, les Etats promoteurs et défenseurs de leurs économies étaient installés partout, prêts à guerroyer pour un marché. Les guerres coloniales dissimulaient sous des fanfreluches patriotiques des intérêts économiques et commerciaux bien compris. La prospérité était devenue le prétexte de la politique, l’Etat son serviteur zélé, ses nouveaux prêtres les banquiers proches du pouvoir. Pouvoir économique capitaliste et puissance politique étaient réunis pour longtemps.
Les deux guerres mondiales et la crise de 1929 donnèrent une nouvelle dimension au pouvoir économique des Etats modernes. Dans des circonstances extraordinaires, l’Etat s’arrogea des pouvoirs d’une étendue inégalée. Il devint, le temps de deux guerres, le maître total de l’organisation industrielle et de la planification guerrière, se jouant des contraintes financières puisqu’il créait la monnaie et tenait les banques. Après la guerre, il se fît le chambellan de la reconstruction, indexant à son autorité des territoires entiers. La crise de 1929 fût l’occasion pour l’Etat occidental de gagner une autre dimension : celle du sauveteur biblique des grands naufrages économiques. Du « New Deal » aux politiques sociales de l’après-guerre en Europe, sa légitimité était devenue bien plus qu’économique : elle était sociale. L’Etat fût adoubé comme le protecteur officiel de la veuve et de l’orphelin. Paradoxalement, plus l’Etat échouait dans cette entreprise de défense des intérêts des opprimés, plus on le créditait d’une utilité nouvelle. Cette conception avait partie liée avec les nouvelles théories marxistes : l’Etat social s’appuyait sur l’idée que la société était une « pâte à modeler » que la seule force et noblesse d’âme bien connue des élites politiques, de préférence révolutionnaires, pouvaient changer. Certaines critiques de la libre économie, certes plus nuancées, telles que Keynes entre autres les formulaient, partaient pourtant de la même vision : l’économie peut et doit devenir, dans les mains de la puissance publique, un outil pour la justice sociale et le bonheur universel
La montée de la critique de l’Etat économiste
L’horreur ultime de la seconde guerre mondiale, aux confins de la barbarie, n’est pas sans conséquence sur l’image de l’Etat, dont la puissance a été mise au service de l’innommable. Comment est-on arrivé à ce point d’orgue de l’horreur et de la destruction, symbolisé par Hiroshima, Nagasaki et les camps de concentration nazis ? Ce constat tragique nourrit une critique politique de l’Etat, devenu pour certains l’outil de l’ultime aliénation, et l’affirmation d’une nouvelle philosophie de la liberté individuelle, existentielle, de l’Homme laissé face à sa conscience et aux conséquences de ses actes dans le monde. C’est dans ce contexte qu’un retournement s’amorce dans les opinions occidentales sur le bien-fondé de la légitimité de l’Etat économiste. Comment et pourquoi l’Etat a-t-il réussi à devenir un maître industriel et partant, le chef d’orchestre d’une « guerre totale » ?
On peut distinguer de façon large deux grands courants critiques qui sapèrent durablement les fondements de l’Etat tout puissant et plus particulièrement de l’Etat économiste. D’une part, la critique anti-totalitaire de l’étatisme, menée par de nombreux auteurs (de Bertrand de Jouvenel à Alain, Raymond Aron, Ayn Rand, Soljenitsyne...), souvent doublement choqués par le pouvoir de destruction détenu par l’Etat et par le grand mensonge de certains intellectuels communistes sur la réalité de la situation en URSS et dans les démocraties populaires. D’autre part les économistes eux-mêmes, notamment Friedrich Von Hayek, qui dans la lignée de penseurs libéraux tels que Jean-Baptiste Say ou Frédéric Bastiat, portèrent la critique sur la validité de l’outil économique pour régenter la société. Ces auteurs soulignèrent les vertus de l’auto-organisation et du « laissez-faire » comme moteurs de progrès et de richesses. Quand l’Etat s’improvise apprenti sorcier et se permet d’expérimenter in vivo sur la société, il crée des inégalités nouvelles, distribue le pouvoir non plus en fonction des mérites mais des statuts et des clientèles. Il tend à accroître perpétuellement le pouvoir économique que consent à lui accorder initialement la société et devient, à terme, un Etat totalitaire, préférant l’application d’autorité de sa vision de la société, plutôt que la liberté de ses citoyens.
Cette critique de l’Etat Prométhée, dont le trop grand pouvoir accumulé précipite les penchants destructeurs et totalitaires, fit pendant plus de trente années son chemin, avant de trouver ses premières réalisations concrètes à la fin des années soixante-dix. L’idée que l’Etat devait se séparer de l’économie pris alors, pour un temps, le dessus aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne dans le cadre de ce que l’on a injustement dénommé la « révolution conservatrice ». Inspiré, entre autres, par l’école économique de Chicago et son chef de file, Milton Friedman, l’Occident s’engagea dans un grand mouvement de déréglementation et de privatisation. Trafic aérien, marchés et services financiers, télécommunications, banques centrales, prirent le chemin de l’indépendance. Ce mouvement n’est pas encore achevé aujourd’hui, il est une tendance historique de fond. A titre d’exemple, le gouvernement socialiste de Lionel Jospin est, de tous les gouvernements français, celui qui a privatisé le plus grand nombre de sociétés, allant pourtant à l’encontre de son credo interventionniste.
Deux phénomènes historiques se conjuguent pour endiguer les prérogatives économiques de l’Etat argentier. D’une part l’échec, désormais reconnu par tous, des systèmes reposant sur l’utilisation forcenée de l’économie à des fins collectivistes. D’autre part la progression des échanges internationaux de tout ordre (la mondialisation), qui rend l’espace économique plus large, plus complexe, plus mouvant, donc définitivement ingérable. La politique économique est aujourd’hui réduite à presque rien : le pouvoir monétaire appartient désormais à des institutions indépendantes (la BCE, la FED), le pouvoir budgétaire est d’autant plus limité que progresse la part de la dette publique. Partout on déréglemente, on privatise, on tente de restreindre la croissance de la fonction publique. Les seules différences résident dans la gestion des retraites et les systèmes d’assurance de santé ou de chômage, encore très étatisés en Europe notamment. Mais sous la pression de l’évolution démographique, il faudra bientôt repenser les anciens systèmes de répartition, devenus trop lourds pour une population active en constante diminution.
Assurer la transition : quelles alternatives ?
Nous rentrons aujourd’hui dans une délicate phase de transition : le pouvoir économique de l’Etat n’est plus. Il continue pourtant à feindre ce pouvoir, prétendant ici anticiper le taux de croissance, ou bien encore freiner les licenciements en période de crise. Les citoyens ne sont plus dupes. Ils ont eu le temps d’observer la sénescence des anciens systèmes de protection sociale. Ils connaissent les promesses, proférées par les mêmes hommes politiques depuis des décennies. Tous savent que les impôts baissent avant les élections, opportunistes cadeaux fiscaux, pour augmenter immédiatement après, sous le signe d’une rigueur inattendue, indifféremment de la couleur politique du gouvernement. Ils savent l’étroitesse des marges budgétaires, prises dans la triple tenaille de la dette, des critères de bonnes gestion (en Europe, les traités) et de l’inflation. Les citoyens, des deux côtés de l’Atlantique, ont décidé de déserter progressivement les isoloirs : quel signe plus pertinent que l’Etat ne leur convient plus, que la politique du gouvernement ne représente plus rien à leurs yeux ?
Que faire ? L’Etat n’a plus de pouvoir économique : qu’il cesse donc d’en donner l’illusion. Il dispose d’autres terrains pour réinventer sa légitimité. Espérons là plus modeste cette fois. Qu’il s’acquitte d’assurer la sécurité de ses administrés, de voter des lois simples et utiles, en petit nombre, de décentraliser ses pouvoirs aux régions en faisant de ces dernières les premiers lieux d’exercice de la démocratie. L’Etat jacobin, l’ordre imposé par l’Etat Soleil, doit céder le pas à l’Etat modeste, girondin, plus soucieux des intérêts qu’il représente que des pharaoniques projets de sociétés, de toute façon si gonflés de prétentions. Au lieu de « changer la vie », changeons d’Etat. C’est la condition pour retrouver le chemin des urnes.
D’autres pouvoirs tentent aujourd’hui de récupérer les miettes de la splendeur perdue de l’Etat économiste. L’éclatement de sa responsabilité a laissé des fragments, disséminés dans des organisations internationales omnipotentes, de l’OMC au FMI, en passant par la BCE, la FED. Ces fonctionnaires fixent les quotas, les quantités échangées, la valeur de la monnaie. Au mieux ils tentent de se référer à des autorités politiques élues, au pire ils jugent que leur précieuse indépendance ne saurait se compromettre dans une discussion politique, au contraire. Ils apprécient l’économie comme un outil de planification et d’action exact, ignorant superbement les soixante-dix années d’échec de l’économie planifiée. Qui sont-ils ? Quelle est leur légitimité ? Qui contrôle les bureaucrates internationaux, qui garde les gardiens ? Pourquoi ne pas les imaginer, à leur tour, cible de la corruption, de l’idéologie, animés par le goût du pouvoir ?
Peut-être l’Etat moderne ferait-il œuvre utile s’il donnait à la démocratie les moyens de contrer les pouvoirs de ces bureaucraties économiques internationales ? Que le pouvoir, par la force des choses, arrête le pouvoir, comme le soulignait Montesquieu, et la liberté de tous s’en trouvera renforcée. Pourquoi ne pas imaginer, à un échelon européen, une répartition tripartite des pouvoirs exécutive, législative et économique reposant sur un Etat fédéré, lui même ultime terminaison d’une assemblée de toutes les régions d’Europe. Aux régions le pouvoir de décision pratique, à l’Europe la protection de l’ensemble contre les abus de pouvoir des organisations internationales, la mise au point de normes juridiques fondamentales et la défense du territoire.
L’avenir de l’Etat reste à écrire. Il est probable qu’il se dissocie de la Nation, support devenu trop éthéré pour assurer la cohérence de l’édifice. La notion même d’Etat, mélange d’administrations et de droit, pourrait perdre sa signification. On pourrait lui préférer l’idée de la fédération et des petits gouvernements, suivant l’exemple Suisse. Quoi qu’il advienne, les défenseurs de la liberté seront toujours là pour prévenir les éventuelles dérives et stigmatiser les pathologies de légitimité irresponsable.