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Carte scolaire : propositions de réforme
vendredi 22 septembre 2006
Au départ, à l’aube des années soixante, la carte scolaire, pendant du collège unique, visait à créer (je devrais dire : construire) la mixité sociale nécessaire à la bonne intégration des enfants de toutes origines. L’État a donc pensé qu’il devrait attribuer une place de maternelle, d’élémentaire, de collège, et de lycée déterminée à chaque moutard, en prenant un critère simple : celui de la localisation. Il a laissé le soin aux communes, qui connaissaient mieux le terrain, de fixer les périmètres scolaires de rattachement géographique des élèves.
Ce principe, charitable quoique constructiviste, entre en contradiction avec quelques évidences :
D’abord, la plupart des gens souhaitent que leurs enfants fassent les meilleures études possibles. C’est légitime, surtout quand on sait l’importance de ces études pour l’insertion professionnelle, a fortiori dans un pays comme la France, qui a le culte du diplôme et du concours.
Ensuite, la plupart des gens estiment que, entre autres facteurs, avoir de bons élèves pour camarades de classe améliore, ceteris paribus, les chances de réussir. Ils ont probablement raison.
Enfin, indépendamment du point précédent, le fait d’être issu d’un milieu social favorisé améliore considérablement les chances de faire de bonnes études.
Si la plupart des gens veulent inscrire leurs enfants dans un établissement fréquenté par les riches, c’est parce que ces établissements sont rares, donc chers. Tandis que les pauvres, eux, ne peuvent se payer que des ZEP. Je délire, puisque l’école juleferrysque est laïque, gratuite et obligatoire ?
Le fait que l’école publique soit gratuite (elle ne l’est pas du tout, elle est même extrêmement chère, sans doute plus coûteuse que le privé, mais financée par les impôts, donc par la collectivité, et non par l’utilisateur, qu’on appelle parfois usager) ne change rien à la question. Comme Antoine le rappelle avec grande exactitude,
Dans les économies soviétiques, certaines marchandises avaient un prix administré si bas qu’elles étaient l’objet de pénurie : l’offre était inférieure à la demande. En contrepartie, ce bas prix avait-il pour conséquence que les chanceux ayant accès à la marchandise rare étaient issus de toutes les classes sociales ? Pas du tout. En présence de pénurie, ce sont les plus riches qui accèdent à la marchandise. Car si le prix de vente est faible, il faut payer des bakchichs pour gagner des place dans la queue ou se résoudre à l’acheter à un prix plus élevé au marché noir. D’une manière générale, pour comprendre comment s’allouent des ressources dont l’offre est inférieure à la demande en raison d’un prix administré trop faible, il faut s’intéresser au prix de tous les petits à côté qui ont une influence sur l’accès aux ressources en question.
Dans le cas des établissements scolaires publics fréquentés par des riches, les petits à-côtés en question prennent souvent la forme d’un appartement dans un centre-ville bourgeois. Est-il besoin de mentionner l’exemple des prix exorbitants des logements dans la carte scolaire du lycée Henry IV ? Loin d’être exceptionnel, cet exemple n’est qu’une version exagérée de ce qui se passe dans la plupart des villes grandes et moyennes.
Ajoutez à cela un second effet, à peine moins visible, celui de la triche : seuls ceux qui ont le capital social le plus important, et qui connaissent la plupart du temps de l’intérieur les rouages de l’éducation nationale (c’est le cas lorsque les parents sont eux-même enseignants, en ont dans leur famille ou amis proches, ou connaissent tel inspecteur de l’Educnat ou directeur d’école) savent qu’il existe des moyens simples de contourner les règles de la carte scolaire (comme apprendre une langue plus ou moins indo-européenne en première ou deuxième langue). Antoine ajoute fort justement, dans ce décidément excellent article :
Et si l’acceptation est conditionnée au fait que l’élève concerné soit doué, ça renforce encore la probabilité que ses parents appartiennent au moins aux classes moyennes. Enfin, si ces choses là ne donnent rien, il reste l’enseignement privé. Loin d’être le privilège des plus riches, celui-ci est bien souvent le refuge des gens juste assez riches pour se le permettre, mais pas assez pour avoir accès aux lycées ultra-bourgeois de centre-ville financés à 100% par l’impôt dans lesquels les élites se reproduisent.
On a l’impression qu’il y a deux types de nomenklatura en France : celle des riches, qui habitent les beaux quartiers, qui abritent les meilleurs établissements publics, et celle des privilégiés (au sens moyen-âgeux du terme), issus de l’administration, qui habitent de moins beaux quartiers mais connaissent tous les bons passe-droits.
Si la carte scolaire n’est pas, et ne sera jamais, un facteur de mixité sociale, c’est parce que l’État, lorsqu’il l’a mise en pratique, n’a pas du tout pensé que les parents, eux aussi, sont dotés d’une rationalité individuelle parfaitement légitime. Et que, dans le choix de leur domicile, la présence d’un établissement scolaire public de renom est fondamentale.
A observer le fonctionnement de la carte scolaire, on en vient à se demander comment certains ont pu penser qu’elle allait être un facteur de mixité sociale. On peut commettre une telle erreur en faisant l’hypothèse que la scolarisation des enfants n’intervient pas dans les choix de localisation des ménages. Dans ce cas, on peut être tenté de tracer une frontière incluant différents quartiers de différents niveaux sociaux, et de décréter que tous les enfants habitant à l’intérieur de cette frontière fréquenteront le même établissement. Le problème vient de ce que, même si la règle est parfaitement appliquée, les gens vont déménager en fonction de cette règle. Car la scolarisation des enfants est un facteur très important dans les choix de localisation des ménages. Si la zone d’un même lycée est, au départ, majoritairement habitée par des riches, alors elle va attirer d’autres riches, qui feront monter les prix des logements et chasseront ainsi les pauvres. Si elle est habitée, au départ, majoritairement par des pauvres, alors les riches vont s’enfuir, faisant baisser les loyers, ce qui attirera d’autres pauvres.
Je ne trouve pas du tout navrante cette attitude, mais au contraire très saine et parfaitement légitime. Elle n’est rien qu’une preuve parmi d’autres de la justesse des thèses de l’individualisme méthodologique.
Comme Antoine, je pense également qu’une simple abolition de la carte scolaire ne changera à peu près rien à la ghettoïsation des riches et des pauvres, et à l’absence de mixité sociale. En effet,
Doit-on s’attendre à ce qu’il en aille autrement en l’absence de carte scolaire ? Ce serait bien utopique. Si l’inscription à Henry IV n’est plus restreinte à cause de la carte scolaire, la demande va s’accroître considérablement, mais pas l’offre. Comment se fera la régulation ? Sans doute par sélection des meilleurs, donc sûrement des plus riches. Et il ne faut pas se faire d’illusion sur la portée d’une mesure qui, par exemple, imposerait un quota de pauvres dans l’établissement. Même si l’on parvient à créer une mixité au sein de l’établissement, c’est au niveau de la répartition dans les classes que la ghettoïsation se manifestera. Bac S allemand première langue pour les riches, bac pro pour les pauvres.
Comme lui enfin, je pense que la méritocratie n’est pas honteuse, bien au contraire. Et qu’à tout prendre, mieux vaut une sélection par le mérite à une sélection par la richesse des parents, même s’il est vraisemblable que le mérite, ou plutôt le niveau d’instruction et le caractère plus ou moins doué d’un enfant, ne sont pas totalement indifférents de la richesse et plus encore de la position sociale des parents. Même si elle rend l’échec plus difficile à encaisser, car elle prive l’intéressé de toute excuse exogène, la méritocratie est juste.
La « mixité sociale » est une chimère, qui ne veut rien dire ; elle est au mieux illusoire, car sauf à abolir par la loi les inégalités, comme l’électricité au plus grand bénéfice des fabricants de bougies, il n’y aura jamais de mixité tant qu’il y aura des inégalités. Ou plus exactement, la redistribution des revenus, à laquelle je ne suis pas opposé, est en soin un facteur d’intégration sociale bien suffisant.
Bien évidemment, j’aimerais aller au-delà qu’un simple questionnement sur la carte scolaire. Suivre l’exemple de la Suède, où, après avoir aboli le statut de la fonction publique, le gouvernement social-démocrate (exemple de toujours des socialistes français, allez comprendre pourquoi) a mis en place, pour la première fois au monde, le principe du chèque-éducation. Ce chèque, un peu comparable à notre CESU, est remis par les autorités municipales, et permet à chaque famille d’envoyer ses enfants dans le privé, avec un financement collectif, en totalité ou en partie selon les revenus de la famille. Comme Guy l’indique, environ 10% des familles suédoises y ont recours. Ce qui a conduit à la fois à la fermeture d’écoles publiques de mauvaise qualité et au licenciement de quelques profs médiocres. Les autres établissements ont considérablement gagné en qualité, grâce à cette vraie concurrence entre toutes les écoles, publiques comme privées.
Depuis quelques années, d’autres pays ont adopté ces chèques : le Danemark, la Nouvelle-Zélande ou encore les États-Unis. Voilà le vrai débat de la campagne présidentielle en matière d’éducation, et je doute qu’il soit présenté sur la scène médiatique. A nous, bloggeurs, de lancer ce débat de fond, et de contraindre les médias officiels à s’y pencher.
Bien évidemment, chèque-éducation ou pas, carte scolaire réformée ou supprimée, il faudra laisser toute latitude aux établissements pour définir leurs programmes, le contenu éducatif, les dépenses (frais de fonctionnements, salaires, etc...) afférentes. En soi, c’est déjà une révolution, et pourtant c’est si peu.
Le collège sur concours
Au lieu de l’actuelle carte scolaire, inégalitaire, les élèves devraient pouvoir, en fonction de leur classement, choisir leur établissement
C’est un psychodrame français. La carte scolaire est au centre de tous les débats, de tous les programmes, de toutes les hypocrisies et illusions nationales. Ayons le courage de regarder la réalité en face : le jeu social est concurrentiel, à l’école comme ailleurs, et dans un pays comme la France, où le diplôme joue un rôle cardinal dans le destin social des individus, la réussite scolaire de leurs enfants est un enjeu majeur pour les familles. Plus encore pour les classes moyennes, dont l’ascension au cours des décennies passées s’est faite via l’accès aux études secondaires puis universitaires.
De sorte qu’il n’est pas surprenant, ni scandaleux en termes de morale personnelle, que, sur un enjeu aussi fort, les familles qui le peuvent contournent la carte scolaire, c’est-à-dire préfèrent être de meilleurs parents que de meilleurs citoyens. Face à la logique profonde du fonctionnement social, des principes politiques opposés et des mesures institutionnelles ne produisent que des effets de blocage et de brouillage. Les perdants sont alors les plus démunis, ceux qui ne détiennent pas les ressources symboliques et matérielles pour trouver les failles du système. Autrement dit, se crisper sur la fiction d’un système scolaire autonome et isotrope, régulé par une logique purement publique, abstraite et universaliste, et qui pourrait rester étranger aux mécanismes concurrentiels qui contrôlent la vie économique et sociale, c’est procéder d’une vision cléricale aussi naïve - ou perverse - que contre-productive. Personne n’est dupe, mais derrière la défense des principes se cachent à la fois des enjeux identitaires - notamment pour les syndicats d’enseignants - et les privilèges de ceux qui savent contourner les contraintes.
Une vraie réponse à la stratification de fait des établissements scolaires découlant mécaniquement de la différence manifeste de niveau entre les élèves ne sera pas apportée par l’application stricte de la carte scolaire. Ce serait le pire : les quartiers à forte valeur foncière et immobilière autant que les quartiers dévalorisés se refermeraient sur eux-mêmes de manière quasi endogamique. A l’inverse, par la disparition de cette carte, le désordre et l’absence de visibilité entraîneraient alors la démultiplication des travers actuels.
Ce qui importe, c’est de corriger trois défauts : celui de l’absence de transparence, celui d’une organisation pédagogique unique qui ne se plie pas aux besoins et aux capacités des divers publics auxquels s’adresse l’école et celui de l’effet handicapant durable qu’entraîne l’affectation d’un élève dans un établissement répulsif.
Pour résoudre ces trois problèmes à la fois, le système le plus cohérent serait le suivant : l’affectation dans un collège et dans un lycée se ferait sur la base d’un concours, organisé à l’échelle de chaque agglomération, que passeraient tous les élèves. Ceux-ci choisiraient en fonction de leur classement leur établissement, sur la base, tant de sa réputation, que de sa commodité d’accès pour chacun d’eux. Les choses seraient claires. Puisque les établissements ne se valent pas, car c’est surtout le niveau d’étude des parents, et plus précisément de la mère, qui prédéfinit les performances des élèves, et puisque d’ores et déjà ils sont hiérarchisés dans l’esprit des enfants aussi bien que des parents informés, on a rien à perdre et tout à gagner à ce que tout le monde sache à quoi s’en tenir.
Les meilleurs élèves se concentreraient dans les établissements les plus réputés pour y suivre des parcours d’excellence, cependant que les élèves en difficulté se verraient regroupés dans des établissements où ils bénéficieraient d’un réel appui. Mais pour cela il faudrait en finir avec la théorie officielle, à laquelle personne ne croit intimement, qui affirme que le mélange d’élèves de niveaux très différents les hisse tous vers le haut. Pour saisir l’effet délétère du dogme de l’hétérogénéité des classes, il suffit de voir comment celle-ci provoque l’intériorisation de leurs difficultés scolaires chez ceux qui ne suivent pas et les entraîne dans une spirale de l’échec et du décrochage.
Pour que la répartition issue de ce concours ne soit pas figée, celui-ci serait repassé tous les ans ou tous les deux ans. Les choix d’affectation se trouveraient de la sorte régulièrement rouverts, de façon à tenir compte de la progression de chaque élève. En outre, pour que les écarts ne se creusent pas, les établissements les moins attractifs offriraient à leurs élèves un fort soutien pédagogique, ce qui serait rendu possible par la redistribution des enseignants. Plutôt que de dénier la réalité sociale concurrentielle, car ce déni bloque la réflexion et fige les positions, son acceptation de principe rendrait possible la mise en place à la fois d’une répartition des moyens alloués inversement proportionnelle à l’attractivité des établissements pour améliorer le niveau des groupes faibles et la création de passerelles réellement ouvertes entre les établissements : l’historien Antoine Prost a montré comment le système du primaire supérieur, antérieur au collège unique, avait finalement rempli plus efficacement que ce dernier une fonction de promotion sociale.
Cependant, pour qu’un tel éclaircissement et assainissement soit entrepris, il faudrait au préalable en finir à la fois avec l’angélisme égalitaire, car il existe des inégalités justes : qu’il existe des établissements d’excellence où se concentrent les meilleurs élèves ne constitue pas en soi une injustice, au contraire, c’est même le fondement de la méritocratie républicaine. Ce qui est inéquitable, c’est que notre système scolaire soit opaque, fermé et figé, et c’est, plus encore, que la réussite ou l’échec scolaire représente à ce point un facteur d’assignation quasi définitive de chacun à telle ou telle catégorie sociale.
Philippe Genestier
Chercheur en sciences sociales,
Laboratoire RIVES, ENTPE-CNRS.