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Seuls les extrémistes sont cohérents
dimanche 11 mai 2008
Cet ouvrage vise à expliciter, à la faveur de l’exemple typique d’une conférence prononcée par l’économiste américain Murray Rothbard à Cracovie en 1987, le sens de la querelle qui a opposé durant quelques années, parfois entre eux, des représentants de l’école autrichienne aux Etats-Unis, au sujet de l’herméneutique en économie. Ces économistes dits « Autrichiens », ou plus exactement « Austro-américains », incarnent le mouvement libertarien, qui, depuis sa fondation dans les années soixante-dix, forme l’ossature du troisième parti politique américain.
Mises relu par Rothbard : l’apriorisme extrême
Pour Rothbard, toute tierce partie entre les partenaires d’un échange (et l’Etat en tout premier lieu) profite indûment d’une intrusion illégitime. Toute intervention gouvernementale est un péril auquel il faut empêcher de nuire. Il considère que l’axiome de l’action humaine, qu’il est pour le moins difficile de contester, et les déductions logiques conduites jusqu’aux résultats ultimes, mènent à LA vérité, une et inébranlable. En effet, toute conséquence déduite logiquement d’axiomes tenus pour vrais aura la même valeur de vérité qu’eux. Rothbard voit ainsi dans l’ « extrémisme », qu’il revendique comme une preuve de cohérence, le gage véritable du sérieux d’une pensée.
Pour Rothbard, l’empirisme visant à tester des hypothèses théoriques n’a pas de sens. En effet, pour lui, la science économique est dérivée de la science de l’action humaine. La conception positiviste réduit la théorie au statut d’un simple outil dont la validité se mesure à la conformité des prédictions qu’il permet avec une réalité observée a posteriori. Or, les faits ne sont ni vrais ni faux. Ce n’est donc pas parce qu’on obtient une concordance des résultats numériques prédits sur telle ou telle variable avec ceux mesurés à partir du terrain d’observation qu’il est pour autant justifié de partir de n’importe quelle hypothèse (irréaliste, voire farfelue).
La théorie autrichienne nie précisément que la mesure de l’utilité soit possible. D’une part, son caractère subjectif ne permet pas de ranger les préférences ordinalement [1] ; d’autre part, l’outil de mesure ne peut être forgé sans recourir à une théorie elle-même employée pour la prédiction.
L’apriorisme extrême de Rothbard se veut l’accomplissement de la pensée de Mises. Il faut prendre en considération l’agent économique réel, pour qui la valeur de toute chose ne peut être que subjective. L’axiome pose que l’homme est libre, et la praxéologie entend rendre compte des causes de l’action humaine. Ensuite, la praxéologie énonce des principes a priori, qui ainsi sont immédiatement exacts. L’axiome fondamental est l’existence de l’action humaine : toute affirmation ou négation est déjà action, tout dire étant en effet déjà un agir. Ce faisant, la science n’a besoin d’aucun test empirique, qui la praxéologie établit entre l’être qui agit et la pensée qui le connaît la relation de vérité. Du reste, les théorèmes déduits de l’axiome fondamental et des postulats ne pourraient pas être testés, même si cela était désirable [2].
La conséquence qui découle naturellement de cet a priori extrême est que les individus sont libres lorsqu’ils sont seuls responsables de leurs décisions, qu’ils sont d’ailleurs seuls capables de prendre pour eux-mêmes.
Un « Autrichien » américain
On ne peut pas comprendre la pensée de Rothbard si on ne s’inscrit pas dans le contexte d’opposition méthodologique sinon idéologique qui oppose depuis cent cinquante ans deux camps parmi les économistes libéraux. Il y a d’une part le camp positiviste, néo-classique puis scientiste fondé sur le calcul économétrique, incarné depuis un demi-siècle par l’école de Chicago, et qui porte haut les couleurs du capitalisme laissez-fairiste, tout particulièrement via une ribambelle de prix Nobel d’Economie, couronnés de manière quasi consécutive depuis le début des années soixante-dix. Et il y a d’autre part l’école autrichienne, fondée sur les traces de l’ouvrage majeur – quoique largement inconnu en France – de Carl Menger Principes d’économie politique, paru en 1871. Mises, qui systématise la science de l’action humaine, la praxéologie, conçoit cette science interdisciplinaire comme un prolongement direct des fondements posés par Menger [3].
Cette opposition trouve ses prolongements jusqu’à nos jours, il n’est qu’à lire les critiques acerbes que les « Autrichiens » écrivent à l’encontre des économistes obsédés des équations complexes, et pour autant incapables de décrire une quelconque réalité tangible.
C’est en faisant sienne la méthode autrichienne que le jeune Rothbard se fit connaître, au milieu des années soixante. Contre la lecture keynésienne de l’histoire économique, il montra que le krach de 1929 n’était pas dû aux défaillances inhérentes au marché, à l’inaction de présidents laissez-fairistes, pas plus que le salut ne vint du New Deal Rooseveltien. Au contraire, Rothbard démontra que Hoover avait déjà lancé les programmes de dépenses publiques et de grands travaux ; l’étatisme ne suivait donc pas le krach, mais le préparait et l’accompagnait [4].
Contre l’école de Chicago ensuite, en critiquant la méthode positiviste, incarnée tout particulièrement par le déjà célèbre Milton Friedman. Il jugea ainsi que la FED, la réserve fédérale américaine, avait aggravé un mécanisme par ailleurs déjà engagé par le marché lors du krach, par manque d’indépendance, en alourdissant ainsi le poids néfaste de l’emprise déjà existante du gouvernement sur une grande partie de l’économie. Ce faisant, il remettait en cause toute la lecture monétariste de cet événement majeur. Rothbard a des mots très durs à l’encontre de « l’instance complaisante sur l’importance vitale des tests empiriques des déductions faites à partir des hypothèses […], théorie fondée sur des suppositions qu’on reconnaissait pour fausses et extrêmement irréalistes » [5].
Rothbard ne cherche pas à prouver la théorie au moyen d’exemples tirés de l’histoire, mais il espère montrer le bénéfice à tirer de ses concepts par leur illustration – laquelle enrichit les théorèmes démontrés par ailleurs dans la théorie. La différence est de taille.
Les trois courants de l’école austro-américaine
S’il fallait écrire en quelques mots la généalogie de l’école autrichienne, il faudrait peut-être remonter à Say [6]. Rothbard montre les hypothèses méthodologiques qui avaient conduit le courant autrichien, dès sa fondation par Menger, à s’écarter des autres positions des marginalistes (Jevons, Walras), qui avaient ensuite permis la synthèse néoclassique et l’avènement du mainstream. Les austro-américains, eux, sont certes tous fidèles à la théorie subjective de la valeur, défendent un raisonnement marginal dynamique aux antipodes de l’équilibre général, mais ils poussent aussi beaucoup plus loin que Menger la logique praxéologique, en énonçant des postulats, en se basant exclusivement sur l’apriorisme misésien, en s’appuyant sur une méthode strictement causale, qui fait de l’école austro-américaine un dérivé parfois lointain du fondateur Menger.
Il faut souligner que l’exil dû à la guerre, en Angleterre puis aux Etats-Unis, des Autrichiens, réputés, célèbres, honorés dans leur pays, a été vécu comme un isolement doublé parfois d’une certaine humiliation. Mises a été tenu en marge de la profession économique nord-américaine, réduit à minuscule séminaire de la médiocre New York University. Même Hayek, pourtant plus connu [7], ne put être accepté qu’à l’université de Chicago, au Département de sciences sociales, et encore, après avoir essuyé un refus de la part du Département de sciences économiques. Il est peu contestable que tous les auteurs Autrichiens exilés, et leurs disciples avec eux, ont souffert d’un manque de reconnaissance, tant au plan institutionnel qu’intellectuel. Ceci a rendu encore plus tendue la querelle en héritage (sinon en légitimité) à laquelle se sont livrés les trois meilleurs disciples de Mises.
Israël Kirzner est celui qui a le plus pris une direction compatible avec le mainstream des économistes, moyennant un relâchement (voire un abandon) de l’apriorisme méthodologique. Il a fourni d’incontestables avancées à la science économique (rôle du temps dans les processus et les cycles, ignorance partielle des agents [8], échange comme « faiseur de prix »), en réhabilitant le calcul économétrique au sein de la praxéologie, mais au prix d’un tel éloignement de l’orthodoxie misésienne qu’il est à la marge de l’école autrichienne.
Ludwig Lachmann incarne un deuxième type d’héritage. Il a l’ambition d’élaborer une science générale en sciences sociales. Pour y parvenir, il a recours à des catégories extérieures au seul dogme misésien, par exemple la sociologie économique de Max Weber. En ce sens, Lachmann a fondé une doctrine subjectiviste systématique, plus systématique encore que celle de Menger. Le fait de considérer que l’homme recherche les moyens de survivre avant le loisir ou le plaisir relève d’une approche qui n’est pas authentiquement subjectiviste, et il se peut que cet ordre-là soit plus culturel que naturel.
Enfin, Murray Rothbard incarne le dernier type d’héritage de Ludwig von Mises. Il entend être le gardien de l’orthodoxie. Très peu reconnu dans le milieu universitaire américain [9], Rothbard est extrême, et donc fascine et impressionne. Rothbard mettait stratégiquement ses rivaux austro-américains en demeure de l’affronter et plaçait son propre courant au centre des rivalités internes du mouvement autrichien. Rothbard ne s’embarrasse pas de nuances : il faut que des agences d’audit définissent et garantissent des normes (de sécurité ou autres), il faut supprimer tout droit public au profit des seuls contrats privés, supprimer les Etats, abolir toute législation allant au-delà de la simple garantie de la liberté d’action de chacun. Son extrémisme consiste à laisser l’entendement s’exercer librement et sans frein [10].
Les deux sources de l’herméneutique
Durant les années soixante-dix, une méthode venue des lettres, l’herméneutique, et un courant de pensée inspiré des humanités, le post-modernisme, pénètrent le champ des sciences sociales. Ce sont les philosophes de l’interprétation qui ont importé l’herméneutique aux Etats-Unis. Depuis Columbia et Yale, des philosophes européens de réputation internationale gagnent l’ensemble des universités américaines, et « contaminent » la science économique.
La source américaine
En 1981, Hillary Putnam s’interroge sur la manière d’affronter l’insatisfaction née de la vulgate positiviste. Cette réflexion, ainsi que l’arrivée massive et rapprochée de plusieurs décennies de pensée européenne aux Etats-Unis, se trouvent vite réunies contre le positivisme scientiste régnant depuis les années 1950. Deux courants principaux peuvent ainsi être distingués : un courant pragmatiste d’une part (Dewey, Rorty), qui unit de nombreuses approches philosophiques à la mode contre le scientisme, à partir des notions d’action collective, de débat démocratique, de solidarité supra-individuelle [11] ; le courant institutionnaliste d’autre part (Veblen, Commons).
La source européenne
Pêle-mêle, l’herméneutique provient de la phénoménologie (Husserl et Heidegger en particulier), du mouvement structuraliste (Barthes, Deleuze, Foucault, Althusser), des courants néo-marxistes, et enfin du déconstructionnisme (Derrida). La « conversation » herméneutique propose de renouveler sans fin la compréhension des textes selon la méthode du cercle herméneutique. Surgiront ainsi les positions au travers desquelles la vérité est censée se faire jour sans qu’aucune ne puisse la réclamer exclusivement – le sens unique niant la notion même d’interprétation.
La trahison « subjectivo-herméneute »
Murray Rothbard souligne que l’accueil favorable réservé à l’herméneutique n’a été possible en économie que parce que le scientisme ambiant des positivistes (friedmaniens) avait déjà dévoyé la science. Pour Lachmann, les motifs des agents dans les actes d’échange ne sauraient être négligés. Et ces motifs ne peuvent être appréhendés par la simple mesure de l’utilité en termes de plaisir, à la mode utilitariste (Bentham, Mill), fût-elle une utilité subjective, comme le propose Jevons. Lachmann propose donc, pour explorer les motifs véritables des agents dans l’échange, d’ « ouvrir » d’autres champs d’analyse, comme l’herméneutique. Lachmann propose ainsi de s’inspirer des travaux de Max Weber, lequel conjuguait une explication tirée de l’économie mengérienne et l’explication « compréhensive » des agents. Lachmann invite les économistes à reconnaître que les agents sont porteurs de projets ; les effets des actions, tant volontaires qu’involontaires, imposent alors de chercher l’intention qui a présidé au choix d’agir, et si le projet est mené à bien selon cette intention, de déterminer si ce succès est marqué a priori par une grande part d’effets attendus.
Or, qui dit volonté d’un agent à l’œuvre dit aussi compréhension de cette volonté par l’observateur qui analyse son comportement. C’est à ce moment que l’herméneutique s’introduit dans la science sociale. Les choix formés par l’agent sur la base de croyances et soumis à des révisions, des changements de croyances, etc., présentent toujours matière à interprétation. Lachmann voit là pour la position autrichienne une pertinence supplémentaire.
L’herméneutique est un processus de dévoilement de ses propres fondements, là où la praxéologie est une dogmatique apriorique qui s’assume comme telle.
Puisque l’herméneutique est une interprétation des symboles et des textes, la question se pose d’imaginer comment celle-ci peut devenir une science de la révélation des intentions subjectives des agents. La George Mason University, bastion autrichien, est au cœur de cette initiative, en la personne du disciple de Lachmann, Don Lavoie. Le « tournant interprétatif » a contribué à forger un langage interdisciplinaire, auquel l’économie est restée à l’écart.
Les enjeux d’un discours
Aujourd’hui, selon Rothbard, les herméneutes austro-américains travestissent le subjectivisme en un tissu de motivations qu’ils ne finiront jamais de démêler, puisqu’ils sont privés de l’a priori fondamental révélé par Mises. En faisant preuve de naïveté dans la méthode, et en refusant de voir « la vérité de l’apriorisme extrême », ils provoquaient en quelque sorte la suspicion qui devait fatalement naître à leur encontre. L’erreur relativiste, ancienne, revêt l’herméneutique comme un masque neuf. Puisque la solution praxéologique est la seule vraie, le philosophe qui ne l’épouse pas ne peut le faire que par ignorance, ou mauvaise foi.
Le germe de l’impérialisme scientiste des Reaganomics de Chicago a produit un retour de bâton prévisible. Il a pris la forme de l’épidémie constructiviste et relativiste pour finir par les aberrations du tournant interprétatif et de la conversation herméneutique [12].
Une nouvelle théorie de l’action remplacera-t-elle la praxéologie ?
L’herméneutique de la « conversation » investit de facto la théorie qui est au centre de la praxéologie, celle de l’action. Elle propose une vision alternative à la dogmatique axiomatique déductiviste en proposant la construction collective de la vérité de cette « action ». L’herméneutique, selon Rothbard, fournit une théorie, ou plutôt plusieurs, voire autant qu’on en veut ; elle est principe de création de principes, alors que la conception misésienne du monde, au contraire, prétend réduire au minimum ces derniers en vue de laisser s’imposer d’eux-mêmes à tous et sans discussion.
Pour les herméneutes, s’il n’y a pas d’action sans agent, il n’y a donc pas non plus de volonté manifestée par l’action sans signification. L’interprétation de cette volonté et le sens de cette action sont les objets de la méthode herméneutique. Les herméneutes ne se limitent donc pas à comprendre, mais expliquent des phénomènes dont ils comprennent les causes, c’est-à-dire les motivations des comportements manifestés. Pour Lachmann, les conséquences volontaires des actions sont aussi importantes que les conséquences involontaires et c’est en les rapportant aux agents, qui prennent en compte leurs échecs comme leurs succès, que leur signification se comprend. Les agents révisent alors leurs croyances et leurs jugements en vue de nouvelles actions et rien ne saurait endiguer ni figer ce mouvement permanent [13].
L’interprétation herméneutique contraint les économistes à se pencher sur la signification de l’action par le fait même qu’ils traitent une question d’économie – qui n’est jamais simplement donnée ; les économistes doivent prendre en compte leur propre position d’observateur et leur manière de poser les questions.
Le sens des imprécations de Rothbard
Depuis la Seconde Guerre mondiale, la version austro-américaine de l’école autrichienne la domine. Le Mises Institute [14] s’en veut le quartier général. L’enjeu peut ainsi être exprimé de la manière suivante : si la méthodologie positiviste en économie doit s’écrouler, et Friedman et les siens finir aux oubliettes, ce qui serait une bonne chose aux yeux de Rothbard, encore faut-il savoir de quel côté « tombera » la science, celui des apprentis herméneutes gauchistes, ou celui des dogmatiques misésiens. Rothbard pense que les orientations positivistes et herméneutes ont formé une alliance objective : leurs lacunes réciproques ont pu conduire à passer de l’une à l’autre sans difficulté.
Rothbard incarne sans rougir une vision paranoïde d’un complot généralisé, fomenté par tous les ennemis du vrai libéralisme : les erreurs néo-keynésiennes ont laissé la place à un « faux » libéralisme économique incarné par les Chicago boys, qui trahissent le marché tout en se réclamant de lui ; les universités jusque-là sanctuaires de l’économie libérale (George Mason en particulier), les agences gouvernementales, la presse, tout est le fruit d’un complot gauchiste généralisé. Pour Rothbard, tous sont de mèche : le relativisme le plus éculé, le plus erroné, le plus pernicieux, se cache sous l’approche neuve de l’herméneutique, approche à laquelle ont conduit les erreurs fondamentales des positivistes en économie et des pragmatistes en philosophie.
Rothbard entend aussi renverser la charge de la preuve de la légitimité et de l’efficacité de toute organisation socio-économique autre que le marché parfaitement libre et concurrentiel.
Comme presque toujours chez Rothbard, sa rhétorique fonctionne sur les modes de l’appel à l’indignation, de la raillerie contre les adversaires de l’attaque ad personam, mais aussi de l’humour. Il cherche ainsi à tourner en ridicule les concepts herméneutiques, il crie au totalitarisme, et il juxtapose systématiquement des penseurs très divers, créant ainsi des généalogies et des parentés sinon toujours fictives, du moins très rapides et souvent douteuses.
Rothbard n’oublie jamais que l’école austro-américaine extrême qu’il incarne pourrait trouver un jour un environnement favorable ; la rhétorique qu’il emploie prépare ainsi le terrain non seulement d’un rejet des concepts herméneutiques, mais de l’avènement de l’alternative praxéologique.
Le relativisme subjectiviste des herméneutes n’est pas l’étude de la subjectivité de l’agent, que défend l’école autrichienne. Il s’agit de la subjectivité du scientifique, qui analyse des « textes » en fonction de sa seule appréciation personnelle. Se trouve ainsi interdit tout accès à un savoir véritable, qui devient impossible par définition.
A contrario, l’exactitude de concepts définis a priori est fondamentale. La praxéologie offre la perspective claire d’une déductibilité totale du monde : l’extrémisme de la position n’est autre que sa cohérence même, et Rothbard nierait qu’elle fût naïve si l’on considérait que l’entendement seul doit servir de guide à la science.
Si Gilles Campagnolo expose avec une grande clarté le sens de l’extrémisme austro-américain, on peut douter qu’il offre une même précision lorsque son exposé tente de donner le sens de la pensée subjectiviste. Celle-ci ne saurait se résumer à l’interprétation que Don Lavoie en a donnée [15]. La révolution subjectiviste de Menger a été, dit Lachmann, incomplète. Le subjectivisme des valeurs (valeur utilité) est fondé chez Menger, souligne-t-il, sur une conception objectiviste des besoins qui renvoie à la condition humaine et sont physiologiquement enracinés. Avec Mises, le subjectivisme est approfondi car il est étendu aux moyens et aux fins. L’analyse ne peut ainsi s’appuyer que sur des éléments qui sont considérés subjectivement comme des moyens par les individus. De même le subjectivisme des fins empêche de juger des fins et des échelles de préférences individuelles.
On aboutit alors à la troisième étape. Après le subjectivisme des valeurs (Menger), le subjectivisme des moyens et des fins (Mises), l’élargissement s’étend aux anticipations. C’est l’économiste anglais Shackle qui est considéré, malgré son orientation keynésienne, comme le « maître du subjectivisme ». Lachmann reprend de ce dernier l’idée d’un futur inconnaissable. L’anticipation, capacité à imaginer des événements futurs, est donc un acte créatif de l’esprit. Cette capacité d’imagination est bien entendu spécifique à chaque individu.
Cette troisième étape, dans laquelle s’inscrit Lachmann, est ainsi celle du subjectivisme de l’esprit actif. Il est composé de deux éléments essentiels : d’une part, le subjectivisme d’anticipation tire les conséquences du caractère inconnaissable du futur et met en évidence le rôle de l’imagination individuelle dans l’acte de décision ; d’autre part, le subjectivisme d’interprétation relie l’information courante au stock de connaissance possédé par l’individu.
En cela, la pensée de Ludwig Lachmann est extrêmement originale et plus subtile que l’interprétation que Murray Rothbard veut bien en donner, laquelle est prise comme argent comptant par Campagnolo.
Au-delà de cette critique mineure, il s’agit d’un livre d’une grande qualité et d’une grande clarté qui, s’il choisit une focale extrêmement étroite, ne l’empêche pas de rebondir sur des débats de première importance chez les économistes américains contemporains.
[1] Voir P. Livet, « Cardinal vs. Ordinal order in Menger’s framework », G. Campagnolo ed., Contemporary Commentaries on Menger.
[2] « Toward a reconstruction of utility theory », 1956, traduit dans Economistes et charlatans, 1991.
[3] Voir tout particulièrement Gilles Campagnolo, Carl Menger, entre Aristote et Hayek : Aux sources de l’économie moderne, CNRS philosophie, 2008, et aussi Gilles Campagnolo, Critique de l’économie politique classique, Paris, PUF, 2004.
[4] « The Hoover Myth », J. Weinstein et D. W. Eakins ed., For a New America : Essays in History and Politics from Studies on the Left, 1959-1967, et « Herbert Hoover and the mythology of Laissez-faire », A New History of Leviathan, codirigé avec R. Radosh en 1972.
[5] Economistes et charlatans, 1991, recueil d’articles traduits en français.
[6] C’est en tout cas ce que fait Rothbard dans An Austrian Perspective on the History of Economic Thought, vol. 1 : Preclassical Economics ; vol. 2 : Classical Economics, Aldershot, E. Elgar Pub.
[7] Du fait de son passage à Londres et de sa relative célébrité dans le monde anglo-saxon.
[8] Ces deux points sont parmi les plus fondamentaux de la pensée de Hayek.
[9] Il n’enseignera qu’à l’obscur Brooklin Institute, et à la non moins obscure université du Nevada.
[10] Citons l’exemple des trusts : aux yeux de l’immense majorité des économistes, Mises compris, les monopoles sont condamnables. Mais Rothbard est formel : étant donné que toute atteinte aux accords privés est plus néfaste pour le marché que de tels accords, quels qu’ils soient, il faut autoriser la constitution de cartels à partir du marché. La perte de richesse n’est pas à craindre car, spontanément, d’autres conventions privées établiront à terme des contrepoids lorsque les consommateurs se trouveront lésés.
[11] Le pragmatisme a comme objectif de construire collectivement un accord sur la vérité des choses ; or, pour Rothbard, il n’y a pas deux manières de dire le vrai. Lorsque les résultats de cette « conversation démocratique » seront censés d’appliquer à tous, il apparaîtra qu’ils ont à terme pour conséquence de contraindre l’agent individuel – ce qui, pour Rothbard, revient à attenter à sa liberté.
[12] Rothbard a tout particulièrement la dent dure à l’encontre de McCloskey, qui a introduit la rhétorique en économie, fut-ce pourtant l’ami de Rothbard.
[13] « Le monde ne se comprend pas dans une réception passive de données sensorielles (sense data), ni par un accès immédiat à la réalité objective elle-même. Il ne se comprend qu’au travers de la participation active des interprètes, qui posent inévitablement des questions et apportent des « préjugés » que leur texte pouvait ne pas comporter dans le contexte originel », Don Lavoie, Economics and Hermeneutics, 1990, introduction.
[14] Voir le site http://www.mises.org
[15] par exemple 2000, Thomas J. McQuade, Subjectivism and Economic Analysis : Essays in Memory of Ludwig M. Lachmann, Eastern Economic Journal, Spring, et surtout 1986, Roger Garrison, “ From Lachmann to Lucas : On Institutions, Expectations, and Equilibrating Tendencies ”, in Subjectivism, Intelligibility and Economic Understanding : Essays in Honor of Ludwig M. Lachmann on his Eightieth Birthday, Israel Kirzner, Dir., New York : NYU Press, p. 87-101