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Le patriotisme économique ou le syndrome de la nurserie française
samedi 22 avril 2006
Il est tout d’abord primordial de rappeler qu’en matière d’OPA, les intérêts en jeu ne sont en rien ceux de la nation mais ceux des dirigeants, des actionnaires et des salariés d’une entreprise privée. Plus précisément, seuls les actionnaires de l’entreprise cible – c’est-à-dire ses propriétaires, ceux qui ont pris le risque de parier sur elle et qui supportent donc, contrairement aux hommes politiques, les conséquences des décisions prises – doivent pouvoir juger s’il est bon ou non d’apporter leurs titres à l’offre. Eux seuls sont en effet en mesure d’apprécier le prix relatif proposé par l’initiateur, au regard de leur perception des performances et du management actuels et des projets mis en avant par l’acheteur potentiel. Les gouvernants – qui ont leurs propres objectifs (notamment gagner la prochaine élection) et leurs propres contraintes (notamment médiatiques) – n’ont en conséquence aucune légitimité à intervenir pour bloquer ou influencer leurs choix.
Dans un tel climat de défiance, il semble également utile de se remémorer combien les offres publiques sont un outil indispensable au bon fonctionnement d’une économie de marché dynamique. Elles permettent en effet d’ajuster au mieux les moyens de production et constituent un moyen particulièrement efficace d’incitation des managers en place à bien gérer leur entreprise, afin de satisfaire l’intérêt des actionnaires et d’éviter qu’ils ne cèdent aux tentations d’offreurs potentiels. Elles contribuent par ailleurs à une meilleure régulation du marché en permettant à des gestionnaires plus compétents de se substituer à des dirigeants moins performants. Il n’existe donc pas d’OPA « hostiles » aux actionnaires. Elles ne le sont, éventuellement, que pour le management, car si une OPA est lancée, c’est précisément parce que les acquéreurs potentiels estiment qu’ils peuvent mieux gérer l’entreprise. Mais certains dirigeants ne respectent pas cette règle, pourtant très saine, du jeu des affaires et, refusant le risque de voir les actionnaires séduits par la démarche « amicale » d’une autre équipe et d’une autre stratégie, en appellent aux pouvoirs publics et invoquent la fibre nationale pour ne soutenir, en réalité, que leurs propres petits intérêts.
Et quand l’Etat accepte de jouer les chevaliers blancs, il renoue avec les mauvais instincts de l’économie dirigée. Les puissants (hommes politiques et dirigeants de grandes entreprises, qui sont souvent d’anciens camarades de promotion) s’unissent, en effet, contre les intérêts des actionnaires, bafouant ainsi au passage les principes les plus élémentaires du capitalisme : le respect des droits de propriété et la prise en charge individuelle des risques. Par son intervention, l’Etat nounou, vers lequel certains patrons accourent pour obtenir sa bienveillante protection, agit également contre les intérêts des salariés et des consommateurs. Les offres publiques permettent en effet aux sociétés se rapprochant d’augmenter la rentabilité du capital et la productivité et d’offrir, in fine, aux consommateurs de meilleurs produits à un meilleur prix. Et quand une entreprise prospère, elle se retrouve en situation de maintenir voire de créer des emplois et d’augmenter la rémunération de ses salariés. Il n’y a donc rien de dangereux ni de scandaleux à ce qu’une entreprise, cotée en bourse, puisse être la cible potentielle d’autres sociétés françaises ou étrangères.
Le combat du premier ministre pour rassembler toutes les « énergies autour d’un véritable patriotisme économique » ne manquera pas, à l’inverse, d’entretenir les Français dans l’idée fausse que les offres publiques sont périlleuses, que les firmes étrangères nous sont hostiles et que l’Etat peut et doit tout faire pour nous prémunir contre ces risques. Alors que l’Etat providence s’effrite et que leur pouvoir risque bien de sombrer dans les profondeurs des déficits et des dettes publiques, les gouvernants cherchent en réalité une occasion légitime de jouer les premiers rôles. Et, la promesse plus grosse que le ventre, ils vont parfois très loin. Quand ils constitutionnalisent le principe de précaution et créent un « droit au risque zéro » ; quand ils exploitent le « filon » des victimes médiatiques et alimentent les tensions communautaires ou quand ils tentent de « mettre à l’abri » quelques fleurons « français », qui n’ont – quand on regarde la composition de leur capital – plus grand-chose de « français », la logique est la même : on nous prend par la main et on nous déresponsabilise, car la protection incite à la démission autant que la concurrence invite au dépassement de soi. La liberté ne peut être présumée coupable plus longtemps.
Cette attitude est d’autant plus condamnable qu’elle est profondément hypocrite, les pouvoirs publics ayant applaudi, entre autres nombreux exemples, la prise de contrôle d’Aventis par Sanofi-Synthélabo et le rachat de l’américain Allied Domecq par le groupe français Pernod Ricard. Ils ne peuvent donc aujourd’hui crier au scandale quand une entreprise « française » se retrouve potentiellement en situation d’être rachetée par une entreprise étrangère. Il faut dénoncer cette dérive du patriotisme économique qui prétend donner une coloration nationale à ce qui n’est rien d’autre qu’une entreprise ou une opération financière libre et naturelle entre acteurs privés. Ce sont en effet de tels raisonnements qui incitent la France à se replier sur elle-même, à se tourner non vers l’avenir mais vers son passé glorieux, et qui pourraient bien la mener à davantage de nationalisme et de protectionnisme. Déconnecté du réel, notre pays entretient la xénophobie des affaires au lieu de se donner les moyens de saisir les opportunités considérables apportées par la mondialisation. Cela fait par exemple des années que l’on se plaint de l’emprise des fonds de pension américains sur l’économie mondiale et que rien n’est fait pour permettre l’émergence de véritables fonds de pension français. On ne peut pourtant faire de capitalisme sans capital.
Quant à nos emplois, ils sont bien plus menacés par les conditions fiscales et réglementaires du marché français que par l’éventuelle expatriation du siège social d’une entreprise, fut-elle symbolique. Alors même que nos dirigeants brandissent, en véritables marchands de peurs et de protections, l’épouvantail des délocalisations massives, on cherche à nous faire oublier que ce n’est pas en créant de fragiles lignes Maginot que l’on évitera ces tentations de l’exil, mais en engageant une vaste et audacieuse politique de la croissance, alliant trois éléments inséparables : une baisse rapide et significative de la pression fiscale ; l’accroissement de la libre concurrence entre les acteurs économiques et l’assouplissement réel du droit du travail pour l’ensemble de la population. Mais ils préfèrent agiter le chiffon rouge (aux frontières du racisme) du plombier polonais, du grand groupe américain ou de l’agresseur transalpin et infantiliser les grands patrons plutôt que de jouer le jeu du libre échange et du respect des droits des actionnaires, confortant au passage les investisseurs étrangers dans une vision très négative de la France, qui ne cesse déjà de briller par sa frilosité et son dégoût des réformes.
Ce qui fait le succès économique de la plupart de nos voisins, ce ne sont pas les prétentions volontaristes de leurs gouvernements mais le climat de confiance et d’incitation aux efforts occasionné par la souplesse de leur droit du travail et la faiblesse de la pression fiscale. C’est cela qu’il faut importer chez nous, bien plus que les mauvaises tentations isolationnistes. Car ce n’est pas en s’enfonçant dans un chauvinisme stérile que notre pays pourra pleinement profiter de l’élan économique mondial et retrouver, enfin, le chemin de la croissance et de l’emploi mais en libéralisant notre économie et en la mettant à l’heure d’un monde plus flexible, plus rapide et plus compétitif. Il est temps de briser les barreaux de la « Grande Nurserie », et de refaire confiance aux acteurs économiques et, plus largement, à chacun d’entre nous. L’angélisme étatique est mauvais conseiller et le retour en force d’une politique industrielle archaïque et cocardière ne prédit rien de bon pour notre pays. Remettons plutôt en cause cette « société de contrôle » qui étouffe, depuis tellement d’années, le travail et la prise de risque, et qui a fait fuir plus d’un million de jeunes talents vers des cieux plus cléments. Rebâtissons, sur les ruines de l’exception française, une véritable « société de confiance », parce que la société de responsabilité, nous avons tous, y compris les plus faibles, à y gagner.