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La France, terre d’antilibéralisme
vendredi 22 avril 2005
Dans les débats sur la Constitution européenne, un point fait l’unanimité de la classe politique, extrêmes inclus : il s’agit de la nécessité de combattre le « libéralisme ». Cet impératif étant posé, les désaccords portent sur le meilleur moyen d’atteindre cet objectif : selon ses partisans, la Constitution faciliterait la résistance au libéralisme ; elle l’entraverait selon ses adversaires.
Pour appréhender le lien entre la construction européenne et le libéralisme, il faut partir d’une réalité simple : que la gauche ou la droite soit au pouvoir, la France est, depuis plusieurs années, la grande puissance antilibérale de l’Union européenne. Dans beaucoup de domaines, ses positions traduisent une méfiance générale, et sans équivalent chez nos voisins, à l’égard des mécanismes de marché. Contrairement à ce que l’on croit souvent, ces divergences entre la France et le reste de l’Europe ne portent pas sur le « modèle social français » ou les services publics, mais sur des sujets apparemment techniques, peu débattus en France malgré leur importance. Cinq exemples tirés de domaines très différents illustrent cette exception française.
L’attribution des licences UMTS. En 2000 et 2001, les gouvernements européens ont dû définir des procédures pour attribuer les licences d’utilisation du spectre hertzien dans le cadre de la norme de téléphonie mobile UMTS. Huit pays, dont la Grande-Bretagne, l’Allemagne et l’Italie, ont choisi de procéder à une vente aux enchères, c’est-à-dire de laisser au marché le soin de répartir ces licences, selon des règles préalablement définies par l’Etat. Faisant jouer la concurrence, ce mécanisme permet, s’il est bien conçu, de ponctionner lourdement les entreprises : il a rapporté près de 40 milliards d’euros en Grande-Bretagne, et près de 50 milliards en Allemagne. Pour des raisons complexes, mais dues en partie à la volonté de faire prévaloir le pouvoir discrétionnaire du régulateur public sur la logique de marché, la France a choisi de ne pas effectuer d’enchères. Cette décision a conduit à un rapport de forces favorable aux entreprises et à un manque à gagner de plusieurs milliards d’euros pour les caisses de l’Etat.
Le marché des droits à polluer. Lors des négociations relatives à l’application en Europe des accords de Kyoto, la France était le pays le moins favorable à la mise en place d’un marché des droits à polluer. Soutenue par la ministre de l’Environnement du gouvernement Jospin et finalement adoptée, cette solution a longtemps rencontré une forte opposition au sein du Parti socialiste, qui récusait comme immoral le recours au marché.
La réforme de la politique agricole commune. Seule contre les quatorze autres pays de l’Union, la France s’est opposée jusqu’au dernier moment à la refonte de la politique agricole commune dans un sens plus conforme à une logique de marché, consistant à remplacer le soutien aux prix agricoles par une politique des revenus. La position française heurtait de plein fouet les intérêts des exportateurs du Sud, comme l’Inde ou le Brésil, mais aussi ceux des consommateurs européens.
A la suite du tsunami, la France a proposé d’annuler la dette des pays touchés mesure hautement inefficace, certains de ces pays étant faiblement endettés. En revanche, la France est à la pointe du combat contre la proposition récente de la Commission européenne visant à diminuer les droits de douane appliqués aux produits textiles fabriqués dans ces pays.
La loi Galland. Votée en 1996, cette loi sans équivalent au monde gèle la concurrence dans la grande distribution et a provoqué une augmentation importante des prix. Elle favorise les entreprises (producteurs, petits commerçants, grands distributeurs) au détriment des ménages les plus pauvres, contraints de payer plus cher leur alimentation.
Selon les sujets, la France est plus ou moins isolée en Europe : elle ne l’est pas sur la question des enchères UMTS ou du protectionnisme textile. Mais la France se distingue de tous ses partenaires par le caractère systématique, et quasiment réflexe, de ses réticences à l’égard des mécanismes de marché, quel que soit le domaine considéré.
Les politiques antilibérales de la France n’ont pas le moindre rapport avec un quelconque souci de justice sociale : la plupart d’entre elles profitent à quelques entreprises, au détriment des consommateurs, des finances publiques, ou des pays pauvres. Inversement, les pays européens les plus soucieux d’égalité (les pays scandinaves) adoptent en général des positions plus libérales que la France.
Les politiques antilibérales sont dues avant tout à la puissance des intérêts corporatistes, mais ce facteur, qui joue aussi à l’étranger, ne saurait les expliquer à lui seul. L’absence de toute contestation à leur endroit, même lorsque ces politiques sont évidemment contraires à l’intérêt général et à l’équité, s’explique aussi par la présence, dans la culture politique et administrative française, d’une profonde méfiance à l’égard des marchés.
Parce qu’il constitue une exception française, l’antilibéralisme systématique n’est pas compatible avec le projet européen : le non souverainiste et le non antilibéral se rejoignent. Inversement, l’argumentaire actuel des partisans du oui est souvent ambigu, parce qu’il flatte les tendances antilibérales de l’opinion, dont l’aboutissement logique est le refus de l’Europe.