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Hayek ou la planification impossible
vendredi 18 avril 2008
Peut-on parler d’ « anarchie » hayekienne ? Avec sa « démarchie » utopique*, l’économiste libéral Friedrich Von Hayek pourrait presque passer pour un social-démocrate, au sens noble du terme. Pourtant, l’analyse de l’économiste laisse quelques traces terriblement subversives à l’encontre du pouvoir centralisateur, si l’on sait en pousser toute la logique et en tirer toutes ses implications. D’une manière d’ailleurs très explicite, Hayek, dans un article parue dans la revue française d’économie d’automne 1986, intitulé De l’utilisation de l’information dans la société, s’attaque directement à la planification de l’Etat. En observant dans un premier temps comment l’information dans sa diversité et sa totalité est essentielle à l’ordre de la société, Hayek montre dans un second temps pourquoi cet ordre ne peut résulter d’une centralisation de l’information, soit d’un pouvoir centralisateur et planificateur largement étatique, et que l’imposition de l’ordre « du haut » doit laisser place à un ordre spontané « du bas ».
L’information transcende l’ordre, dans le sens où c’est de la connaissance des éléments conditionnant une situation que l’on peut adopter le comportement le plus en adéquation. Hayek présente l’information comme essentielle à l’optimisation de l’allocation des ressources, disons en général à l’utilisation et à l’organisation de quoi que ce soit. Il s’agit d’un principe que nous appliquons effectivement tous les jours : nous utilisons, organisons, adaptons, optimisons notre emploi du temps, notre attitude, nos facultés, nos opportunités, par rapport à ce que nous nous représentons factuellement de l’ensemble et de l’enchaînement des événements. Si il est donc possible de planifier son temps, par exemple, ou toutes autres dispositions dans le cadre des micro-sociétés que nous intégrons quotidiennement (travail, maison, etc.), la tâche est d’autant moins aisée au fur et à mesure que ce cadre s’élargit. Plus la société est étendue, plus l’acquisition de l’information est difficile. Non seulement parce que la quantité d’informations s’en dégageant est plus grande, puisque davantage d’éléments entrent en jeu, mais aussi parce que ces informations s’éparpillent, se dispersent en un trop grand nombre d’agents. Hayek insiste sur la quantité et surtout sur la diversité de l’information produite. Le dogme sociétal du progrès restreint souvent notre image du savoir à la connaissance scientifique. Or l’information est peut-être même indénombrable. D’un point de vue psychologique, on peut aller jusqu’à considérer qu’un agent détient des informations que lui seul peut détenir, car produites de sa réalité subjective. Et dans l’optique d’un déterminisme absolu, la place de chacun des atomes de l’Univers à un instant donné devient aussi une information utile, etc. Mais ces informations sont ainsi inaccessibles. Selon Hayek, aucun organisme ne peut donc soit globaliser l’information, soit la centraliser, en la préservant à la fois dans sa totalité et son intégrité. L’information est si vaste que pour en détenir toujours plus, l’organisme ayant la prétention de s’imposer en tant que planificateur est contraint de la sélectionner ou de l’agréger. Il est alors en décalage avec la réalité, il peut raisonner dans l’erreur.
La planification ne peut être imposée, selon Hayek, elle naît de l’interaction des agents entre eux. Ce sont eux qui détiennent l’information, de même que ce sont eux qui transmettent l’information qui pourrait manquer à certains, se substituant ainsi à un pouvoir centralisateur. L’ordre naît de la coordination entre les agents, l’ordre se stabilise sur les repères présentant l’information : le prix est alors un langage commun. Le prix n’explicite pas les relations causales entre produits et facteurs de production, mais indique la conséquence de ces processus : il mesure la disponibilité ou accessibilité des produits et facteurs de production, seule information nécessaire aux agents. La limite du prix quant à sa dimension informative est bien sûr sa rigidité, puisqu’il ne communique alors plus les changements du processus amenant à sa détermination. C’est tout le travail du planificateur que dénonce Hayek, visant à minimiser l’idée du changement. Il est en effet dans l’intérêt du planificateur de présenter la tenue de ses plans, renforçant sa crédibilité en évitant les changements. Or, à vouloir tout déterminer, un plan peut tenter d’être si précis qu’un seul petit grain de sable non prévu viendrait enrayer la machine. D’où son abstraction volontaire – car nécessaire – du détail. En parallèle à l’idée d’un changement supposé inconséquent, le planificateur cherchant à asseoir son autorité réduit aussi l’information au champs de connaissances scientifiques. Ainsi la solution à la recherche d’un ordre (et ici d’un ordre économique) pose le recours aux experts, et légitime alors l’établissement d’une oligarchie technocratique. Le prix, sous une telle contrainte, peut alors ne plus appliquer sa fonction réelle. Or il s’agit d’une institution qu’il faut respecter, légitime car spontanée, et Hayek encourage à son utilisation. C’est en considérant l’utilité de cette grande institution du prix et de l’économie de marché qui sont selon lui des produits de l’ordre spontané (dans le sens où personne ne les a vraiment décidés) qu’il les intègre comme supérieur à l’ordre décrété (par exemple celui qu’impose le planificateur étatiste). Hayek rapproche alors le libéralisme de la théorie du chaos**, en évoquant que dans l’économie de marché comme dans la nature, l’ordre naît du chaos. L’agencement spontané de millions, de milliards d’informations et décisions conduit non au désordre, mais à un ordre supérieur. On peut oser le rapprochement avec ce dont Adam Smith avait déjà en intuition, sans pouvoir traduire ce pressentiment autrement que par l’image d’une mystérieuse main invisible. Si la théorie du chaos tend à montrer qu’il y a de l’ordre dans le désordre, à l’inverse, cette théorie révèle que le désordre surgit de l’ordre. Lorsqu’une situation est totalement planifié, elle construit l’effet boule de neige du déterminisme qu’elle impose. L’habituel exemple du papillon qui d’un battement d’ailes à Paris provoque un ouragan à Tokyo illustre bien le danger que peut représenter la volonté d’établir et d’imposer un plan qui ne tient que de lui-même, que de son intérêt et supériorité supposés, qui ne s’applique qu’à ce qui a pu être envisagé et qui ne pourrait donc survivre à un changement impromptu. Or le changement et l’imprévu semblent ce qui a toujours caractérisé notre histoire : l’évolution est le mystère de la vie même, et nous voulons vivre.
Le marché met en jeu des décisions si nombreuse que même un ordinateur des plus puissants ne pourrait les enregistrer. Où alors il devrait les agréger, les erronant par-là même, tendant donc aussi à l’erreur. En considérant que nous ne disposons pas des moyens nécessaires à la centralisation de toute l’information, Hayek avance donc l’idée que nul ne peut savoir comment planifier la croissance économique, parce que personne ne peut en connaître véritablement les mécanisme. Pour une société trop grande et trop complexe ( la « Grande Société »), il n’y a pas de planificateur envisageable. Ce dernier ne présenterait que le risque de manipuler une information incomplète ou déformée. C’est ainsi que Hayek, en tant que libéral, présente qu’il est absurde de croire que le pouvoir politique est capable de se substituer au marché. Mais à l’inverse, il est alors possible d’appréhender un certain dirigisme dans une société assez petite au point que toutes les informations soient directement contrôlables (comme par exemple le village des Schtroumfs). Ainsi la décentralisation pourrait se présenter comme une alternative à la dialectique libéralisme/étatisme, même si Hayek, en pur libéral, rejette ce genre de solution moyenne à la sauce social-démocrate, en orientant davantage son discours vers une dite éthique libertarienne.
L’axe génial de l’analyse hayekienne, en ce qui concerne l’intégration de l’information et de sa transmission des échanges, est cette version complémentaire de la « Grande Société » et de ce que l’on appellera alors ici la « petite société » (une tribu, une commune, un kolkhoz, un village de Schtroumfs). La Grande Société est donc cette société qui génère trop d’informations pour pouvoir les recueillir toutes, et ainsi envisager de la planifier par le haut. La petite société, quant à elle, est alors à l’inverse une société qui produit une quantité d’informations assez restreinte pour pouvoir toutes les recueillir en vue de la centraliser par un planificateur potentiel. De plus, la société est assez petite pour que ce planificateur ait, pour ainsi dire, le nez sur l’information : il est immergé dans l’information, il peut d’ailleurs participer à sa transmission voire à sa production. Ce n’est pas le cas du gouvernement « parisien » qui ne peut voir ni comprendre ce qui se passe dans les provinces de son beau pays français, mais bien celui du Grand Schtroumf immergé dans le village de quelques maisonnettes : le maire d’une grande ville est complètement détaché de la vie réelle de sa commune, par contre le maire d’un petite ville est en contact direct avec les habitants et participe avec eux à la vie locale. Ainsi, à petite échelle, en plus de pouvoir amasser la quantité des informations, le planificateur en préserve la qualité. Les implications de l’analyse de Hayek sont donc très forte. Généralement, les gens croient qu’une planification par le haut est nécessaire – c’est-à-dire une planification résultant d’une direction centralisée d’un grand groupe d’individus – puisque « même pour un petit groupe, il faut un décideur » : par exemple, lorsqu’une bande de dix amis décide d’aller au cinéma, le choix du film n’est jamais unanime, et c’est aux fortes gueules de trancher pour les autres. Mais l’impossibilité de la planification de la Grande société n’est pas incompatible avec l’idée d’une planification possible pour une petite « société » : si l’ordre ou la décision arbitraire peuvent se justifier à petite échelle, ils n’ont aucun lieu d’être à grande échelle, et sont même illégitimes et destructeurs.
Cette observation a toute son importance en ce qui concerne un hypothétique "meilleur" niveau d’administration territoriale et les échelons de délégation du pouvoir qui le structure. Tout d’abord il est inefficace – et cette inefficacité génère le désordre – de faire remonter l’information et le pouvoir jusqu’à une place centrale (une capitale) pour les faire redescendre en suivant : autant planifier directement d’en bas. Ensuite, la légitimité de la délégation du pouvoir d’un individu à un autre est fonction décroissante du degré de proximité des individus concernés : plus la place centrale des pouvoirs est éloignée des individus, plus elle a d’effets négatifs sur de la société toute entière et devient un danger pour la liberté de chacun. C’est la raison pour laquelle il faudra sans cesse décentraliser le plus possible, jusqu’à un jour incarner le pouvoir et le représentant de ce pouvoir en un seul et même individu. A ce stade, l’individu est son propre planificateur, et ne peut en vouloir à personne d’autre d’avoir agit à sa place en négligeant les informations qu’il possédait au fond de lui. Cet idéal libéral individualiste n’est rien d’autre que de permettre aux individus la liberté de rechercher et de poursuivre leur propres fins, c’est-à-dire, en d’autres termes, que les individus soient libres de – et ce doit être leur droit le plus strict et le plus merveilleux – rechercher le bonheur selon leur propre conception du bonheur, sans que personne ne puisse les réorienter ou les obliger en jugeant que ce n’est pas bien ou qu’il y a mieux.
Notes
* "La démocratie, selon Hayek, est devenue immorale, injuste et tend à devenir « totalitaire ». Les citoyens, dans les sociétés occidentales, ont cessé d’être autonomes : ils sont comme drogués, dépendants des bienveillances [ou des malveillances] de l’État. Cette perversion de la démocratie conduit à terme à l’appauvrissement général et au chômage. La démocratie s’est pervertie parce que nous avons confondu idéal démocratique et tyrannie de la majorité [ou des minorités]. Pour retrouver l’idéal démocratique, il faut désormais imaginer une organisation nouvelle qui limitera le pouvoir du gouvernement. C’est ce que Hayek appelle la Démarchie : du grec demos, le peuple, et archein, l’autorité. Ce nouveau nom permettra de préserver l’idéal sans employer un terme souillé par un abus prolongé." (Guy Sorman, in Les vrais penseurs de notre temps)
** cf. Ilya Pyrogine, Les lois du chaos