Accueil > Social > Travail et emploi > Le pragmatisme sauvera la France
Le pragmatisme sauvera la France
dimanche 18 avril 2004
A l’occasion de l’assemblée générale du Medef qui s’est tenue mardi dernier à Lille, Ernest-Antoine Seillière a déclaré comme en passant - et du reste son propos ne semble guère avoir été relevé : la refondation sociale est en train de devenir « une reconquête du domaine occupé en France par la loi ». Certes, le président de l’organisation patronale a pris la précaution de préciser que celle-ci continuera à fournir le « cadrage » (« garde-fou » serait peut-être le mot juste) à l’intérieur duquel les partenaires sociaux décideront librement - contractuellement - de leurs affaires, c’est-à-dire en principe de tout ce qui concerne les relations de travail. Un champ d’action quasi illimité. L’espoir du Medef est qu’il englobe un jour l’ensemble du dispositif RTT.
Un précédent historique aide à comprendre l’ampleur du changement. La décision qui devait décider de rien de moins que du régime économique sous lequel allait se ranger la France après la Seconde Guerre mondiale s’appelle la loi de 1949 rétablissant les conventions collectives. Or cette décision éminemment libérale avait un caractère consensuel. On ne sache pas que le parti « intellectualiste » (ce néologisme sera justifié un peu plus loin) de l’époque protesta. Pourtant elle signifiait que l’économie française avait sans retour tourné la page. La rupture avec la logique d’une économie planifiée date de ce moment-là.
Toutefois, le régime écarté a au moins par deux fois tenté de reprendre le dessus. D’où l’ampleur du traumatisme causé d’abord par la nationalisation en 1981-1982 du quart de l’industrie française et de la quasi-totalité de son appareil bancaire, accident aujourd’hui entièrement réparé ; ensuite par cet autre contretemps - celui-là infiltré dans le système circulatoire de toute l’économie - que fut la mise en musique du mythe du partage du travail.
A quel point l’institution des 35 heures a mentalement transporté la société française à un âge antérieur à la révolution philosophique la moins remarquée (parce que les intellos ne sont pas les seuls à pouvoir s’en réclamer !) mais sans doute la plus importante des temps modernes, la genèse des 35 heures en apporte une sidérante démonstration.
En vérité, je vous le dis, la fin du travail est proche. Il y aura de moins en moins d’emplois disponibles. En attendant qu’il n’y en ait plus du tout, prenons intelligemment nos dispositions : en le partageant en parts de plus en plus petites, il en restera bien un peu pour tout le monde. De 39 à 35 puis de 35 à 32, etc. Tel était, littéralement, dans les années 1980 et 1990, le message martelé en France par des syndicats, des partis politiques, voire des ministres ou députés de la droite impressionnés par tel ou tel essayiste. Des deux côtés de l’Atlantique, l’inventive imbécillité en quête de notoriété est sans limite.
Après tout, si on se fait une idée naïve mais difficile à démystifier de ce qu’est une représentation « vraie » d’un phénomène, en particulier d’un phénomène relevant des sciences sociales, on peut en arriver (surtout lorsque une certaine idéologie vous trotte dans la tête) à découvrir une « finalité » au processus de mécanisation progressive de la production : la disparition du travail humain !
A la représentation statique et péremptoire de la vérité par ceux qu’il dénomme « the intellectualists » le philosophe américain William James (1842-1910), à partir des idées déjà exposées par Charles Peirce (1839-1914), en opposa une autre qu’il appela le pragmatisme, une méthode à laquelle se fièrent implicitement un Socrate, un Aristote, un Locke, un Hume... « Pragma » signifie action, de ce vocable grec dérivent aussi nos mots « pratique », « praticable ». Il n’y a pas de théorie qui tienne qui soit entièrement indépendante de notre expérience vécue et de notre comportement. Bref : de nos actes. Le pragmatisme est également une école de modestie, d’où peut-être son discrédit dans le monde parisien : si une théorie, voire une croyance qu’on ne s’explique pas, a des effets bénéfiques, ne nous passons pas a priori de son secours !
Une fois publiés les deux lois Aubry et les douze décrets qui les suivirent ainsi que la circulaire d’application de soixante pages, les difficultés de cette application firent redescendre la France de son petit nuage. Elle n’a pas encore touché terre.
L’envahissement du domaine social par la loi traduit d’abord et avant tout l’incroyable retard de la méthode contractuelle pour régler non seulement les problèmes dits « sociaux » mais aussi les problèmes socio-économiques, dont relève par exemple le salaire minimum. Par rapport à d’autres pays européens, ceux où sont versés aujourd’hui les plus hauts salaires parce que les entreprises y sont moins ponctionnées et sont plus libres de leurs mouvements et où, souvent, existe la protection sociale la plus efficace pour un coût moindre, la France est en retard de plus de soixante ans. En Suède, la contractualisation des rapports sociaux date des années 1930. C’est à ce moment-là que fut conclu, en Suisse, un accord entre patrons et syndicats sur la paix sociale. Le pays n’a plus connu de grandes grèves des services publics depuis lors. En Allemagne, la pratique contractuelle remonte à une époque plus lointaine encore.
Une chose apparaît désormais beaucoup plus clairement : le passéisme d’au moins une partie de l’exception française. Politiquement, cela implique un renversement capital. A ceux qui pensent le contraire d’apporter la preuve qu’ils ont raison.