Accueil > Philosophie > Philosophie générale > Libéralisme et démocratie 1 - l’individualisme
Libéralisme et démocratie 1 - l’individualisme
mardi 19 avril 2005
Mais enfin, nuls remords, comme Huysmans il me plaît d’être à rebours.
Le libéralisme et la démocratie ont le même point de départ : l’individu.
Loin de penser que la démocratie serait une doctrine ancienne et collectiviste, et le libéralisme une pensée moderne et individualiste, comme le dit Constant, je crois que s’opposent en réalité un organicisme, un holisme, ancien et un individualisme moderne.
Voilà la vraie summa divisio.
Le holisme est aussi vieux que l’antiquité grecque : Aristote disait, dès les premières pages de la Politique, que
le tout l’emporte nécessairement sur la partie puisque, le tout une fois détruit, il n’y a plus de parties, plus de pieds, plus de mains
avec pour conséquence
la nécessité naturelle (notons le terme "naturelle") de l’Etat et sa supériorité sur l’individu.[1]
A vrai dire, il faut attendre Grotius et Hobbes pour voir apparaître l’individualisme, plus de quinze siècles plus tard. Celui-ci part d’un état de nature axiomatique où il n’y a que des individus séparés les uns des autres par leurs passions et par leurs intérêts opposés, et contraints à s’unir de commun accord dans une société politique afin d’échapper à la destruction réciproque.
Ce renversement de point de départ a des conséquences décisives pour la naissance de la pensée libérale et démocratique moderne.
En effet, le holisme ou organiciscme s’oppose à la fois au libéralisme, puisque le premier ne peut concéder aucun espace à des sphères d’action indépendantes du tout. Le holisme ne peut reconnaître une distinction entre sphère privée et sphère publique, ni justifier la soustraction d’intérêts individuels, qui trouvent leur satisfaction dans les rapports avec d’autres individus (le marché), à l’intérêt public.
Mais le holisme s’oppose aussi à la démocratie. La démocratie se fonde en effet sur une conception ascendante du pouvoir, tandis que l’organiscisme ou holisme se fonde a contrario sur une conception descendante, qui s’inspire des modèles autocratiques de gouvernement. Comme le dit Norberto Bobbio,
il est difficile d’imaginer un organisme où les membres commanderaient et non la tête.[2]
Attention, je n’ai pas dit que l’individualisme libéral et l’individualisme démocratique seraient identiques. Il sont simplement cousins et compatibles.
Aucune conception individualiste de la société ne fait abstraction du fait que l’homme est un être social ni ne considère l’individu comme isolé. De ce fait, l’individualisme ne doit pas être confondu avec l’anarchisme égotiste d’un Stirner (1806-1856).
Mais les rapports entre l’individu et la société sont toutefois différents entre ces deux notions.
Pour le libéralisme tout d’abord, coupe l’individu du corps organique de la société et le fait vivre, du moins pour une large partie de sa vie, en dehors du ventre maternel, et l’introduit dans un univers inconnu. La démocratie, elle, le réunit aux autres hommes, semblables à lui, afin que de leur union la société se recompose non plus comme un tout organique mais comme une association d’individus libres.
De l’individu, le libéralisme met en évidence sa capacité de se former soi-même, de développer ses propres facultés, de progresser intellectuellement et moralement dans des conditions de liberté maximale par rapport aux liens externes imposés de manière coercitive. La démocratie exalte surtout sa capacité de dépasser l’isolement par différents moyens qui permettent d’instituer un pouvoir commun non tyrannique.
Si le libéralisme s’oppose au holisme, c’est par corrosion graduelle de la totalité, par laquelle les individus, tels des fils devenus majeurs, se détachent du groupe primitif omnipotent et omniscient et conquièrent des espaces toujours plus grands d’action personnelle.
Si la démocratie s’oppose au holisme, c’est par dissolution interne de l’unité globale compacte, où se forment des parties indépendantes et qui commencent à vivre leur propre vie.
Le premier processus a pour effet la réduction à ses dimensions minimales du pouvoir public, le second le reconstitue mais comme somme de pouvoirs particuliers, ce qui est évident dans le contractualisme par exemple, qui fonde l’Etat sur une institution juridique comme le contrat, qui appartient en propre à la sphère du droit privé, où se rencontrent des volontés particulières en vue de la formation d’une volonté commune.
Bien qu’issus de deux logiques différentes, toutefois indissociables de nos jours tant on n’imaginerait pas un Etat libéral non démocratique ou un Etat démocratique non libéral, libéralisme et démocratie ont un fondement unique - l’individualisme. C’est bel et bien le holisme, et son descendant en ligne directe, le collectivisme, qui sont les véritables ennemis de ces deux notions.
Notes
[1] Aristote, Politique, trad. J. Barthélémy Saint-Hilaire, Paris, Dumont, Livre I, chap. 1, p.8
[2] Norberto Bobbio, Libéralisme et démocratie, Humanités, Cerf, 1996.