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Le libéralisme français après la Révolution, comparé au libéralisme anglais
mardi 22 avril 2008
« Je disais souvent que si l’on eût arrêté au hasard cent personnes dans les rues de Londres et cent dans les rues de Paris, et qu’on leur eût proposé de se charger du gouvernement, il y en aurait quatre-vingt-dix-neuf qui auraient accepté à Paris et quatre-vingt-dix-neuf qui auraient refusé à Londres » - Etienne Dumont, Souvenirs sur Mirabeau et sur les deux premières Assemblées législatives, 1832.
« L’actif développement d’un vaste système d’égoïsme national y a naturellement tendu à lier profondément les intérêts principaux des diverses classes au maintien continu de la politique dirigée par une aristocratie » - Auguste Comte, sur l’Angleterre, Cours de philosophie positive, t. VI.
Introduction
Les rapports du libéralisme avec les phénomène révolutionnaires sont complexes, ce qui contribue aux difficultés pour caractériser le libéralisme comme un ensemble doté d’unité. D’un côté, le libéralisme peut être conservateur, notamment en s’opposant à divers moments aux poussées populaires d’esprit démocratique et radical, comme on le voit en France sous la monarchie de Juillet, ou, à la même période, en Angleterre vis-à-vis du chartisme. Mais en même temps le libéralisme est porteur de la modernité, il est issu d’aspirations révolutionnaires, il vient stabiliser certaines phases révolutionnaires, avec la volonté d’en garder les acquis : le libéralisme anglais, sous la forme du whiggisme, est une consolidation progressive, réformiste, de la « Glorious Revolution » de 1688 ; le libéralisme français est profondément marqué par 10 ans de Révolution, mais aussi par la phase autoritaire de Napoléon dont il voudrait assouplir les institutions. Le combat sur deux fronts à la fois (celui des révolutionnaires, celui des contre-révolutionnaires) le mobilise tout au long du XIXe siècle.
Sur un plan intellectuel, le lien essentiel que le libéralisme possède avec l’idée de liberté le met en phase avec certains aspects de l’esprit révolutionnaire : chez Locke, dans le Second traité du gouvernement, la révolution est l’horizon permanent, le débouché toujours possible par rapport à la normalité politique. Locke est sans doute la pensée libérale qui unit jusqu’à un point inégalé l’esprit de conservation et l’esprit de révolution. Cependant, en France, l’orléanisme, quoique issu d’une révolution (celle de 1830), veut aussitôt freiner ce que Guizot et Rémusat appellent « l’esprit révolutionnaire », et en Angleterre, Burke (qui est un whig et non pas un tory) s’insurge contre la pratique de la « table rase » dans la Révolution française. On peut donc se demander en quoi Benjamin Constant et Guizot, par exemple, ou Locke et Burke, en Angleterre, participent d’un même univers qualifié de « libéral ». Je vais d’abord essayer de montrer ce qui justifie une telle appellation commune ; ultérieurement j’approfondirai le cadre historique propre à chacun des deux libéralismes. Enfin, dans une dernière étape, je montrerai les conséquences sur trois domaines essentiels.
Vers une définition globale du libéralisme
Il faut donc essayer de donner une définition aussi large que possible : pour y parvenir, je soulignerai d’abord trois aspects, la question du gouvernement, la question de la régulation de la société, la question du droit.
Sur le premier point, le libéralisme en politique (à distinguer du libéralisme économique) a pour idéal le « gouvernement de la liberté », c’est-à-dire la recherche d’institutions appropriées telle que la liberté humaine est supposée se gouverner elle-même. De là naît l’institution parlementaire, le constitutionnalisme, la pratique anglaise du gouvernement de cabinet dont Bagehot dégage pleinement la théorie dans la deuxième moitié du XIXe siècle[2]. L’utopie libérale peut être exprimée ainsi : beaucoup d’auto-administration, très peu de gouvernement politique. C’est pourquoi, en philosophie, le libéralisme est généralement une critique de la notion même de souveraineté (de Locke à Montesquieu et Tocqueville, de Constant à Guizot ou Hayek au XXe siècle)[3]. Dans un manuscrit, Tocqueville écrit que l’objet du gouvernement est « de mettre les citoyens en état de se passer de son secours »[4]. Formule utopique puisque le gouvernement travaillerait contre ses propres intérêts de pouvoir, travaillerait à sa suppression. Sieyès prétendait, de même, qu’on « peut gouverner un troupeau ou des moines, mais les citoyens se gouvernent eux-mêmes »[5].
Concernant le deuxième point, le libéralisme insiste sur la nécessité de règles, au sein desquelles les initiatives humaines peuvent se déployer, mais de sorte à avoir une ensemble social non-conflictuel. Une formule célèbre de Locke est que « là où il n’est pas de loi, il n’est pas de liberté »[6]. La question est de savoir d’où viennent ces règles. Ici le libéralisme peut être partagé en deux grandes tendances : soit l’ordre spontané, soit la loi comme norme artificielle. La première tendance se trouve principalement dans l’école anglaise et surtout écossaise : ordre spontané dans l’économie de marché selon Hume et selon Adam Smith, ordre spontané dans la morale sociale selon Smith encore, car nous nous forgeons à nous-mêmes la norme du « spectateur impartial » (Théorie des sentiments moraux) ; enfin, l’ordre spontané c’est aussi le rôle des hiérarchies sociales, des influences, du patronage : réalité très forte en Angleterre, mais directement mise en cause par la Révolution en France. L’autre tendance du libéralisme, très différente, fait l’éloge de la loi : la loi est un principe d’action, pour l’homme, qui est soumis à des conditions institutionnelles de fabrication (Montesquieu, Blackstone : séparation des pouvoirs, checks and balances), et la loi est également une forme d’obligation reconnue par la raison. De ce point de vue, Locke, puis Kant diront que l’homme est « un être capable de lois »[7], c’est-à-dire de faire la loi et de se soumettre à la loi. En fait, l’éloge de la loi relève plutôt de la culture française (malgré le cas, là encore assez original, de Locke), la loi devant être ce qui remplace le pouvoir personnalisé, l’incarnation monarchique de l’Etat. Dans la culture anglo-saxonne, ce n’est pas la loi, produit du législatif, qui est essentielle, mais le droit de common law, c’est-à-dire fondé sur la jurisprudence, un droit résultant de l’interprétation par le juge des droits tels qu’ils sont mis en pratique.
Ceci nous amène au dernier point : pour le libéralisme, la loi et le droit en général sont soumis à condition non seulement dans leur origine (la séparation des pouvoirs) mais aussi dans leur façon de s’appliquer à un objet ; ils ne doivent pas menacer la réalité et la légitimité d’une diversité qui est constitutive de l’être humain et de la vie sociale. Cette exigence de pluralisme est évidemment plus difficile à assumer dans le cadre français, qui fait de l’Etat le gardien de l’intérêt général, et de la loi la condition même de la liberté[8]. En Angleterre, Bentham pousse à l’extrême la critique de la loi : « toute loi est un mal car toute loi est une atteinte à la liberté » (Theory of legislation). Dans le même esprit, Hobbes opposait le droit naturel de chaque individu (qui est liberté) à la loi positive (qui est contrainte)[9] : en faisant l’éloge de la loi pour la liberté humaine et pour la liberté civique, Locke entre en conflit avec cette vision.
On voit donc, à partir de ces trois points, que la tradition libérale n’est pas unifiée aussi bien en France qu’en Angleterre ; pour en donner cependant une définition englobante, je dirais : elle est un mouvement d’émancipation (lien avec la révolution) de la conscience et de la société, dans sa diversité, vis-à-vis des souverainetés historiques (l’Eglise, la royauté). La différence principale entre la France et l’Angleterre est que, dans un cas, on croit à la fécondité de la loi et des institutions représentatives contre l’Ancien Régime inégalitaire, dans le cas britannique on pense que le moteur du mouvement est dans l’ordre naturel de la société comme « civilisation » et donc comme « opinion publique ». Du coup, le levier historique et social est différent, les rapports entre l’Etat et la société sont différents, et la tendance à une logique du compromis s’oppose à la logique française de la rupture. Donc, pour mieux cerner la comparaison des deux libéralismes, il faut préciser maintenant les facteurs historiques, les cadres généraux de chaque libéralisme ; ensuite j’étudierai les conséquences de cette différence de situation historique : conséquences sur l’ordre social, sur la représentation politique, sur l’idée même d’opinion publique.
Le cadre historique et les contraintes qu’il engendre
La différence historique la plus forte et la plus visible résulte des forces sociales à l’œuvre. En Angleterre, comme Delolme le montre très tôt (Constitution de l’Angleterre, 1771), la conquête des libertés (au pluriel) vient d’une alliance entre les barons et le peuple contre la royauté[10]. Les grands textes qui consignent « les libertés anglaises » sont arrachés par les comtes et les barons au monarque, et ils font une part explicite aux sujets féodaux, au peuple des campagnes : Magna Charta, concédée en 1215 et confirmée par Henri III en 1225 (sur les emprisonnements, sur le droit des marchands, etc.), « statut » De tallagio non concedendo (1297) : pas de contribution sans « le consentement et la commune volonté » des clercs, des barons, comtes et bourgeois ; Pétition du droit (1628) qui reconnaît la légitimité du Parlement ; Habeas corpus (1679), concernant la justice ; Bill of Rights (1689) consacrant la Glorious Revolution, etc. Il y a donc des libertés locales coutumières, des « franchises », que la société fait valoir contre l’absolutisme royal grâce à un système de représentation (les Parlements) qui ne supprime pas la diversité sociale, mais, à l’inverse, lui donne droit à la parole. Un point absolument capital doit être souligné dans ce contexte historique : l’administration locale va être confiée à l’aristocratie, qui l’exerce de façon gratuite : d’où des libertés enracinées, vécues, pétries de particularisme (en corrélation directe avec le pouvoir aristocratique local). Tandis que la France connaît au XVIIe siècle une monarchie absolue, centralisatrice, unificatrice autant qu’elle peut l’obtenir dans une société corporative, sans organe de représentation exprimant les besoins de la société (les Etats Généraux sont mis en sommeil après 1614), le Royaume Uni est une alliance de deux royaumes (Angleterre et Ecosse) plus un pays conquis (Irlande), où le pouvoir de l’aristocratie tend à séparer fortement la société et l’Etat, tout en se réalisant comme « classe de service », qui sert de relais politique entre les localités et le centre.
La dynamique politique française est très différente parce qu’elle repose sur l’appel fait par la royauté à la bourgeoisie contre la noblesse. La vénalité des charges, la création d’une noblesse du service administratif et judiciaire de l’Etat en est un exemple. C’est l’Etat et son administration qui, créant des conditions d’égalité et d’unité, paraît promettre davantage la liberté comme protection, à l’encontre des privilèges seigneuriaux ; en un sens, l’Etat royal, comme monarchie administrative, est libérateur, émancipateur : à la suite de Delolme, l’historien britannique Henri Thomas Buckle consacre un chapitre de son Histoire de la civilisation en Angleterre à « l’esprit de protection » en France, par opposition aux tendances anglaises[11]. La Révolution française s’inscrit dans cette logique, dans la mesure où elle refuse tout compromis avec la noblesse (devenue une classe improductive, parasite) et où elle crée d’en haut (par l’occupation de l’Etat par la bourgeoisie) des cadres de la liberté : droits de l’homme et codification achevée par Napoléon, représentation, conditions du vote, redistribution des biens de l’Eglise et de la noblesse, dits « biens nationaux » (terme révélateur).
On peut observer, par la suite, que le libéralisme en France ne s’exerce pas contre l’Etat et au profit des libertés locales : il essaye de créer, de façon volontariste, l’annulation politique de la noblesse, et la direction du pays par la bourgeoisie éclairée. Il a ses adversaires dans ceux qui rejettent non seulement les droits de l’homme mais aussi les institutions nouvelles : la partie de la noblesse qui refuse 1789, l’Eglise qui ne peut supporter de perdre ses attributions. D’où les grandes difficultés du « catholicisme libéral » (Lamennais, Montalembert, Lacordaire) pour réconcilier l’Eglise de France avec les libertés modernes[12]. Pour accentuer la différence avec l’Angleterre, je rappelle que le libéralisme en France sépare très vite l’Eglise de l’Etat au lieu d’installer un chef de l’Etat comme chef spirituel (anglicanisme). Mais le grand problème pour les libéraux français est que, comme ils le disent eux-mêmes (Tocqueville par exemple), la Révolution française « continue » tout au long du XIXe siècle : ce qui signifie le conflit entre la bourgeoisie libérale et la noblesse fidèle à l’Ancien Régime (« ultras » de la Restauration, monarchistes de 1871), entre les « principes de 1789 » et la société organique (corps, privilèges, inégalité juridique, particularismes). Cette guerre prolongée rend presque impossible, pour le libéralisme au pouvoir, de faire sa place au pluralisme : crainte du privilège, crainte de l’esprit provincial, crainte du déchirement de l’unité nationale[13].
On va donc voir le libéralisme français se partager entre deux courants principaux. Un courant va plutôt s’appuyer sur l’individu et sa capacité de jugement critique (Madame de Staël, Constant, Tocqueville) ; avec Tocqueville, ce courant accepte finalement la République et le suffrage universel. L’autre courant, qui est majoritaire et qui va exercer le pouvoir, se défie de l’individualisme moderne : j’ai parlé à son propos d’ « individu effacé », dans l’ouvrage qui porte le même nom (L’individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français). Le courant doctrinaire, fondé par Guizot, qui devient ensuite l’orléanisme, va tenter d’enraciner le pouvoir dans des groupes de notables, de façon à intégrer les groupes sociaux importants dans le Parlement, la presse, le Conseil d’Etat, les universités, la presse. En réalité c’est le personnel judiciaire, administratif ou la haute hiérarchie de l’armée qui vont diriger le pays et non ces « classes moyennes », cette bourgeoisie d’affaires dont Guizot prétend faire l’éloge.
Le grand problème qui pèse sur la pacification de la vie politique en France est, outre la condition ouvrière, le quasi-interdit qui frappe les associations, les corps intermédiaires - ce qui rejoint l’impossibilité du pluralisme : on redoute le retour des « privilèges » et des congrégations religieuses si jamais on ouvrait la porte à la constitutions de corps associatifs puissants. Pourtant, la contradiction du libéralisme orléaniste est qu’il voudrait faire naître des regroupements d’intérêts et ce qu’il appelle une « nouvelle aristocratie » pour les tâches politiques. Les conditions historiques expliquent largement la contradiction que l’on peut exprimer ainsi : selon un « libéralisme par l’Etat », et non contre l’Etat, le groupe qui gouverne avec Guizot et après Guizot, veut une légitimation par la société mais en même temps il redoute la société. La monarchie de Juillet va être le banc d’essai, et l’échec, de cette contradiction, en débouchant sur la révolution de 1848. La monarchie libérale de 1830, née de la révolution finit dans la révolution (et certains libéraux comme Odilon Barrot ou Duvergier de Hauranne portent la responsabilité de cet effondrement de Louis-Philippe).
Quelques conséquences issues de la tradition et la culture nationales
Ce cadre historique, que j’ai très schématiquement tracé, permet de comprendre les différences et de mieux comparer les deux traditions libérales ; on peut parler de « tradition » dans la mesure où, en France la situation post-révolutionnaire ne se comprend pas sans la culture politique et les conflits de l’Ancien Régime, tandis qu’en Angleterre, la vie du XIIIème siècle, avec son embryon parlementaire, influe sur toute la suite de l’histoire, sur l’ambition « intégratrice » propre à ce libéralisme. Je me bornerai à trois points ici : l’ordre social, la représentation, l’opinion publique.
Le libéralisme britannique (anglais et écossais) croit donc davantage à un ordre naturel de la société, tandis que les Français doivent en quelque sorte « fabriquer » la société conforme à leur code civil et à leurs grands principes. Il s’agit d’abord d’un ordre économique : Adam Smith décrit le marché comme un tout, résultant des actions des hommes, sans qu’aucun plan général ne préexiste à cet ordre et le dirige. « Sans aucune intervention de la loi, les intérêts privés et les passions des hommes les amènent à diviser et à répartir le capital (…) dans la proportion qui approche le plus possible de celle que demande l’intérêt général de la société »[14]. Pour un Français, parler d’intérêt général c’est, le plus souvent[15], parler de l’Etat, parler aussi d’un plan concerté, d’un point de vue extérieur à la société et qui considère cette dernière comme un tout.
De même dans le domaine moral, Smith décrit une harmonisation sociale, collective, qui se produit à partir des règles que nous forgeons, individuellement, en nous observant nous-mêmes mais du point de vue des autres : « Quel que soit le jugement que nous pouvons former, il doit toujours faire secrètement référence au jugement des autres, à ce qu’il serait sous certaines conditions, ou à ce que nous imaginons qu’il devrait être » [16].
Dans la France de formation catholique et absolutiste, la règle morale provient d’un code extérieur à la société : c’est vrai aussi bien chez Mme de Staël que chez Guizot (tous deux protestants pourtant). Tocqueville raisonne autrement, mais c’est en se fondant sur la sociabilité démocratique qu’il observe en Amérique : il développe, sous le terme d’ « intérêt bien entendu », la logique utilitariste d’une société où même la religion est un moyen de consensus social et politique[17], et non le dépôt d’une institution hiérarchisée qui prétend à la détention savante de la Vérité.
b) Si nous passons à la question de la représentation, en France l’idée d’une diversité à exprimer n’arrive jamais à réalisation parce que tout « intérêt particulier » évoque le privilège, et apparaît donc comme un danger ; il ne peut y avoir place pour la différence admise en Angleterre entre les bourgs et les comtés (représentation des intérêts, ou du territoire), y compris avec les incohérences, extraordinaires et célèbres, de la représentation anglaise. La représentation française est plus hiérarchique : la fortune, les lumières, les capacités, mais de la façon la plus homogène possible sur tout le territoire. Les whigs (qui se nomment « libéraux » à partir de 1847) et les tories anglais font du suffrage un moyen d’intégration nationale progressif, par la réforme : il y a consensus , ou du moins grand accord, là-dessus. La troisième réforme électorale (1867) met fin à la différence bourgs-comtés et s’appuie sur des partis qui deviennent des organisateurs du vote[18]. En France, le saut est brutal, la réforme censitaire ou le passage au suffrage universel se fait par des révolutions (1830, 1848) : le libéralisme prend les armes, ou bien il est vaincu lourdement ( comme en 1851) parce qu’il a freiné l’évolution vers l’extension du vote (ainsi Guizot en 1848, ou le parti de l’ordre, qui paye cher la loi électorale de 1850). De plus, malgré son envie - dont j’ai déjà parlé - de constituer des « corps » et des groupes d’intérêt, le libéralisme orléaniste ne parvient pas à créer des partis organisateurs des masses qui fassent le lien entre parlement et société. En Angleterre, après 1830, les whigs ont une politique sociale (carte politique complètement négligée par les doctrinaires en France) et, au lieu d’avoir à mener un combat contre la noblesse légitimiste comme dans le cas français, on voit le gouvernement de Grey faire l’éloge de l’aristocratie « garante du salut de l’Etat et de la monarchie ». Mais, encore une fois, on ne parle pas de la même aristocratie.
Je fais une dernière remarque sur ce point, c’est-à-dire la représentation. En France, en 1831, pendant que l’Angleterre discute sa réforme capitale (la première en date) concernant les circonscriptions électorales (Reform Bill de 1832), l’orléanisme au pouvoir doit [19]supprimer l’hérédité attachée au titre de membre de la Chambre des pairs : l’institution la plus proche de l’Angleterre ne résiste pas, en France, à la poussée égalitaire venue de 1789 !
c) Quelques mots enfin sur l’opinion publique. Tous les libéraux sont d’accord sur le fait que le gouvernement représentatif suppose la force de l’opinion comme réalité extérieure aux institutions de l’Etat : le « free government » est un « government by opinion ». Mais, pour cela, les modalités pratiques sont mieux réunies en Angleterre : liberté de réunion, vie très mouvementée des assemblées électorales dans les comtés, développement rapide de la presse qui rapporte avec célérité les discours tenus au Parlement ou tenus dans les réunions de provinces ; tout cela crée un débat public passionné, où les couches populaires peuvent s’exprimer, faire valoir un mécontentement. L’un des débats les plus célèbres est celui qui aboutit à la suppression des lois protectionnistes sur le blé (1842, Anti Cornlaw League de Cobden). Les observateurs français comme Benjamin Constant[20] ou comme le fils de Mme de Staël[21] notent le caractère populaire, houleux et imprévisible des réunions électorales dans les comtés. En France, du fait de la centralisation administrative héritée de Napoléon et de la volonté d’établir ce que Guizot appelle « le gouvernement des esprits », la liberté de réunion est très réglementée, les sociétés secrètes se multiplient par contrecoup, la presse est contrainte à s’organiser de façon à rester dans les mêmes mains que les bénéficiaires du vote censitaire : entre 1814 et 1881, pas moins de 35 lois sur la presse (et 5 décrets de Napoléon III) ! Prenons par exemple le libéralisme doctrinaire, auteur des grandes lois de 1819 : il agit contre la censure parce que c’est un moyen « préventif » contre la liberté de pensée (des censeurs examinaient l’article de journal avant sa publication), mais en créant l’obligation d’un cautionnement financier, ces libéraux instituent une presse oligarchique. Ils se heurtent en cela aux critiques du courant Constant-Laboulaye-Tocqueville, courant qui veut une presse plus proche des individus, des citoyens, des diverses sensibilités sociales[22]. Ce que le libéralisme doctrinaire veut établir c’est, si je puis dire, une « opinion qualifiée » une opinion « compétente » : à la fois par le vote censitaire, par la presse, par l’Université (débat sur la liberté d’enseignement vis-à-vis de l’Eglise), par le contrôle préfectoral sur les élections. En Angleterre, la pratique de la corruption va dans le sens du développement des partis et de l’action reconnue de l’aristocratie comme classe utile, en France la corruption met en conflit beaucoup plus ouvert le peuple ouvrier et le peuple des campagnes avec le groupe orléaniste qui gouverne. L’opinion publique devient donc plus vite radicale et émeutière dans la rue.
On comprend donc, en conclusion, que les deux libéralismes partagent un même idéal, de gouvernement modéré, de règne de la loi, de reconnaissance des droits individuels face à l’Etat. Mais, du côté anglais le whiggisme sait tendanciellement rejoindre des aspirations sociales par voie réformiste : il s’agit d’intégrer les masses dans les institutions et dans l’unité nationale. En France, ce que l’on constate, c’est que le divorce entre le libéralisme et la démocratie s’aggrave. Le libéralisme, par sa philosophie, n’est pas le contraire de la démocratie comme on le croit parfois : il est un enfant des Lumières et de l’esprit moderne[23]. Mais les conditions historiques et sociologiques du libéralisme font qu’en France, il est pris en tenaille entre la tradition étatique et l’aspiration à l’émancipation, entre la nécessité de rétablir l’ordre après la Révolution et la garantie des libertés modernes, entre la vie démocratique et la peur de l’émeute, d’où la faible base politique, idéologique et électorale de la bourgeoisie française, qui ne peut passer les alliances et les compromis du libéralisme anglais.
Dans un beau texte de comparaison, John Stuart Mill a écrit : « L’esprit de transaction et de compromis domine dans nos mœurs. Jamais une idée n’est poussée jusqu’à ses conséquences légitimes ; les penseurs pas plus que l’ensemble de la nation, ne mettent en pratique d’une manière complète les principes qu’ils professent ; il y a toujours un obstacle pour arrêter l’application à moitié chemin »[24]. Et Mill expliquait que la liberté en Angleterre profite aussi du règne des fictions, comme par exemple la fiction monarchique : « Les Anglais ne se sentent en sûreté que derrière une convention ou une fiction quelconque dont la forme apparente dissimule le vrai sens »[25]. C’est pour avoir disputé sans fin du « vrai sens » de la monarchie constitutionnelle que les libéraux de la monarchie de Juillet ont fait s’écrouler le régime. Il fallut attendre le républicanisme de Gambetta et de Jules Ferry pour que l’intégration des masses aux institutions (notamment la petite propriété paysanne) rattrape le retard sur l’Angleterre. Je dirai donc que le libéralisme anglais a absorbé deux révolutions du XVIIème siècle qui ont ouvert un sillon dans lequel il pouvait s’implanter, le libéralisme français a eu la rude tâche de soutenir et de combattre en même temps sa Révolution, de séparer le bon grain (1789) et l’ivraie (1793), de refuser l’autoritarisme de Napoléon tout en gardant, finalement, ses institutions. Ce qui lui pose de nouveau problème, aujourd’hui, à l’heure européenne. Car ce n’est pas un hasard si les progrès dans la construction européenne (jusqu’à l’actuelle perspective d’une Constitution commune) relancent en France le débat sur une décentralisation qui devrait être plus poussée que dans la réforme de 1982 ; or, cette question de la décentralisation avait été un thème permanent chez tous les libéraux du XIXe siècle, sans une once de réalisation cependant.
Notes
[1] Communication présentée au colloque de Salamanque sur « Les origines du libéralisme » (du 1er au 4 octobre 2002), reproduite avec l’aimable autorisation du Comité d’organisation du colloque présidé par le prof. Ricardo Robledo de l’Université de Salamanque. A paraître, en traduction espagnole, dans les Actes du colloque (Université de Salamanque).
[2] Walter Bagehot, The English Constitution, 1867, traduction française en 1869 : La Constitution anglaise, Paris, Germer Baillière.
[3] Sur cette critique de la souveraineté, voir L. Jaume, La liberté et la loi. Les origines philosophiques du libéralisme, Paris, Fayard, 2000.
[4] Il s’agit d’un chapitre resté inédit, consacré aux associations en Amérique, et que Tocqueville a finalement retiré du texte de la seconde Démocratie (1840). Voir De la démocratrie en Amérique, éd. E. Nolla, Paris, Librairie philosophique Vrin, 1990, t. 2, p. 77. Il faudra revenir sur ce passage (cf. note 8).
[5] C’est dans son célèbre discours du 2 thermidor an III que Sieyès énonçait cette affirmation (cf. P. Bastid, Les discours de Sieyès dans les débats constitutionnels de l’an III (2 et 18 thermidor), Paris, Hachette, 1939, p. 17. Il répétait la même idée dans son manuscrit Bases de l’ordre social : « Gouvernez un troupeau, gouvernez des moines, j’entends ; mais des hommes libres se gouvernent eux-mêmes ». Il faut entendre que les citoyens se gouvernent par la seule autorité de la loi. Le texte est reproduit dans Des manuscrits de Sieyès, 1773-1799, sous dir. C. Fauré, collabor. de J.Guilhaumou et J. Valier, Paris, Honoré Champion, 1999. La thèse va être transposée chez Benjamin Constant : le « pouvoir préservateur » ( futur « pouvoir neutre » des Principes de politique) ne « peut rien commander aux individus » car, loin de toucher la sphère individuelle, il est le « pouvoir judiciaire des autres pouvoirs » (in B. Constant, Fragments d’un ouvrage abandonné sur la possibilité d’une constitution républicaine dans un grand pays, éd. H. Grange, Paris, Aubier, 1991, p. 451).
[6] Locke, Second traité du gouvernement, § 57 : « For in all the states of created beings capable of laws, where there is no law, there is no freedom » (Two treatises of government, P. Laslett ed., Cambridge University Press, 1988, p. 306).
[7] Cf. ci-dessus, ibid., la formulation : « capable of laws ».
[8] Sur cette conception, voir notre ouvrage L’individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, Paris, Fayard, 1997. La même idée est soulignée par Nicolas Roussellier, qui écrit que Turgot « faisait de l’Etat le seul garant de la nouvelle conception de l’intérêt général dressé contre le règne des intérêts particuliers ». L’auteur conclut que « se mettait ainsi en place un schéma topique du libéralisme d’Etat ». Voir N. Roussellier, « Libéralisme politique et libéralisme économique : complémentarité ou antagonisme ? (XVIIIe-XIXe siècle) », dans La démocratie libérale, sous dir. S. Berstein, Paris, PUF, 1998, p. 228. Signalons, dans le même recueil, l’étude très éclairante de Peter Morris : « Naissance du libéralisme politique : le modèle anglais (XVIIe-XIXe siècle) ». Dans le chapitre inédit de Tocqueville cité plus haut (note 4), on remarquera que l’auteur admettait, de façon prudentielle et empirique, un interventionnisme d’Etat parfois nécessaire : « Les hommes qui vivent dans les siècles démocratiques ont plus besoin que d’autres qu’on les laisse faire eux-mêmes, et, plus que d’autres, ils ont parfois besoin qu’on fasse pour eux. Cela dépend des circonstances » (loc. cit.). Si Tocqueville avait conservé ce chapitre, on aurait sans doute lu différemment De la démocratie en Amérique. Nous y reviendrons dans un ouvrage à paraître sur l’idée de société chez Tocqueville.
[9] Cf. le chapitre XIV du Léviathan : « Le droit consiste dans la liberté de faire une chose ou de s’en abstenir, tandis que la loi vous détermine et vous lie à l’une ou l’autre possibilité : en sorte que la loi et le droit diffèrent exactement comme l’obligation et la liberté, qui ne sauraient coexister sur un seul et même point ». L’édition de référence est celle de C. B. MacPherson, Penguin Books, reprint 1982, p. 189.
[10] Delolme, De la Constitution de l’Angleterre, 1ère éd. Amsterdam, Van Harrevelt, 1771, chap. I, « Causes de la liberté de la nation anglaise et raisons de la différence qui se trouve entre son gouvernement et celui de la France », p. 6 et suiv.
[11] Henry Thomas Buckle, d’après la trad. française : Histoire de la civilisation en Angleterre, Paris, trad. A. Baillot, Librairie internationale A. Lacroix, 1865, t. 2, chap. 9, « Histoire de l’esprit protecteur : comparaison de cet esprit en France et en Angleterre », p. 304 et suiv.
[12] Nous nous permettons de renvoyer à notre étude du catholicisme libéral dans L’individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français (éd. cit., pp. 193-237), et, pour des réflexions liées au contemporain, à l’article : « Liberté et souveraineté politique dans le catholicisme », Cités, n° 12, 2002, pp. 47-62.
[13] Parmi les libéraux qui consentent à remettre en question le grand dogme de l’intérêt général, très puissant dans la tradition française, on peut citer Constant. Voir notre étude : « Le problème de l’intérêt général dans la pensée de Benjamin Constant » , in Le Groupe de Coppet et le monde moderne, sous dir. F. Tilkin, Ve colloque de Coppet, Genève, Droz, 1998, pp. 161-176.
[14] Adam Smith, La richesse des nations, IV, VII, 3 (d’après la trad. Germain Garnier, coll. GF, Paris, Flammarion, 1991, t. 2, p. 245).
[15] L’exception représentée par Benjamin Constant est d’autant plus intéressante : l’intérêt général revient à l’Etat, mais selon un procès de représentations partielles, de délibération, de négociations, théorisé comme tel. La source de Constant est sans doute Sismondi, qui revient en fait à des formes d’allure prémoderne.
[16] Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, III, 1, (p. 172 de l’édition des PUF, trad. M. Biziou, C. Gautier et J.-F. Pradeau, 1999).
[17] Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, deuxième partie, chap. 9, « Comment les Américains appliquent la doctrine de l’intérêt bien entendu en matière de religion ».
[18] Sur le développement des partis en Angleterre, confondus ou non avec les « factions » par divers théoriciens, voir la riche étude de Joaquin Varela Suanzes, Sistema de gobierno y partidos politicos de Locke a Park, Madrid, Centro de Estudios Politicos y Constitucionales, 2002. On remarquera qu’il faut attendre, en France, le grand texte d’Ernest Duvergier de Hauranne, dans la Revue des deux mondes (1868) pour obtenir la reconnaissance théorique de la fécondité des partis dans l’organisation du suffrage : bien entendu, la référence et l’inspiration (explicites) d’Ernest Duvergier de Hauranne concernent l’Angleterre. L’allergie française aux partis comme « machines de vote » semble très comparable au cas espagnol, notamment chez les libéraux : voir l’article « Partido », par Javier Fernandez Sebastiàn et Gorka Martin Arranz, dans le Diccionario politico y social del siglo XIX español (sous dir. Javier Fernandez Sebastiàn et Juan Francisco Fuentes, Madrid, Alianza Editorial, 2002) ; également l’article très détaillé de Fernandez Sarasola, « Los partidos politicos en el pensamiento español (1783-1855) », Historia constitucional, n° 1, juin 2000. Les auteurs s’accordent sur le tournant de 1855 (réflexion pionnière de Andrés Borrego).
[19] Malgré les interventions de Guizot et de Thiers : voir notre étude, « La conception sismondienne du gouvernement libre comparée à la vision française », in Sismondi e la civiltà toscana, sous dir. Francesca Sofia, Florence, Leo Olschki, 2001, pp. 213-230 ; ainsi que P. Rosanvallon, La monarchie impossible, Paris, Fayard, 1994, spécialement pp. 175-176.
[20] Au livre XV de son manuscrit publié de façon posthume (Principes de politique), Constant fait l’éloge des brigues, des meetings, des « formes populaires, orageuses et bruyantes », en s’appuyant sur le cas anglais qu’il a observé : « Le lendemain d’une élection, il ne restait plus la moindre trace de l’agitation de la veille. Le peuple avait repris ses travaux ; mais il s’était convaincu de son importance politique et l’esprit public avait reçu l’ébranlement nécessaire pour le ranimer » (Principes de politique, éd. E. Hofmann, Genève, Droz, 1980, t. 2, p. 402). Tout le passage est à voir, il est repris en partie dans les Principes de politique de 1815 (chap. 5). Il est donné p. 346 de l’édition abrégée par Etienne Hofmann : Principes de politique (version de 1806-1810), coll. « Pluriel »,Paris, Hachette Littératures, 1997.
[21] Auguste de Staël, Lettres sur l’Angleterre, Paris, Treuttel et Würtz,1825. Notre étude ( « Un novateur dans l’imaginaire libéral : Auguste de Staël et ses Lettres sur l’Angleterre ») donnée au VIIème Colloque de Coppet (Florence, mars 2002, « Il Gruppo di Coppet e il viaggio »), est à paraître dans les Actes du colloque (2004).
[22] Pour plus de développement : notre chapitre sur la presse dans L’individu effacé (éd. cit.).
[23] Ce que montre bien, par exemple, Nicola Matteucci, dans Organizzazione del potere e libertà, Turin, UTET, 1976, en rappelant l’importance de la vie publique pour le libéralisme héritier des Lumières (op. cit., p. 231), une importance qui reste vraie chez Benjamin Constant pour peu que l’on n’oublie pas les dernières pages de la conférence sur la liberté des anciens comparée à celle des modernes. Sur la révision en cours de ce « contresens » persistant, voir Giovanni Paoletti, Illusioni e libertà. Benjamin Constant e gli antichi, Rome, Caroci editore, 2001 ; également, l’édition annotée par G. Paoletti et Pier Paolo Portinaro : B. Constant, La libertà degli antichi, paragonata a quella dei moderni, Turin, Einaudi, 2001.
[24] John Stuart Mill, La révolution de 1848 et ses détracteurs, trad. française par Sadi Carnot, Paris, Baillière, 1875, p. 33.
[25] Ibid., p. 34.