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La révolution financière
mardi 16 novembre 1999
C’était l’idée centrale du volumineux dossier proposé alors au lecteur. A la mi-novembre 1999, le quotidien américain des affaires, le Wall Street Journal, reprenait la même thèse. Sous le bandeau ironique de "trompe-l’œil" (en français dans le texte), un long article, débutant en première page, avertissait le lecteur : "Si vous croyez que la France prend du retard, alors regardez-y à deux fois". Euphorique, le reporter expliquait que "malgré un interventionnisme permanent de l’État — il évoquait les 35 heures, la volonté du gouvernement Jospin de rendre plus difficiles les licenciements après l’affaire Michelin et ses hésitations à libéraliser le secteur de l’électricité — les entreprises sont en train d’y transformer l’économie".
Le rush des "zinzins"
A Londres comme à New York, ces deux dossiers en témoignent, les France Watchers sont en réalité très impressionnés par la transformation qu’a vécue le pays au cours des quinze dernières années, par la rapidité de la mutation qui l’a fait passer d’une économie de guichets à une économie de marchés. Au début des années quatre-vingt encore, et ils ne manquent jamais de le souligner, la France fonctionnait sur la base d’un capitalisme d’État, un capitalisme qui n’était ni "néo-américain", ni "rhénan", pour reprendre les expressions utilisées pour la première fois par Michel Albert, en 1991, dans son livre Capitalisme contre capitalisme, un capitalisme hybride qui mélangeait des dispositifs des deux "modèles". Les entreprises se finançaient alors aux "guichets", à ceux de l’État ou à ceux des banques. Le bonheur était dans le prêt ! Aujourd’hui, après une impressionnante série de réformes, ces mêmes entreprises ont accès à un nouveau mode de financement : les marchés. C’est une véritable révolution qu’a connue là le pays de Colbert : se débarrassant de ses maux inflationnistes, il est passé, grosso modo, d’une économie d’endettement à une économie de fonds propres.
L’ampleur de cette révolution ne lasse pas d’impressionner ces observateurs avertis. Emportés par leur enthousiasme, ceux-ci recommandent la place de Paris à leurs investisseurs : les "zinzins", les investisseurs institutionnels, c’est-à-dire les fonds de pension, les fonds communs et autres grands gestionnaires d’épargne collective s’y précipitent. Ils ont encore largement contribué aux records de Paris. Ce qui surprend le plus ces analystes, c’est en fait que la France ait adopté plus rapidement que les pays du modèle rhénan — l’Allemagne et le Japon en particulier — les habits du "capitalisme anglo-saxon". Effectivement, d’une manière peut-être surprenante, dans cette transition des guichets aux marchés, les Allemands et les Japonais ont pris quelque retard.
Le "modèle rhénan", celui qui privilégie l’intermédiation financière sur la finance directe, celui qui jure par le crédit plutôt que par le titre négociable, est en crise : il affiche, dans les deux pays phares, l’Allemagne et le Japon, des performances macroéconomiques médiocres depuis le début de la décennie ; il est incapable de favoriser l’innovation dans les métiers du XXIe siècle ; il conduit, dans les entreprises comme sur le plan global, à des situations de surendettement et de surinvestissement ; il alimente la corruption et l’inefficacité. Face à ce bilan, les pays du capitalisme rhénan hésitent à engager leur mue. Les marchés financiers s’y développent, certes. Mais les guichets organisent la résistance. Les comportements du chancelier Gerhard Schröder, en Allemagne, et du premier ministre Keizo Obuchi, au Japon, ces derniers temps, sont à cet égard tout à fait symptomatiques.
La conversion allemande
Outre-Rhin, le comportement très "made in USA" des grands patrons, de cette nouvelle génération qui réunit des Jürgen Schrempp (Daimler-Chrysler), Ron Sommer (Deutsche Telekom), et autres Rolf Breuer (Deutsche Bank) avait fait croire que le capitalisme allemand s’était réellement converti à la religion de la "création de la valeur pour l’actionnaire", celle qui est au centre du modèle anglo-saxon. Les signes d’une telle conversion semblaient de plus en plus perceptibles dans l’ensemble de l’économie allemande, avec la présence de plus en plus active des grands konzerns allemands à la bourse de New York, avec l’explosion de celle de Francfort — et notamment du Neuer Markt, le nouveau marché local, avec le développement d’une culture boursière dans la population. La privatisation de Deutsche Telekom, en novembre 1996, avait déclenché un vaste mouvement en faveur de l’actionnariat individuel, le nombre des petits porteurs allemands dépassant rapidement celui des petits investisseurs français — respectivement 7,3 et 5,2 millions de part et d’autre du Rhin.
L’annonce de la mort de la banque-industrie, cet élément clé du monde allemand, serait pourtant prématurée. Les grandes banques de Francfort sont certes engagées elles aussi dans une profonde mutation : elles sont cotées à la bourse, elles ont développé leurs activités de marché à l’occasion, notamment, de leur expansion à l’étranger, elles ont commencé à réduire l’importance de leurs participations croisées dans l’ensemble de l’économie. Mais, publiques, coopératives ou privées, elles conservent encore un poids considérable et des liens avec la puissance publique — l’État fédéral ou les Länder. En dépit de leur intérêt pour leurs actionnaires, elles ne peuvent résister à l’amicale pression du chef de gouvernement — on l’a vu dans le cas du sauvetage du numéro deux du bâtiment, Philipp Holzmann, comme dans la réaction de l’ensemble des partenaires face à l’OPA hostile du britannique Vodaphone sur l’allemand Mannesmann.
La réticence japonaise
De la même manière, si le Japon s’est ouvert aux marchés financiers, son ouverture n’en est pas moins timide. Hormis quelques exceptions volontiers mises en avant par les propagandistes japonais, Sony notamment, l’une des rares vraies multinationales du pays, les patrons des grands keiretsus — les konzerns nippons — sont toujours très réticents à accepter les conséquences de la loi de "la valeur pour l’actionnaire" dans leurs groupes. L’État hésite à favoriser l’éclatement de ces grandes constellations financiaro-industrielles, au cœur du modèle rhénan, version japonaise. Le système des participations croisées continue à maintenir une culture de grandes familles. La multiplication des plans sociaux, annoncés avec grand bruit par les sociétés cotées, comme l’augmentation du chômage — il y est désormais supérieur à celui des États-Unis, un peu en dessous de 5 % — sont souvent invoquées pour démontrer l’américanisation de la vie économique au Japon. L’arrivée des groupes financiers étrangers constitue d’ailleurs une pression considérable sur l’ensemble des entreprises. Mais l’État conserve les moyens de s’y opposer, comme en témoigne le changement, en novembre 1999, de direction décidé par le gouvernement, à la tête de l’agence chargée de surveiller le système bancaire, en faveur d’une personnalité plus attachée à l’interventionnisme d’État.
Bien qu’en crise — le rapport de l’OCDE sur le Japon publié le 8 décembre 1999 est à cet égard sévère — , les pays du modèle rhénan révèlent une capacité de résistance tout à fait exceptionnelle. Les réseaux de solidarité continuent à y fonctionner efficacement. La finance directe y a pris un poids croissant, l’intermédiation y reste cependant largement dominante. Il est vrai ensuite que, grâce aux profits qu’elles ont réalisées dans les années de vaches grasses, les entreprises ont constitué de confortables magots — inscrits dans leurs provisions en Allemagne par exemple — et peuvent donc, pour un moment, assurer le passage d’une période peut-être un peu difficile.
Le retrait de l’État français
Le contraste est alors saisissant avec la situation française. Là, en l’espace de quinze ans, les gouvernements successifs, de gauche comme de droite, ont organisé un désengagement spectaculaire de l’État dans les circuits de l’argent. Pris dans le mouvement, les acteurs de ce jeu ont parfois du mal à réaliser l’ampleur de la mutation opérée. En 1983, l’État était en France le maître absolu des circuits financiers. Il gérait la monnaie — la Banque de France n’était alors qu’une annexe du ministère de l’Économie. Il décidait souverainement de la quantité qu’il injectait dans l’économie, du prix auquel il la proposait et de sa parité avec les autres monnaies du monde. Il distribuait le crédit en fonction de ses propres préoccupations et avait ouvert pour cela de multiples guichets spécialisés. Il définissait le règlement et assurait la police des marchés financiers, alors embryonnaires. Avec les nationalisations bancaires de 1982, il était devenu le propriétaire de la quasi-totalité des établissements de crédit du pays. A la veille de l’an 2000, le paysage est radicalement différent.
La dérégulation des marchés, les privatisations et l’euro — ces trois grands axes stratégiques auxquels tous les gouvernements successifs depuis 1983 sont restés attachés, en dépit de quelques hésitations — ont en réalité totalement bouleversé la donne, dotant l’économie française d’un nouveau moteur, proche de celui du modèle dit "anglo-saxon". L’État français a ainsi abandonné la gestion de sa monnaie à une banque centrale indépendante, d’abord (la Banque de France) à la Banque Centrale européenne ensuite (BCE), en adoptant l’euro. Il a renoncé à la maîtrise des taux d’intérêt et du taux de change. Il a fermé la plupart des guichets spécialisés — et a réduit les bonifications d’intérêt. Il a favorisé la création des nouveaux compartiments à la bourse de Paris — avec dès 1983 le Second marché, puis les marchés des produits dérivés et le Nouveau marché. Il a ouvert et libéralisé le marché de l’argent dans son ensemble.
Il a enfin privatisé non seulement toutes les grandes banques mais la plupart des entreprises industrielles qu’il détenait, favorisant ainsi le développement de la bourse de Paris.
Un capitalisme sans capital
En dépit de ses dénégations collectives, la France s’est, en matière financières, "américanisée" bien vite et bien plus profondément que la plupart des autres pays capitalistes développés. Son refus de reconnaître sa mutation a contribué à l’accélérer. il s’est en effet traduit pas un grave oubli : la France a changé son moteur mais ne s’est pas dotée du carburant nécessaire ; elle n’a pas favorisé l’émergence d’un véritable capital national, d’une épargne longue placée dans la production, dans les actions de ses entreprises. La France est restée "un capitalisme sans capital", selon l’expression chère à Jean Peyrelevade, le PDG du Crédit Lyonnais, et le carburant étranger est venu alimenter le moteur français. De fait, la part des non-résidents dans le capital des entreprises françaises cotées est passée de 10% environ en 1985 à plus de 35% en 1999. Dans aucun autre pays développé au monde, le poids des étrangers dans la capitalisation boursière locale n’est aussi élevé : il est de 10% environ à Wall Street et à Francfort, de 15% à peine à Londres et à Tokyo.
Cette présence massive des "zinzins" étrangers dans les entreprises françaises y a accentué la pression en faveur de l’introduction des normes "anglo-saxonnes", des règles du marché financier en réalité. Les principes du gouvernement d’entreprise (la transparence, les contre-pouvoirs, la création de valeur pour l’actionnaire, etc.) y ont été introduits plus rapidement que dans bien d’autres pays. Mais parce qu’inavouée, cette révolution est restée largement inachevée. Du capitalisme "anglo-saxon", la France a adopté le moteur, elle n’en a ni la culture, ni les comportements. Cette situation plonge ainsi les Français dans une situation pour le moins schizophrénique. Ceux-ci conservent à l’égard du modèle néo-américain, et pour reprendre la définition que donne le Petit Robert de la schizophrénie, "une ambivalence des pensées et des sentiments", ce qui les conduit parfois à des "conduites paradoxales" — c’est le "fonctionnaire-actionnaire de France Télécom", c’est le journal communiste, la Marseillaise, qui publie la cotation de la bourse de Paris, pour informer ses lecteurs —, voire à un "repli sur soi".
La schizophrénie est une maladie qui fait souffrir mais dont on ne meurt pas. La France peut sans doute continuer à vivre un "capitalisme sans capital". Mais c’est au risque d’une certaine "prolétarisation" du pays : en se mettant au service d’un capital qu’elle ne possède pas, elle travaille pour d’autres et perd progressivement toute maîtrise de son propre destin. Partis politiques et organisations syndicales commencent en fait à en prendre conscience. Le président français évoquait la question lors de son intervention télévisée du 14 juillet 1999. Les organisations syndicales s’en préoccupent, la CFDT en tête. Lors du colloque organisé le 21 octobre 1999 par cette dernière organisation et consacré aux "transformations du capitalisme", on a pu noter une évolution tout à fait spectaculaire de Nicole Notat et des siens. "La question de l’organisation de l’actionnariat salarié est désormais posée au syndicalisme", y expliquait la responsable syndicale. Même la CGT semble amorcer une évolution sur ces sujets. Les socialistes, quant à eux, s’interrogent sur l’avenir de l’épargne salariale.
Tous actionnaires — comme aux États-Unis ! Certains, à l’instar du gourou du management, l’américain Peter Drucker, ne manquent pas de rappeler que, si le socialisme c’est la propriété collective des moyens de production, le marché est peut-être le meilleur moyen pour y parvenir — et les États-Unis le premier pays socialiste ! "Marx à la corbeille", ironise à ce sujet Philippe Manière, rédacteur en chef du Point dans le livre qu’il a publié sous ce titre. Il n’y a plus de corbeille, ni de marxistes ! La gauche française en tout cas n’en est pas encore là. Si le "modèle rhénan" ne fait plus recette, le système "anglo-saxon" continue à y faire figure de repoussoir.