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Le ’non’ irlandais, la chance de l’Europe ?
vendredi 18 avril 2003
En réalité, l’élargissement aura lieu, avec ou sans Nice : les chefs d’Etat et de gouvernement y sont fermement décidés et préparent déjà les bricolages institutionnels nécessaires.
Au pis, l’élargissement sera retardé.
Il n’empêche : l’état de préparation pour une Europe à vingt-cinq est calamiteux. "Ce ne sera pas la fin du monde, juste le début du chaos", a déclaré à Libération le professeur belge de droit européen Franklin Dehousse : les pays candidats ne sont pas prêts à appliquer les règles de l’Union, comme en témoigne une lecture attentive des rapports de la Commission ; les Européens ne savent pas dans quelles conditions les politiques communes (agriculture, aides régionales) seront poursuivies après 2006 et vont s’entredéchirer sur les questions budgétaires ; surtout, les institutions sont incapables de fonctionner à vingt-cinq et l’Europe court à la paralysie.
Nice en est grand responsable, qui n’a pas permis de rendre l’Europe plus efficace et plus démocratique. Valéry Giscard d’Estaing, qui préside la Convention sur l’Europe, n’a jamais caché le mal qu’il pensait de ce traité : "Si le peuple français était interrogé, il y a fort à parier qu’il vous répondrait par une ballade irlandaise. (...)" Le traité de Nice connaîtra un destin pathétique. "(...) Nous ne -le- voterons pas, car c’est un mauvais compromis, où nous ne retrouvons ni notre projet ni notre rêve", avait-il déclaré en juin 2001 lors de la ratification de Nice à l’Assemblée nationale.
Aujourd’hui, la Convention doit résoudre les problèmes institutionnels hérités de l’échec de Nice. Un "oui" irlandais pourrait s’avérer dangereux pour la future Constitution de l’Europe, tandis qu’un "non" pourrait limiter les dégâts. C’est en tout cas l’analyse faite par l’eurodéputé français Jean-Louis Bourlanges (UDF), grand pourfendeur de Nice. "Le "oui", c’est catastrophique", estime M. Bourlanges. "S’il l’emporte, toutes les mesures de Nice vont être canonisées", explique-t-il en rappelant les (dés)équilibres qui ont été introduits à Nice : avec 5 % du PIB de l’Union, 17 % de sa population, les dix pays candidats nommeront 40 % des commissaires et 40 % des juges de Luxembourg, prévoit le traité.
A Nice, les grands pays (Allemagne, France, Italie, Royaume-Uni, Espagne) ont renoncé à avoir deux commissaires : chacun n’en aura plus qu’un. Résultat : les sept pays les moins peuplés de l’Union (2,4 % de la population) seront plus représentés à la Commission que les six plus grands (75 % de la population de l’Union à vingt-cinq). "Comment voulez-vous bâtir une légitimité sur de tels déséquilibres ? Il faut faire table rase de tout cela", affirme M. Bourlanges, estimant qu’un ""non" irlandais libérerait complètement la Convention de toutes les suggestions posées par Nice".
Deuxième source d’inquiétude de M. Bourlanges, en cas de "oui" irlandais : après le sommet de Copenhague – qui doit décider à la mi-décembre de l’entrée des dix impétrants dans l’Union européenne –, la priorité absolue sera de réussir les référendums d’élargissement, annoncés dans tous les pays candidats. La Convention serait alors, selon lui, discrètement appelée à ralentir son travail, tandis que la conférence intergouvernementale, qui doit entériner ses travaux, prendrait son temps. Et "in fine le projet constitutionnel ne sera jamais ratifié", affirme M. Bourlanges... "Les pressions souverainistes, qui sont actuellement contenues dans les pays candidats, vont exploser une fois l’adhésion faite", prédit-il. "Nous allons vers l’élargissement et le naufrage du traité institutionnel, à cause de la disjonction des calendriers" : celui de l’élargissement (adhésion prévue pour le 1er janvier 2004) et celui de la réforme des institutions (vers la fin 2003).
LOGIQUE FOLLE
La solution idéale, prônée par les Européens les plus intégrationnistes à Bruxelles, serait, en cas de victoire du "non" irlandais, de mener de front Convention (donc réforme des institutions) et achèvement des négociations d’élargissement et de ratifier les deux en une seule fois. L’élargissement irait ainsi de pair avec l’approfondissement de l’Union, que les Quinze ont été incapables de mener depuis l’échec d’Amsterdam en 1997.
La réaction des chefs d’Etat et de gouvernement, soucieux d’éviter une crise avec les pays candidats, ne sera peut-être pas aussi ambitieuse. "Le raisonnement de Bourlanges pourrait fonctionner si les gouvernements disaient enfin : "Soyons sérieux." Mais ils continueront dans leur logique folle qui est de trouver des solutions complètement bancales", estime l’eurodéputé Vert Daniel Cohn-Bendit, qui, bien qu’insatisfait de Nice, souhaite que les Irlandais le ratifient pour ne pas créer une crise avec les candidats.
L’affaire irlandaise pose le problème du manque de légitimité démocratique de l’Union. En cas de "oui", les gouvernements risquent de continuer leur petit train-train, comme si l’Europe faisait partie du domaine réservé de la politique étrangère, alors qu’il concerne la vie quotidienne des citoyens. Après Maastricht, les gouvernements avaient promis qu’ils expliqueraient mieux l’Europe. En réalité, en France notamment, ils ont décidé de ne plus en parler. "L’idée de changer complètement la nature de l’Europe sans consulter personne est absurde. Il fallait à un moment faire un processus global, lier réformes institutionnelles et élargissement, et dire : "En voulez-vous ?"", estime M. Bourlanges, qui ne pense pas que Jacques Chirac fera un référendum, car il serait "nécessairement perdu".
Un "non" irlandais forcerait à se poser crûment les bonnes questions. Il n’est pas acceptable de continuer à faire voter les peuples européens jusqu’à ce qu’ils disent "oui", sans même amender le texte qui leur a été proposé, prétextant qu’ils ont mal compris la question. "Je suis franchement dégoûté que Bertie Ahern (le premier ministre irlandais) pense qu’il peut aller à Bruxelles et s’excuser pour mon vote", déclare au Financial Times le député socialiste irlandais Joe Higgins. "Quand Jospin est battu par Le Pen au premier tour de la présidentielle, on ne fait pas revoter les Français, en prétendant qu’ils se sont trompés. Pourquoi le fait-on toujours en Europe ?", s’interroge un fonctionnaire de la Commission.
L’Europe n’a rien à gagner à poursuivre une fuite en avant qui masque les problèmes trouvés sur le chemin de l’élargissement. Le divorce entre l’opinion et les projets qu’on lui impose risque de faire le jeu des démagogues