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Un an après l’ouverture du marché français
Ils ont osé s’attaquer à la forteresse EDF
vendredi 16 novembre 2001
Rabais moyen sur les anciens tarifs d’EDF : 15 %
Les industriels français ont lancé beaucoup de consultations, mais signé peu de contrats. La plupart ont préféré renégocier avec EDF, qui a su adapter son offre (tarifs, souplesse de livraison) avec habileté. « EDF nous a fait des offres créatives qui répondent à notre volonté de management du risque », souligne Patrick Renard, directeur des achats énergétiques d’Air liquide : le satisfecit est éloquent, lorsqu’on se souvient des doléances du groupe vis-à-vis de l’électricien public. Les clients ont d’autant moins été tentés par le changement que la guerre des prix n’a pas duré. Début 2000, les premières offres se situaient à des niveaux inférieurs de 30 à 35 % aux anciens contrats d’EDF. Mais l’augmentation des coûts des centrales au gaz, la réduction des capacités de production allemandes et le trading ont poussé les prix à la hausse. Aujourd’hui, le rabais moyen est de 15 %, avec une fourchette de 0 à 25 %, en fonction de la régularité de la consommation.
Autres obstacles pour les électriciens étrangers : la saturation des liaisons électriques frontalières (au profit d’EDF) et les coûts de transport sur le réseau français. Le belge Electrabel, dans la mouvance de Suez-Lyonnaise, qui a remporté quinze contrats en France, a contourné la difficulté grâce aux participations (1 500 mégawatts de puissance) qu’il possède dans des centrales françaises. Au demeurant, ces obstacles n’ont pas empêché quelques électriciens d’exporter en France : l’autrichien Verbund alimente depuis novembre les sites hexagonaux du producteur allemand de gaz industriels Linde, pour un total de 150 millions de kilowattheures ; l’espagnol Endesa a conclu en décembre trois contrats (avec Seb et deux verriers) pour une fourniture annuelle de 170 millions de kilowattheures, et le suisse Electricité de Laufenbourg (EGL), a signé également quelques contrats.
Mais les plus actifs ont été les électriciens d’outre-Rhin. RWE, n° 1 allemand avec le rachat de VEW, a donné le signal de la concurrence en France en proposant à la filiale du papetier suédois Svenska Cellulosa un kilowattheure à 13 centimes. Depuis, le groupe s’est assagi mais a conquis une dizaine de sites français, dans le cadre de contrats globaux avec des clients européens.
Le Groupe E.ON, né de la fusion Veba-Viag, dont la stratégie est orientée vers les pays du nord de l’Europe, n’a conclu qu’un contrat en France. La surprise est venue de HEW, la société d’électricité de Hambourg, qui, passée sous le contrôle du suédois Vattenfall, mène une stratégie agressive en Europe. Elle a fait ses classes en emportant l’approvisionnement de Rhénalu (Groupe Pechiney) en Alsace ; elle alimente aujourd’hui treize sites en France, pour un montant de l’ordre du milliard de kilowattheures par an, et compte parmi ses clients Saint-Gobain, Corning, BSN, BASF. Objectif 2001 : « Faire deux fois mieux », indique Jean-Bernard Fankheiser, PDG de HEW Energie-France.
La Snet vise 5 % du marché français à moyen terme
La plus forte pression concurrentielle est cependant venue de France. C’est celle de la Snet (81 % Charbonnages de France, 19 % EDF), qui exploite les neuf centrales des Charbonnages (2 600 mégawatts de capacité), dont le coût marginal est de l’ordre de 14 centimes le kilowattheure. Mais la plus grande partie de sa production est dévolue par contrat à EDF. L’an passé, la Snet ne pouvait disposer que de 180 mégawatts de capacité, cette année elle bénéficiera de 100 mégawatts supplémentaires. En 2000, sur une production de 8,8 milliards de kilowattheures, elle en a livré 1,5 milliard à des clients éligibles (Ciments Calcia, Sodetal, Millenium, Cokes de Drocourt...). A la mi-janvier, elle a conclu son trentième contrat et prévoit en 2001 de commercialiser 2 milliards de kilowattheures. « Notre objectif à moyen terme est de détenir 5 % du marché français de l’électricité », indique le directeur général, François Rain.
Dans cette offensive, la Snet va désormais s’appuyer sur Endesa : selon l’accord signé en décembre avec les Charbonnages, le groupe espagnol s’apprête à prendre une part de 30 % dans son capital... avec « vocation à devenir majoritaire », explique Philippe Boulanger, directeur d’Endesa Energie en France.
En 2001, un autre cheval de Troie viendra électriser la concurrence : la Compagnie nationale du Rhône. La CNR (actionnaires : les collectivités locales, la Caisse des dépôts, la SNCF et EDF) possède 18 barrages sur le Rhône, qui représentent une puissance hydroélectrique de 2 900 mégawatts et qui produisent 16,5 milliards de kilowattheures par an. Jusqu’à présent, cette production était opérée et commercialisée par EDF. Pour prendre en charge progressivement la commercialisation, la CNR a conclu un accord avec Electrabel, qui prévoit la création d’une société commune, Energie du Rhône (51 % CNR-49 % Electrabel).
La liaison France-Angleterre mise aux enchères
Nombre de points restent à éclaircir : EDF continuera-t-il à assurer l’exploitation ? Electrabel entrera-t-il au capital de la CNR ? Le gouvernement a assuré que la CNR resterait dans le secteur public. Certes, mais, dans le cadre de ses négociations avec Bruxelles pour la reprise de 25 % de l’allemand EnBW, EDF envisage de céder sa participation de 16 % dans la CNR.
L’alliance CNR-Electrabel renforce la stratégie du Groupe Suez-Lyonnaise sur le marché de l’énergie. Faute d’avoir réussi à s’allier avec E.ON, Gérard Mestrallet, patron du groupe, est décidé à développer son offensive propre. Electrabel, Distrigaz et Elyo (services énergétiques) représentent des atouts complémentaires. « Ce qui séduit le client, c’est un service complet ; Electrabel a déjà commencé à faire des propositions couplées électricité-gaz, il va les étendre au câble et à l’eau », souligne Philippe Massart, porte-parole d’Electrabel.
Un autre facteur contribuera à amplifier la concurrence. Pour compenser les pertes techniques d’électricité lors du transport, le RTE, gestionnaire du réseau haute tension, devenu un opérateur indépendant d’EDF, fera désormais appel à sept fournisseurs : EDF, Snet, Electrabel, RWE Trading, EGL, Atel (un opérateur suisse) et TXU-Europe (filiale de Texas Utilities). Pour faciliter l’accès au marché français, la liaison France-Angleterre sera mise aux enchères et les capacités de transit avec l’Italie et l’Espagne seront réparties en fonction de la demande.
Enfin, le gouvernement prévoit d’étendre le libre choix du fournisseur aux sites consommant 9 millions de kilowattheures dès cette année, et à ceux qui en consomment 2 millions en 2003. Le Conseil d’Etat a jugé le projet de décret incompatible avec la loi adoptée l’an dernier. Mais les autorités vont modifier cette loi dans la foulée du vote sur l’ouverture du marché du gaz.
Cet élargissement concerne plus les producteurs d’électricité que les spécialistes du négoce. TXU-Europe n’est intéressé que par les ventes en gros et le trading. De même, EGL, petit producteur qui exerce surtout une activité de grossiste, « n’a pas vocation à travailler avec les PME », explique Pierre Buffière de Lair. Mais les traders vont bénéficier en 2001 de nouvelles perspectives. Un projet de bourse d’électricité a de bonnes chances de voir le jour à Paris à la fin du premier semestre.
Pour les industriels, le trading est encore un nouvel apprentissage. Les gros consommateurs peuvent être non seulement clients mais aussi acteurs, et revendre sur le marché spot les quantités livrées dont ils n’ont pas besoin. C’est aussi une opportunité pour les autoproducteurs (notamment ceux possédant des systèmes de cogénération) qui revendent pour l’instant à EDF leur courant excédentaire. Ils avaient l’ambition d’opérer des transactions directes, mais la hausse des prix du gaz, qui a rendu les cogénérations moins rentables, a freiné cet élan. « Nous n’avons pas effectué de ventes à des tiers, indique Fernand Felzinger, président de Rhodia Energie. Dans l’avenir, tout dépendra du prix du marché. »
Les rivaux d’EDF pour la fin du monopole de production
Avec les livraisons au RTE et l’élargissement des clients éligibles, les ventes des concurrents d’EDF pourraient atteindre 10 milliards de kilowattheures en 2001 et de 15 à 20 milliards en 2002. « A terme, nous prévoyons de perdre 20 % de consommateurs éligibles », estime Loïc Capéran, directeur du pôle clients d’EDF, qui n’exclut pas une ouverture totale du marché. La Commission européenne prépare une directive qui donnerait le libre choix du fournisseur aux PMI en 2004 et aux clients domestiques en 2006.
Mais aujourd’hui les rivaux d’EDF réclament la fin du monopole de production. En 2000, EDF a assuré 94 % de la production française (87 % si l’on déduit l’électricité d’origine hydraulique produite pour la CNR et les droits de tirage des électriciens étrangers).
L’électricien français se dit prêt à échanger des capacités de production avec ses concurrents : une manière de se protéger d’éventuels projets de démantèlement. Robert Priddle, directeur de l’Agence internationale de l’energie, n’a-t-il pas suggéré de scinder EDF en trois entités ? Mais la France est bien décidée à garder une organisation unifiée de service public. Les déboires de la Californie, en panne d’électricité, viennent conforter sa position et inciter l’Europe à se méfier des excès de la libéralisation.