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Les néoconservateurs de Poutine

samedi 22 avril 2006

D’après nous, cette vision limitée à un seul scénario dénote une absence de réflexion délibérée. Elle sous-estime la vulnérabilité des "nouvelles démocraties". Plus grave, elle néglige la volonté stratégique de la Russie de passer du rôle de puissance de statu quo à celui de puissance révisionniste sur le territoire de la Communauté des Etats Indépendants (CEI). Se pourrait-il, à moyen terme, que le président russe Vladimir Poutine soit le plus grand bénéficiaire des révolutions "colorées" et que la "nouvelle Europe" en soit le grand perdant ? Des indices significatifs montrent que la Russie a changé, et, désormais "soutient la démocratie". Elle a commencé à investir dans un réseau d’organisations non gouvernementales (ONG) qui deviendront les principaux instruments de déstabilisation des gouvernements pro-occidentaux, tout en assurant le regain d’influence de la Russie dans des pays comme l’Ukraine.

La situation nouvelle qui se dessine dans l’aire postsoviétique est liée à trois facteurs : la crise du pouvoir d’attraction de l’Union européenne (UE) après le rejet de la Constitution européenne par la France et les Pays-Bas, le prix élevé du pétrole et l’impact de la "révolution orange" ukrainienne sur l’attitude politique de la Russie.

L’actuelle crise de l’énergie offre à la Russie une occasion rêvée : superpuissance militaire moribonde, la voilà qui renaît sous la forme d’une superpuissance énergétique. La hausse des prix pétroliers fournit au gouvernement russe les ressources financières et l’influence internationale nécessaires pour lancer une politique étrangère active dans son "étranger proche".

Autre évolution facile à prévoir : l’impact à l’Est de l’enlisement de la Constitution européenne. On a vu émerger une Union européenne "post-élargissement" qui est de facto fermée aux aspirations d’adhésion des Ukrainiens, des Géorgiens, des Moldaves ou des Biélorusses. Cela crée un espace pour la Russie tout en affaiblissant dans ces pays l’option pro-européenne.

Un point essentiel, cependant, n’a pas été compris : c’est que la "révolution orange" en Ukraine a constitué une sorte de 11-Septembre pour la Russie. Elle a révolutionné sa façon de penser la politique étrangère.

Jusque-là, la Russie avait tendance à considérer l’UE comme un concurrent bienveillant et un allié stratégique désireux de voir émerger un monde multipolaire. Dans la réalité "post-orange", l’UE est devenue son principal rival. Ce brusque revirement est aisé à expliquer : l’UE est la seule grande puissance dont les frontières ne soient pas figées. Plus important encore, l’UE, auparavant considérée par Moscou comme un instrument de politique étrangère de Paris et Berlin - et donc comme un obstacle à la présence hégémonique des Etats-Unis sur le continent -, est à présent vue comme un instrument au service des ambitions de Washington et de Varsovie.

On ne s’étonnera pas, dès lors, que la politique russe cherche à tout prix à marginaliser l’UE sur la scène internationale et à mettre sur la touche la nouvelle Europe. Moscou va se focaliser sur les relations bilatérales avec les puissances-clés européennes Paris, Berlin, Rome, Londres , et fera de son mieux pour empêcher l’adoption d’une quelconque politique européenne commune dans l’aire postsoviétique.

Par une étrange ironie, les grands bénéficiaires de ce moment "post-orange" à Moscou sont précisément ceux qui ont "loupé leur coup" en Ukraine, ces conseillers politiques, spécialistes de communication ou producteurs d’idées, qu’on appelle en russe "polit-technologui" , les "technologues politiques." La "perte de Kiev" a propulsé des hommes comme Gleb Pavlovski, par exemple, dans les hautes sphères où s’élabore la politique étrangère de la Russie. En mars 2005, M. Poutine a créé un département spécial chargé de promouvoir l’influence de la Russie dans l’aire postsoviétique. C’est Modeste Kolerov, un technologue politique bien connu, ancien adjoint de Pavlovski dans le think-tank moscovite FEP (Effective Policy Foundation), qui a été nommé à la tête de ce département. L’influence des technologues sur la politique russe envers "l’étranger proche" n’a comme équivalent que celle des néoconservateurs sur la politique étrangère américaine après le 11-Septembre. Pavlovski et ses collègues sont détestés et moqués par les cercles libéraux de Moscou, mais ils ont des idées, et ces idées sont au coeur du consensus "post-orange" actuellement à l’oeuvre en Russie.

Il est impératif pour l’Occident de prendre au sérieux le rôle des technologues politiques. Dans l’univers du Kremlin, peuplé d’apparatchiks médiocres, de nostalgiques du KGB et de politiciens affairistes au passé douteux, ils semblent tombés d’une autre planète. Issus des milieux intellectuels et de la culture alternative, non seulement ils lisent des livres, mais ils en écrivent. Ils sont cyniques, mais très créatifs - Gleb Pavlovski a joué un rôle déterminant dans l’introduction de l’Internet dans le monde politique russe. Ils ne veulent pas "supprimer la démocratie", mais s’en servir pour parvenir à leurs fins. Ce sont des occidentalisés anti-Occident, des anciens libéraux, des anticommunistes, des impérialistes. Ils croient sincèrement aux vertus et à l’avenir d’une "démocratie dirigée", mélange subtil de répression douce et de manipulation dure. La plupart d’entre eux connaissent bien l’Occident et s’en inspirent. Leur vision de la politique est totalement élitiste : il s’agit d’une étrange combinaison de postmodernisme français, de maniérisme dissident, de coups tordus façon KGB et de cynisme post-soviétique, le tout mêlé d’efficacité très "business" et de grandiloquence russe traditionnelle. Ils croient en la démocratie, mais en une démocratie manipulatrice, pas représentative. Ils incarnent la nouvelle génération des bâtisseurs d’empire.

Ce sont ces personnes, ces idées et cette infrastructure (groupes de réflexion, agences d’information, réseaux de médias) qui formulent le plus clairement la nouvelle politique. Ce sera celle du gouvernement russe jusqu’en 2008. Les technologues politiques ne sont pas seulement l’instrument des politiques de Poutine, ils en sont la source. En 2003, Anatoli Tchoubaïs - ancien porte-parole du camp libéral russe que Pavlovski ne porte pas dans son coeur - affirmait que le projet d’"empire libéral" de la Russie était le seul projet viable si l’on voulait consolider l’économie de marché et les réformes démocratiques dans la CEI. L’"empire" comprenait en priorité l’Ukraine, la Biélorussie, le Kazakhstan et la Moldavie ainsi que, dans une moindre mesure, les Républiques du Caucase et celles d’Asie Centrale. Il devait être bâti dans le cadre institutionnel de la CEI, avec la Russie dans un rôle directeur fondé non pas sur sa puissance militaire, mais sur son pouvoir d’attraction, son "soft power" : énergie, présence économique, nostalgie de l’ère soviétique, influence culturelle et prédominance de la langue russe. L’hypothèse à peine dissimulée derrière cette vision était que l’"empire libéral" serait appuyé par l’Occident.

La "révolution orange" a balayé ce projet. On peut s’attendre aujourd’hui à une nouvelle stratégie impériale, où la Russie deviendrait une puissance de transformation et non plus de conservation dans l’aire postsoviétique - les Etats-Unis ont entrepris une mutation comparable au Moyen-Orient après le 11-Septembre. La Russie ne sera plus otage de ses interlocuteurs-satellites, loyaux ou semi-loyaux, comme naguère Edouard Chevardnadze en géorgie et Leonid Koutchma en Ukraine. La nouvelle stratégie inspirée par les technologues politiques libère le Kremlin de sa dépendance des élites locales postsoviétiques. Moscou est donc libre de se construire une base de pouvoir en mobilisant les populations russes des différents pays, en jouant de son poids économique et de son rôle de marché du travail de dernier recours pour les sociétés eurasiennes. La stabilité et la préservation de l’intégrité territoriale des Etats postsoviétiques ne font plus partie des priorités de Moscou. Dans la nouvelle stratégie en cours d’élaboration, la Russie va chercher à exporter sa propre version de la démocratie et à constituer des noyaux prorusses au sein des sociétés postsoviétiques. Cette politique a pour objectif principal de développer une infrastructure suffisante d’idées, d’institutions, de réseaux et de contacts dans les médias qui permettront un regain d’influence lors de la crise prévisible des régimes "orange". La Russie ne se battra pas contre la démocratie dans ces pays. Elle luttera pour... son type de démocratie.

La politique de Moscou place la société civile au coeur de sa stratégie de retour en force. D’après l’un des technologues politiques les plus influents, Sergueï Markov, les révolutions du XXIe siècle seront celles des ONG. Ces révolutions n’ont pas de centre de coordination ni d’idéologie unique ; elles ne sont ni planifiées ni déclenchées de façon publique. "Les révolutions d’ONG sont des révolutions de l’ère de la mondialisation et de l’information. Il est vain de protester contre cette réalité , écrit Markov, quiconque veut jouer un rôle en politique au XXIe siècle doit créer ses propres réseaux d’ONG et leur fournir de l’idéologie, de l’argent et des bras." La création de ces réseaux sous domination russe - groupes de réflexion, organisations de médias, centres de développement - est effectivement au coeur de la nouvelle politique de la Russie. La Russie se présente elle-même comme un "exportateur de démocratie". Les responsables politiques de Moscou sont en train de s’assurer que la prochaine révolution - celle qui verra tomber Viktor Iouchtchenko et Mikhaïl Saakashvili - se fera aux couleurs de Moscou. Et leurs espoirs n’ont rien d’utopique.

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