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L’Invention de l’Etat - l’efficience du droit primitif

Un article du blog de Copeau

mercredi 11 mai 2005

On nous vante souvent les mérites de l’économie ancienne, on nous lit Rousseau, Simmel, Mauss, et on apprend quel était l’altruisme (supposé) de nos ancêtres. Seulement, on peut en réalité expliquer ces vertus des temps anciens, aussi bien, sinon mieux, par le raisonnement économique. Philippe nous montre ici comment et pourquoi a existé un droit avant l’Etat.

L’état de nature n’est pas forcément un état de guerre de tous contre tous. Bien sûr, apparaît un chef en temps de guerre, mais, une fois la paix revenue, l’Etat au sens moderne du terme n’a pas lieu d’être, du fait des coûts de transaction dirimants, aggravés par l’absence d’écriture. Par conséquent, la possibilité de devenir un commensal est des plus limitée. La variété des productions est elle aussi limitée. Tout comme les échanges, du fait des coûts de transport et de négociation élevés, ainsi que de l’absence de monnaie. Si tous ces coûts de transaction restent élevés, il faut bien que ces sociétés puissent s’adapter à cet environnement peu propice au développement ; elles instituent donc un droit de propriété collective, et non individuelle comme de nos jours. Posner l’a clairement démontré. C’est je crois le premier trait du droit dit « primitif ».

Le deuxième trait, c’est le sort et le rôle des femmes. Celles-ci constituent en effet un des biens capitaux, et même l’un des plus importants. Et l’échange de surplus de biens de consommation contre des femmes est envisageable. Mais, comme le nombre de bouches à nourrir doit rester limité, la polygamie, si elle est autorisée, sera donc forcément limitée.

Il faut par ailleurs s’assurer contre les aléas. C’est par une sorte de « contrats à terme » qu’on y parvient. Ceux-ci proviennent de l’existence d’une famille élargie, dont le rôle est crucial. Plus large est la famille, plus divisés sont les risques, et plus efficaces sont les mécanismes d’assurance contre le risque de famine. Pour autant, il ne faut pas que la famille soit trop élargie, pour réduire le risque moral (i. e. l’individu qui, du fait de cette assurance, prend plus de risques qu’il ne devrait) et les comportements de commensaux.

Il faut aussi insister sur la place du don. On connaît les observations de Lévi-Strauss et de Marcel Mauss, qui ne nous donnaient pas de raisons rationnelles d’agir ainsi en société primitive. Mais en réalité, dans une économie où la variété des biens est limitée, où leur conservation est risquée et coûteuse, distribuer ce que l’on a d’aventure en surplus est sans doute la chose la plus utile, la plus raisonnable et même la plus rationnelle que l’on puisse faire. Le don est un mécanisme assurantiel qui répond aux mêmes objectifs que la parenté élargie. Plus tard, les riches prêtent sans taux d’intérêt, ils sont obligés de le faire, un peu comme s’ils payaient une prime à une compagnie d’assurances. Un prêt sans intérêt ressemble à un don, surtout dans des sociétés où il n’y a pas de moyens pour remédier aux défauts de remboursement par un recours en justice. D’ailleurs, le danger lié à l’apparition d’un éventuel commensal est minime, dans une société où la population est immobilisée par groupes ou par villages, où chacun est surveillé par chacun.

Il suffit d’envisager une possibilité d’accumulation pour aboutir à la féodalité. Lorsque le surplus peut être accumulé, alors il peut servir à acheter ou à louer des hommes, à se garantir leur loyauté. Bref, à tisser des liens de protecteur à protégé.

Cinquième trait du droit primitif, l’usage de la polygamie. Apparemment, elle est une source d’inégalité économique accrue. En réalité, elle contribue à l’égalisation des situations. La femme étant un bien capital coûteux à acheter, il est sûr que seuls les hommes les plus riches peuvent pratiquer la polygamie. Mais comme l’inégalité est limitée en économie primitive, la polygamie l’est aussi quand elle est autorisée. Et elle tend à réduire les inégalités de revenus puisque elle accroît le nombre de personnes (les femmes et leurs enfants) que le chef de famille fortuné doit entretenir et qui se partageront ses biens après sa mort.

Sixième et dernier trait, l’existence de prix coutumiers. C’est une autre façon de réduire les coûts de transaction. Bien sûr, ces prix causent une perte d’efficience en ce qu’ils s’écartent du prix qui s’établirait à la suite d’un échange libre. Mais étant donné des coûts de transaction élevés, ils peuvent s’avérer plus efficients en ce qu’ils font gagner du temps dans la négociation, et qu’ils peuvent être anticipés par producteurs et par consommateurs. La lex salica, promulguée par Clovis en 496, en est un bon exemple.

Comme H.J. Berman l’écrit [1] : « la menace de lourdes sanctions financières contre les coupables et sa parenté est probablement un facteur plus dissuasif de la malfaisance que la menace de la peine de mort ou de mutilation (qui succéda en Europe aux sanctions monétaires, aux XIIe et XIIIe siècles) et au moins aussi efficace que la sanction moderne d’emprisonnement, et certainement moins coûteux pour le contribuable. De plus, en termes de justice rétributive, non seulement le coupable devait souffrir, mais aussi la victime était ainsi indemnisée, au rebours de notre pénologie plus « civilisée » ».

L’absence de loi

Qu’en est-il précisément, à présent, de la loi, ou plutôt de l’absence de loi étatique en société primitive ? Evidemment, Philippe fait remarquer à juste titre que ceci ne signifie pas absence de loi tout court, ou, si vous préférez, au sens « naturel » du terme. Bien au contraire. Revenons un instant à la philosophie du droit, celle d’Hans Kelsen. Pour celui-ci, on distingue en effet l’être et le devoir-être. L’être, c’est le domaine de la nature, où l’on établit des liens de causalité (par exemple, le feu ça brûle, comme dirait les 2BeFree) ; le devoir-être, c’est le domaine de la société, qui est régie par les règles de l’imputation (un acte de volonté, une norme, même morale). Si la chaîne de causalité est infinie dans les deux sens, et est indépendante de toute intervention humaine, la chaîne d’imputation est bien plus courte. Le juriste tranche délibérément dans la chaîne infinie des causes et des effets pour se concentrer sur certains faits choisis comme décisifs, car il est lui-même dans l’obligation de trancher les questions qui lui sont soumises, et de décider.

Dans les sociétés primitives, le dualisme entre l’être et le devoir-être est ignoré. Ce qui signifie que la nature est interprétée à l’aide de la notion d’imputation (un bœuf qui a tué une personne doit être tué). L’emploi de l’imputation dans l’explication des phénomènes naturels accroît encore les coûts d’information !

Le droit des contrats

Les contrats, en économie primitive, ont plusieurs caractéristiques. Ceux qui ne sont pas réalisés (ceux qu’aucune des parties n’a commencé à exécuter au moment de la rupture) ne sont pas respectés. Par ailleurs, les dommages ne sont pas accordés en fonction de la perte des profits attendus, le critère standard étant la restitution du bien. Pourquoi en est-il ainsi ? parce que le droit des contrats est surtout nécessaire dans les cas où un laps de temps assez long sépare l’accord de l’exécution. Quand ces deux actes sont simultanés, le contentieux est beaucoup plus rare ou plus facile à régler. En économie primitive, la simultanéité est plus fréquente qu’en économie moderne. D’où le principe de restitution pure et simple. Comme les prix changent lentement, le bien qu’il faut restituer n’a pu changer de valeur en si peu de temps.

D’autre part, une rupture de contrat quand l’autre partie a achevé l’exécution est souvent traitée comme une sorte de vol de la personne lésée. Enfin, le vendeur est responsable pour tout défaut de la marchandise qu’il écoule (caveat venditor). Là encore, cela provient du niveau élevé des coûts d’information en économie primitive. Les échanges avec des étrangers sont sporadiques, si bien qu’on ne peut pas acquérir l’expérience suffisante pour pouvoir exercer un contrôle véritable sur ce qu’on achète. Il est donc efficient que la responsabilité du défaut soit supportée par le vendeur, d’autant qu’il peut, plus facilement que l’acheteur, répartir le risque de défaut. Il en est de même pour le mariage. Le prix de la mariée vient se substituer à la pratique du rapt, parce que ce paiement est moins coûteux que le combat pour un rapt ; parce qu’il est sans doute plus efficace, du point de vue des femmes, de compter sur la capacité à payer de son futur mari que sur sa capacité à combattre, si elle cherche un producteur et un protecteur pour elle et ses enfants ; parce que la société en question est sortie du minimum vital, et qu’un surplus peut être dégagé au moins par certains pour l’achat de femmes.

Le droit de la responsabilité

Dans les sociétés primitives, il n’y a pas de loi pénale, puisqu’il n’y a pas d’Etat. Comme le dit Coase (voir plus haut), dès lors que les coûts de transaction sont élevés, le recours à la règle de la responsabilité est préférable. De fait, le dédommagement vient prendre la place de la vengeance. Il n’y a ni Etat, ni cour de justice. Dans ces conditions, la maximisation de la richesse (l’efficience) donne avantage au dédommagement sur les représailles. Comme tout le monde surveille tout le monde – du fait de la grande proximité qui unit les gens primitifs – le calcul du dédommagement sera d’un coût négligeable.

La loi du talion est-elle efficiente ? Voire la loi « renforcée » de Rothbard (le criminel doit perdre ses droits dans la mesure où il a privé la victime des siens, soit, par exemple, deux yeux pour un œil, deux dents pour une dent) ? En réalité, nous dit Philippe, aucun prix coutumier, aucune règle générale n’est aussi efficiente qu’une libre transaction entre l’auteur du dommage et sa victime.

Comme je l’écrivais plus haut, la responsabilité primitive est collective. La parenté, tout particulièrement, vient compenser l’absence d’Etat. Elle permet aussi de monter le niveau de dédommagement à un niveau supérieur à ce qui pourrait être supporté individuellement par l’auteur du dommage, et donc de mieux indemniser la victime. De plus, si la dissuasion du dédommagement n’est pas assez forte pour l’auteur éventuel d’un délit, elle peut l’être assez pour que sa famille lui intime l’ordre de ne pas passer à l’acte. La responsabilité collective permet d’élargir au niveau de la famille ou du clan « l’assiette fiscale » du dédommagement – ce qui renforce la crédibilité de la dissuasion – , même si cet élargissement peut ne pas être suffisant pour crédibiliser la menace. Il se peut que la victime (ou sa famille) estiment que les coûts des représailles qu’ils pourraient exercer ne seront pas compensés par le dédommagement qui en résulterait.

Par conséquent, pour que la dissuasion soit crédible, il faut que l’individu ou sa famille s’engagent sur l’honneur à exercer des représailles dans tous les cas, même si le jeu n’en vaut pas la chandelle. D’où l’importance cruciale de l’honneur dans ces sociétés. Non pour des raisons morales, mais pour des raisons d’efficience. Dès lors, seule la loi du talion est efficiente dans une société primitive, dès lors que le volé est absolument sûr de retrouver son bien, que la victime est sûre d’être dédommagée sans frais, que les coûts du vol et de la protection contre le vol peuvent donc être réduits à rien. A contrario, la loi du talion ne peut être efficiente dans une économie comme la nôtre, où la probabilité d’être pris et condamné est toujours notablement inférieure à 1, où les frais de justice sont considérables aussi.

Autre trait caractéristique du droit primitif de la responsabilité : la prégnance de la responsabilité sans faute. Plusieurs facteurs explicatifs peuvent être avancés, dont le principal est le coût élevé de l’information. Comment distinguer l’accident de l’intention ? Comment apporter la preuve d’une faute ? Philippe montre très clairement que la recherche de la preuve coûte cher. C’est ce qui explique cette règle qui semble bizarre, selon laquelle la punition est plus sévère quand le délinquant est pris en flagrant délit que lorsqu’il est appréhendé plus tard [2]. L’explication est pourtant simple : dans un contexte de coûts d’information élevés, plus le temps passe, plus la preuve est difficile à apporter. Réduire la sévérité de la peine est une façon de réduire le prix payé par un innocent en cas d’erreur judiciaire. Voici pourquoi on s’économie de la recherche de la faute.

Ce n’est pas un hasard si le droit romain, le droit médiéval et de la Renaissance, ont maintenu un régime de responsabilité sans faute. En dépit du reste de l’influence du christianisme, qui, lui, justement, prend en considération la faute. Ce régime est revenu en force dès le XIXe siècle (accidents du travail, puis accidents automobiles). Pourquoi ? pour des raisons d’efficience, les coûts d’informations, dans ces domaines, étant trop élevés.

Inversement, si les coûts d’information diminuent, alors la responsabilité pour faute jouera un rôle croissant, non pour des raisons morales ou religieuses, mais pour des raisons économiques : la faute éventuelle sera plus facile à définir et à découvrir.

Moralité ? un droit a bien existé sans l’Etat, avant l’Etat.


- Article paru initialement sur le blog de Copeau


[1H.J. Berman, Droit et Révolution (traduction française R. Audouin), Librairie de l’Université d’Aix-en-Provence, Editeur 2002, p.70.

[2A.S. Diamond, Primitive Law and Present, 1971, p.78

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