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La profession de soi
vendredi 22 décembre 2006
Car, unanimes ou presque, les Français dénoncent les ravages du fléau. Aucun, selon eux, ne nous a fait plus de mal et ne nous menace de plus de catastrophes. Voilà ce que l’on découvre non sans stupeur grâce au livre d’Alain Laurent, modèle à la fois d’histoire des idées et d’analyse de ces mêmes idées.
Depuis le XIXe siècle, les anathèmes contre l’individualisme se bousculent dans les textes philosophiques, politiques et religieux de droite et de gauche. La décennie 1970-1980 ravive l’intensité de l’idéologie anti-individualiste, laquelle, au demeurant, continue à inonder sans prévention partisane tout le territoire de la pensée. A l’extrême droite, une tradition née avec Joseph de Maistre et Bonald, refuse à l’individu l’existence, sinon comme pierre de l’édifice social : conception reprise, renforcée même, par Auguste Comte et par la nouvelle droite actuelle, qui érige la condamnation violente de l’individualisme en thème permanent.
Mais on entend ailleurs des autorités aussi diverses que Jacques Delors, Louis Mermaz, Roger-Gérard Schwartzenberg, Brice Lalonde, le situationniste Raoul Vaneigem, Louis Aragon, Roger Garaudy, Sartre, Foucault, Edmond Maire, Régis Debray, Raymond Barre, le Conseil permanent de l’épiscopat, Jean-Pierre Chevènement, Simone Veil, Jacques Chirac, têtes pensantes et parlantes émergeant d’un troupeau innombrable, vitupérer l’individualisme avec des accents quasiment identiques. A cet égard, le livre d’Alain Laurent constitue un édifiant florilège de citations, fruit d’une recherche érudite qui étale sous nos yeux le cheminement d’une curieuse phobie.
Le procès fait à l’individualisme repose sur quelques poncifs inlassablement ressassés : « repli sur soi » dans une « tour d’ivoire », il mène à l’ « atomisation de la société ». Les reproches d’égoïsme et de « narcissisme dissolvant » s’appuient sur une philosophie du « groupisme ». Le tout doit l’emporter sur la partie, le collectif sur le particulier. Pour Philippe Pétain, en 1940, le peuple doit comprendre que « l’individualisme est à l’origine des maux dont il a failli mourir ». A gauche, on attaque l’individualisme comme produit du capitalisme, de la morale bourgeoise, de l’argent roi. Revenant de Chine en 1973, le père Cardonnel juge « malsaine, gangrenée, vicieuse même la notion de liberté individuelle, en fonction de laquelle on juge totalitaire l’ambiance du peuple chinois ». Un courant chrétien qui remonte à Mounier et au-delà rejette individualisme et libéralisme au bénéfice d’un « personnalisme communautaire ». L’auteur du Projet socialiste de 1979 flétrir à son tour « l’exacerbation de l’individualisme, où il décèle, à la suite de méandres qui m’échappent, un « totalitarisme social sournois et subtil ».
La pauvreté intellectuelle de cette litanie consterne. Depuis Constant et Tocqueville, on observe rarement une réflexion originale sur les rapports de l’individu avec la société ou l’État. Récemment, le thème a repris vigueur. Le Michel Foucault dernière manière, celui du Souci de soi, a reconstruit les mille ans de pensée philosophique qui enseignent la réalisation de soi-même non point comme un refus, mais comme une condition de la sociabilité. Des sociologues comme François Bourricaud et Raymond Boudon ont rappelé, dans la tradition tocquevillienne, que le décideur social est toujours, en dernier ressort, l’individu.
Symptôme intéressant : les socialistes ont bondi dans le train de cette nouvelle mode, pour expliquer, bien sûr, que le véritable individualisme, c’est le socialisme. N’allons pas croire toutefois que la réaffirmation de l’individu aille très loin. Même l’essai de Gilles Lipovestski, L’Ere du vide (1983), qui fut lu comme une sorte de manifeste de l’individualisme contemporain, décrit les individus d’aujourd’hui comme des narcisses indifférents et légèrement hébétés. C’est là fournir des arguments au chœur vertueux des contempteurs.
Faut-il être un mouton ou une fourmi pour devenir un citoyen ? Faut-il renoncer à être soi pour se sentir solidaire d’autrui ? Alain Laurent pose la question et il montre avec force que nous devons refuser de tomber dans ce piège. On n’édifie pas une société libre avec des individus esclaves.