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La Cité libre
samedi 21 juin 2008
Les hommes de cette génération avaient, pour la plupart, oublié les labeurs auxquels ils devaient leur prospérité, les luttes au prix desquelles ils avaient conquis la liberté, les victoires qui leur avaient donné la paix. Ils trouvaient tout naturels, aussi naturels que l’air qu’on respire et que le sol sur lequel on marche, les bienfaits de la civilisation occidentale. Aussi, dans ma Préface, avais-je affirmé catégoriquement que sous un régime de liberté personnelle, l’exercice sans cesse étendu de la souveraineté populaire permettrait à chaque nation de se donner un ordre social généreusement aménagé et intelligemment dirigé. J’étais tellement sûr de cet avenir que je m’empressais d’écrire un second livre [1], dont le titre proclamait la fin de l’ère des improvisations et l’avènement de celle de la maîtrise de l’ordre social par l’homme.
Un an après, la Guerre éclatait. Depuis lors, j’ai vu beaucoup moins clair dans l’avenir. Voilà plus de vingt ans que je consacre mes écrits aux graves événements de notre temps, et, pour m’aider à les comprendre, je n’ai rien trouvé mieux que des généralisations improvisées à la hâte par un esprit en désarroi. Bien souvent, j’ai eu envie de poser la plume, et d’essayer de découvrir quelle était ma véritable conviction. J’aurais voulu retrouver la certitude paisible, la stabilité d’opinions pleine d’assurance dont jouissent les gens qui peuvent adhérer sans réserve aux doctrines de l’une des nombreuses écoles qui existent dans le monde. Mais je n’ai trouvé dans aucune de ces écoles une philosophie pratique qui me permît d’y adhérer en toute confiance.
C’était, l’on en conviendra, une situation pénible. Car, au long de toutes ces années de crises successives il n’était pas possible de rester neutre ni indifférent. Mais peu à peu, tout en échafaudant mes maladroites improvisations, je commençai à me rendre compte pourquoi je ne pouvais prendre parti. La confusion qui régnait dans mon esprit n’était que le reflet du grand divorce qui divise le monde moderne : ceux qui s’efforcent d’améliorer le sort de l’humanité croient qu’il leur faut défaire l’oeuvre de leurs précédesseurs.
Les doctrines auxquelles on veut que les hommes souscrivent sont partout hostiles à celles au nom desquelles les hommes ont lutté pour conquérir la liberté. Les programmes de réformes sont partout aux prises avec la tradition libérale. On demande aux hommes de choisir entre la sécurité et la liberté. On leur dit que pour améliorer leur sort il leur faut renoncer à leurs droits, que pour échapper à la misère, ils doivent entrer en prison, que pour régulariser leur travail il faut les enrégimenter, que pour avoir plus d’égalité, il faut qu’ils aient moins de liberté, que pour réaliser la solidarité nationale il est nécessaire d’opprimer les oppositions, que pour exalter la dignité humaine il faut que l’homme s’aplatisse devant les tyrans, que pour recueillir les fruits de la science, il faut supprimer la liberté des recherches, que pour faire triompher la vérité, il faut en empêcher l’examen.
Ces alternatives sont intolérables. Elles sont cependant les seules que nous offrent les grands doctrinaires de notre temps. Aussi ceux qui voudraient faire preuve de loyauté envers les réalisations du passé sont-ils en général disposés à accepter le présent avec une certaine complaisance à ceux qui ont des projets d’avenir n’hésitent-ils pas à désavouer un passé héroïque. C’est un cercle vicieux.
quelque difficulté qu’il y ait à découvrir la véritable doctrine susceptible d’assurer le progrès de l’humanité, il est certain qu’elle ne se trouve dans aucune de ces alternatives. Pénétré de cette conviction et sentant que s’il n’y avait pas d’autre issue, ce serait à désespérer de l’avenir, je me remis à écrire. Le choix entre ces alternatives est peut-être inévitable, et c’est peut-être folie de ne pas s’y résigner. Cette opinion paraît indiscutable à beaucoup de gens. Mais il me semble que s’y rallier, c’est prendre sa lassitude pour de la sagesse, c’est renoncer à comprendre pour désespérer. Quoi qu’il en soit, en commençant à écrire, j’avais plus d’indignation que d’espoir ; mais en terminant je suis arrivé à la conviction que la problème n’est pas insoluble en soi. La génération actuelle est sommée de choisir entre le confort et la liberté. Ce choix est inacceptable. Au lecteur de juger si ce paradoxe est dans l’immuable nature des choses, ou s’il n’est dû qu’à une erreur guérissable de l’esprit humain.
Mon ouvrage se divise en deux parties. La première, qui comprend les livres I et II, constitue l’analyse des théories et des actes du mouvement qui, depuis 1870 environ, s’efforce d’instituer un ordre social dirigé.
J’ai voulu examiner ces programmes sociaux non seulement sous leur forme fasciste et communiste, mais aussi dans le collectivisme progressif des Etats démocratiques, en essayant de déterminer si une société peut être planifiée et dirigée pour vivre dans l’abondance et en paix. Il s’agissait pour moi de savoir, non pas si un tel résultat était désirable, mais s’il était réalisable. Je pensai d’abord que malgré toutes les difficultés qu’il y aurait à trouver des organisateurs suffisamment sages et désintéressés, une classe dirigeante bien éduquée parviendrait peut-être à réaliser cet idéal. Mais je finis par m’apercevoir qu’un tel ordre social n’est même pas réalisable en théorie, qu’il serait non seulement difficile à administrer, mais encore dépourvu de toute signification et qu’il est aussi illusoire que le mouvement perpétuel. Je finis par comprendre qu’une société dirigée doit être belliqueuse et pauvre, et que si elle n’est ni belliqueuse ni pauvre elle est indirigeable. Je compris alors qu’une société prospère et pacifique doit être libre. Si elle n’est libre, elle ne saurait être ni prospère ni pacifique.
Il me fallut ensuite un certain temps pour me rendre compte que je n’avais pas fait une découverte. C’était là la vérité essentielle qu’avaient enseignée les libéraux du XVIIIe siècle au début de l’ère moderne. Je lus alors avec un intérêt renouvelé les écrits dans lesquels Adam Smith et certains de ses contemporains avaient souligné que le souverain doit être « entièrement déchargé d’une tâche dans l’accomplissement de laquelle il sera toujours exposé à d’innombrables erreurs, et qu’aucune connaissance et aucune sagesse humaines ne sauraient jamais suffire à remplir convenablement : à savoir la charge de diriger l’industrie des individus, et de l’orienter vers les emplois les plus appropriés à l’intérêt de la société. » [2] Je me rendis compte peu à peu qu’Adam Smith n’aurait jamais considéré le grand capitalisme du XIXe siècle comme le « système évident et simple de la liberté naturelle » qu’il avait imaginé ; car il avait très prudemment assigné au souverain le devoir de protéger autant que possible « chaque membre de la société contre l’injustice et l’oppression exercées par tout autre membre » ; et tout son livre montre bien qu’il avait en vue quelque chose de plus substantiel que le droit égal du pauvre et du riche à se montrer durs en affaires.
Et pourtant la doctrine d’Adam Smith et des grands libéraux du XVIIIe siècle a servi à défendre beaucoup d’injustices et d’oppressions. Dans la vieillesse d’Herbert Spencer, le libéralisme était devenu une négation monstrueuse, dressée comme une barrière contre tous les instincts généreux de l’humanité. C’est pourquoi, dans la seconde moitié de ce livre, j’ai entrepris une tâche qui, je le crains, dépasse mes moyens. J’ai essayé de découvrir pourquoi le développement de la doctrine libérale s’est trouvé arrêté, et pourquoi le libéralisme a perdu son influence sur les affaires du monde. Pour y parvenir, j’ai cherché à découvrir le contenu de la conception libérale de la vie, la logique de ses principes et les rudiments de son intuition ; ensuite j’ai voulu souligner certains points capitaux sur lesquels, faute de tenir les promesses du libéralisme, les libéraux ont cessé de mettre en évidence la signification des évènements, et par conséquent de retenir l’attention des peuples.
L’essai que voici est ambitieux et difficile : je ne prétends pas qu’il représente une solution définitive. Toute ce que je sais jusqu’à présent, c’est comment il faut marcher ; quelque autre trouvera peut-être dans mon livre une piste qui le mènera plus loin. Je l’espère du moins. L’objet de la recherche en vaut la peine car, s’ils la mènent à bonne fin, les hommes retrouveront peut-être la conviction qui animait leurs aïeux : à savoir que le progrès s’acquiert en s’affranchissant des privilèges, du pouvoir, de la contrainte, de l’autorité, et non pas en les restaurant.
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Ce livre est disponible
[1] Drift and Mastery.
[2] Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Livre IV, ch. 9, édition de 1890.